jeudi 13 février 2014

Il n'y a pas de minorités

C'est un argument que j'ai entendu souvent au cours des douze derniers mois, dans la bouche de gens qui par ailleurs professaient parfois une certaine indifférence au sujet brûlant du mariage pour tous : après tout on se fiche de ce que font les pédés,  "mais ce n'était tout de même pas la peine de faire une loi pour une toute petite minorité". C'est une certaine conception de la démocratie qui veut que l'opinion de la majorité s'impose à l'expérience de la minorité et la modèle ; admettons, encore que mettre en balance des opinions et des expériences soit l'équivalent démocratique de la tristement célèbre addition potagère de choux et de carottes, violemment proscrite par des instituteurs idéologues.

C'est la notion même de minorité, dans cette phrase, qui me laisse perplexe. Quel lien peut-on établir entre la minorité démocratique - celle qui, aisément quantifiable, exprime à un instant donné une opinion qui n'a pas les faveurs du plus grand nombre, et qui peut ensuite retourner vaquer à ses occupations dominicales - et cette "minorité" que le sort a désignée et mise à part ? Homosexuels, transgenres, détenus coupables ou innocents, handicapés, Roms, femmes enceintes sans l'avoir voulu : tous "minoritaires" parce qu'en trop petit nombre dans un monde qui n'est pas fait pour eux, rien d'autre pourtant ne nous sépare d'eux que le hasard. Rien dans notre avenir de majoritaires ne nous garantit contre la collision qui nous laissera baver dix ans dans un fauteuil roulant, contre l'accusation vraie ou fausse qui nous enverra en prison, contre le coup de folie ou de désespoir qui fera de nous un criminel - ni contre le coup de foudre pour un être qui n'aura de semblable à nous que le genre. Toutes ces "minorités" sont, actualisée, une part encore virtuelle de notre destin : nous serons des corps brisés, nous serons des étrangers dans leur propre pays, nous serons amoureux de la mauvaise personne, et pour cela nous serons refusés, ignorés, malmenés. Simplement, nous ne le savons pas encore (et peut-être mourrons-nous avant que cela nous arrive).

De quelles "minorités" parle-t-on ? Nous sommes, directement et chacun d'entre nous, concernés par leur sort car il est le nôtre. Quand ils le peuvent, ils militent pour leurs droits, c'est-à-dire pour les nôtres : notre droit à un avocat (celui dont nous croyons n'avoir pas besoin car nous ne sommes pas des racailles), notre droit à aimer qui nous voulons (celui dont nous n'avons que faire parce que jusqu'à maintenant nous avons aimé qui il fallait), notre droit à avorter (celui dont nous n'avons pas l'usage car nous ne sommes pas des garces lubriques). Pour tout remerciement, comble de l'arrogance majoritaire, nous leur reprochons de se faire entendre et nous contestons ce qu'ils disent d'une expérience que nous n'avons pas. Nous ne les écoutons pas, nous nous vantons de ne pas les comprendre (quelle sottise faut-il pour être fier de son ignorance !), et l'on entend reprocher à ces porteurs de stigmates leur absence de sens des réalités. Qu'ils soient justement allés, dans cette écrasante réalité, un cran plus loin que nous n'a aucune importance et disqualifie d'ailleurs leur discours qui n'est pas objectif - comme si l'objectivité était une qualité lorsque l'on parle de la vie même.

Il n'y a pas de minorités : "ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous le ferez", comme disait l'autre. Et ce sont les catholiques, pourtant - ou plutôt des catholiques - qui, dans une crise vertigineuse de premier degré, oublient que le petit enfant est une métaphore et ignorent l'exclus et l'humilié réel pour voir dans un enfant virtuel l'image de l'humanité souffrante. Misère !


dimanche 8 janvier 2012

La connaissance objective

Lorsque je lis un livre qui me paraît offrir des perspectives profondément éclairantes sur un champ très vaste, je suis un peu embarrassée pour en rendre compte ; ce que j’en retiens à la première lecture me paraît insignifiant face à l’envergure du livre, et je crains d’insulter l’auteur (ou de me couvrir de ridicule) en tentant un résumé – a fortiori une analyse. L’Ethique de Spinoza m’a fait cet effet, la Connaissance objective de Karl Popper également. Essayons tout de même ; ce que je pourrais dire ne traduira que ce que la lecture de Popper aura changé pour moi, et non, sans doute, ce qu’elle pourrait faire pour vous.

Karl Popper est l’homme qui a fait admettre, voilà déjà plusieurs décennies, qu’une théorie scientifique ne peut se prouver ; on ne peut que la critiquer et chercher à en démontrer la fausseté. C’est également lui qui a tenté d’établir où se situait la frontière entre les théories scientifiques et celles qui ne le sont pas, au moyen notamment du critère de falsifiabilité (une théorie pour laquelle on ne peut imaginer de résultat qui la contredirait n’est pas scientifique au sens de Popper : c’est le cas notamment des théories psychanalytiques, ou bien, comme il est apparu à l’usage, du matérialisme dialectique). Il a également développé, et il l’évoque dans ce livre, un critère (théorique) de « préférabilité » des théories, et montré que les théories répondant à un problème donné constituent un ensemble au moins partiellement ordonné au regard de ce critère.

La connaissance objective est un recueil d’articles et de conférences qui s’intéressent à la nature de la connaissance, à la façon dont elle se crée dans l’individu et dont elle s’objective hors de celui-ci. La connaissance y est présentée sous un angle biologique, comme une « extension exosomatique » des êtres humains – au même titre que les toiles sont des extensions exosomatiques des araignées qui conditionnent en retour le mode de vie desdites araignées. Popper conçoit le monde de la connaissance objective comme distinct du monde physique et du monde mental, la connaissance ne se limitant ni à son support physique, ni à l’état mental de qui connaît ; pour autant ce monde de la connaissance agit de façon évidente sur le monde physique. Popper n’est cependant pas un émule servile de Platon : les Idées diffèrent des habitants du « monde 3 » de Popper en ce qu’elles sont éternelles, indépendantes de l’homme et essentielles, au sens où il s’agit de concept dont la définition est le principal intérêt. Or Popper ne s’intéresse pas tellement aux concepts, et rechercher l’essence de quelque chose lui paraît être un exercice assez vain – d’autant plus vain que les définitions s’appuient sur des mots ou des symboles, c'est-à-dire, in fine, sur d’autres définitions. Il recommande même d’adopter systématiquement, en cas de controverse sémantique, le vocabulaire de la partie adverse, afin d’assurer que la discussion porte bien sur le fond : le fond, c’est-à-dire les problèmes et les théories qui sont formulées en réponse.  

La théorie est l’objet préféré de Popper, de toute évidence. Sans aucun lyrisme (Popper me fait désespérément penser à un Hobbit), il parvient à faire partager cette partialité au moyen notamment d’une très éclairante théorie de la connaissance qu’il oppose à ce qu’il appelle la « théorie du seau ». Pour les (très nombreux) adeptes de la théorie du seau, l’esprit se remplit peu à peu de connaissance à partir des observations des sens et il induit de ces observations les généralisations, corrélations et liens de causalité qui ordonnent peu à peu sa connaissance du monde. Popper est d’accord avec Hume pour affirmer que rien, dans la répétition d’observations, ne peut justifier logiquement l’induction de lois générales. Il suggère que le processus psychologique est en fait inverse, et logiquement valide, au sens où il s’agirait d’un processus critique : l’esprit construirait des théories (certaines théories étant en fait innées) qui orienteraient les observations par lesquelles il confirmerait ou infirmerait ses théories. Popper appuie cette conception par ce qu’il connaît, par exemple, de la vision chez le chat (ou, en fait, chez n’importe qui) ; l’œil et le cerveau étant conçus pour traiter certaines informations et les interpréter d’une certaine façon, ce qui correspond, de fait, à une théorie sur pattes – l’espèce chat postule qu’un gros corps mobile doté de dents pointues ne se mange pas alors qu’un petit corps mobile à longue queue se mange, et ses circuits de perception et de réaction sont adaptés à cette théorie. Plus largement, certaines espèces postulent que la lumière apporte des informations utiles alors que d’autres n’ont pas approfondi cette théorie. Naturellement, Popper s’intéresse ensuite à l’évolution des espèces - qu'il présente comme un processus d'émergence et de suppression de théories en réponse aux problèmes de la reproduction, du mouvement, etc - en proposant notamment l’hypothèse selon laquelle, les mutations physiques n’ayant que très peu de chances d’être favorables à court terme, la mutation évolutive de base modifie d’abord le comportement, rendant par suite favorable certaines mutations physiques.

Pourquoi ce livre m’a-t-il tellement plu  (vous demandez-vous sans doute si vous avez eu le courage de lire les paragraphes qui précèdent) ? Parce qu’il me rend l’espoir qu’une discussion objective soit possible, même si c’est seulement dans le champ scientifique. Parce qu’il redonne un contenu à l’idée de vérité objective (tout en annihilant toute prétention à atteindre effectivement cette vérité : le critère adéquat étant en fait la « vérisimilitude » ou caractère de ce qui semble, en l’état de la discussion, le plus près de la vérité). Parce qu’il évacue du champ de la discussion le problème des concepts – et avec eux, je le soupçonne, toute la subjectivité qui s’attache à une essence forcément gonflée d’expérience. (Popper n’extirpe pas pour autant la subjectivité du monde ; il convient volontiers que la passion est le moteur de l’action). Plus qu’une satisfaction intellectuelle, la lecture de ce livre m’a été un immense soulagement, en confortant des intuitions jusque là péniblement formulées et mal étayées. Karl Popper ne contribuera certainement pas à me rendre plus tolérante aux absurdités quotidiennes de conversations perpétuellement truffées de jugements de valeur, et ne me rendra donc vraisemblablement pas plus sympathique (et peut-être même encore moins). Mais il me conforte dans mon orientation personnelle qui est, je crois, avant tout critique.

La connaissance objective, Karl Popper, 1971
Trad JJ Rosat

jeudi 5 janvier 2012

Les cinq preuves de l'existence de Dieu

Les cinq preuves de l’existence de Dieu proposées par Thomas d’Aquin au XIIIème siècle font aujourd’hui encore référence au sein de l’Eglise. Elles visent à démontrer l’existence, non pas du Dieu de la révélation chrétienne, mais d’un être qui n’obéit pas aux lois naturelles. Pour la commodité de mes rares et précieux lecteurs, je placerai mes conclusions avant l'analyse des preuves, ce qui leur évitera de se taper ladite analyse s'ils préfèrent me faire confiance. 
Conclusions
Les cinq preuves de Thomas d’Aquin sont construites logiquement à partir d’évidences sensibles et comportent une dimension physique et une dimension purement logique qui prend le plus souvent la forme d’un raisonnement par l’absurde appuyé sur une récurrence remontant aux origines des choses.
La première difficulté pour défendre aujourd’hui les preuves de Thomas est que sa physique est évidemment très sommaire. Apparemment, il ne comprend pas la nature du mouvement, ni celle de la matière : c’est excusable, compte tenu du fait que Thomas écrivait au XIIIème siècle, mais ce n’est pas le cas de ses thuriféraires modernes. Il faut remarquer cependant que les preuves abordent des questions scientifiquement difficiles, telles que l’adaptation des espèces et l’origine de la matière. En cela, on ne peut que rendre hommage à son talent pour identifier les questions qui défient véritablement la compréhension.
La seconde difficulté est logique : Thomas se livre parfois à des inférences un peu brutales, notamment dans la quatrième preuve (le modèle parfait) qui est la moins honnête des cinq (et qui ne repose pas sur une évidence sensible), mais également dans la troisième (ce qui peut ne pas être doit une fois ne pas être). Surtout, il exclut implicitement certaines solutions à ses problèmes logiques, par exemple des systèmes circulaires qui feraient « boucler » ses récurrences et éviteraient de remonter à l’infini. Enfin, chaque fois qu’il montre ou croit montrer l’existence d’un être n’obéissant pas aux propriétés naturelles, il suppose cavalièrement que cet être est unique ; ce qui est sans doute indispensable à ses fins, mais nullement induit par son raisonnement, à mon sens. 
Cela dit, au total, je pense que Thomas avait raison; il existe sans nul doute des "êtres" (qui peuvent être par exemple des pensées, des particules, des explosions, ou le temps lui-même) qui, dans les conditions limites de nos théories scientifiques, ne répondent pas aux propriétés physiques telles que l'entendement humain est en mesure, aujourd'hui encore, de les concevoir. Mais je ne suis pas encore totalement prête à prier un neutrino. 
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La première preuve est celle du « premier moteur immobile ». Elle s’articule ainsi :
Certaines choses se meuvent
Tout ce qui se meut est mû :
- « rien ne SE meut qu’autant qu’il est en puissance par rapport à ce que le mouvement lui procure ». A l’inverse, « ce qui meut ne le fait qu’autant qu’il est en acte » car mouvoir c’est faire passer de la puissance à l’acte et rien ne peut être amené à l’acte que par un être en acte.
- il n’est pas possible que le même être envisagé sous le même rapport soit à la fois en acte ou en puissance.
S’il n’y a pas de moteur premier il n’y a pas d’autres moteurs
Donc il y a un moteur premier non mû.
On peut noter que la seconde prémisse est artificielle : l’idée que tout ce qui se meut est mû repose sur une conception du mouvement comme transition entre deux états. « Rien ne se meut qu’autant qu’il est en puissance par rapport à ce que le mouvement lui procure » (autrement dit, si je comprends bien, par rapport à l’état final). C’est vrai, mais cela ne paraît pas incompatible avec le fait d’être en acte par rapport au mouvement : ce qui est en puissance est la position finale, ce qui est en acte est la vitesse et la direction du mouvement. Autrement dit, le moteur mobile est en puissance et en acte sous deux rapports différents.
La deuxième preuve, dite de la « cause efficiente première », suit le cheminement suivant :
Les causes efficientes sont antérieures aux conséquences.
Donc aucune chose sensible ne peut être la cause efficiente d’elle-même.
S’il n’y a pas de cause première il n’y a pas d’effet.
Donc il y a une cause première.
Notons que le raisonnement repose sur le fait que toute chose sensible a une cause qui lui est antérieure. Au contraire de l’évidence sensible de la preuve 1 (« certaines choses se meuvent ») cette évidence est forte, s’appliquant à TOUTE chose sensible. Elle devrait donc être mieux établie que par une affirmation péremptoire. Mais de fait, cette preuve, qui me semble être une sorte de généralisation de la première, me paraît être l’une des plus fortes de celles qu’avance Thomas.
La troisième voie est celle de la « première nécessité ».
Parmi les choses, nous en trouvons de non nécessaires, qui peuvent être et ne pas être.
Ce qui peut n’être pas, une fois ou l’autre n’est pas.
Si tout peut n’être pas, à une époque il n’y avait rien dans les choses.
S’il en était ainsi, il n’y aurait rien aujourd’hui.
Il y a donc du nécessaire dans les choses.
Ce qui est nécessaire est nécessaire par soi-même ou du fait de quelque autre chose nécessaire.
Donc il existe quelque chose qui est nécessaire par soi-même.
On note que l’inférence « ce qui peut ne pas être doit à un moment ne pas être » est logiquement fausse, sauf à l’étayer par des étapes supplémentaires qui font ici défaut.
La preuve paraît de toutes façons faible dans la mesure où elle repose sur la notion de nécessité. Or qu’est ce qu’une chose nécessaire ?
a.       Soit une chose qui « ne doit pas » ne pas être, et qui dit ce qui doit ou ne doit pas être, si ce n’est le dieu dont on cherche à démontrer l’existence ?
b.      Soit une chose qui « ne peut pas » logiquement ne pas être : en vertu de quoi ne le peut-elle pas, sinon par un raisonnement qui montrerait que son inexistence est absurde ? mais alors le raisonnement est circulaire.
c.       Soit une chose qui « ne peut pas » physiquement ne pas être, parce que les lois de la physique la rendent nécessaire ; en dehors des lois de la physique elles-mêmes, qui sont assurément une telle chose, il est difficile de voir ce que cette chose serait si l’on ne pose aucune hypothèse sur l’état du monde physique.
d.      Soit une chose qui « ne peut pas » réellement ne pas être, parce qu’elle sera ou qu’elle a été et qu’elle ne peut (physiquement) ni disparaître ni apparaître (les atomes d’hydrogène, par exemple, en dehors des cas de fusion nucléaire) : et dans ce cas, on ne voit pas en quoi cette chose tire sa nécessité d’une autre chose aux propriétés analogues. Au contraire, elle paraît remarquablement autonome.
 La quatrième preuve est celle du « modèle parfait ».
On voit des degrés dans les attributs des choses (le bon, le vrai, le noble).
L’existence de degrés implique celle d’un maximum.
Il y a quelque chose de souverainement parfait au regard de tous les attributs.
L’existence est un degré de perfection supérieur à l’inexistence.
Donc cet être existe.
De plus ce qui est souverain en un attribut est cause de la manifestation de cet attribut en tout être qui n’est pas souverain.
Donc cet être est source de toute bonté, de toute vérité, de toute noblesse.
A mon sens, c’est de loin la pire de toutes les preuves de Thomas:
Il y a dans l’évidence selon laquelle il existe « des degrés dans les attributs » un caractère éminemment discutable ; le vrai, le bon, le noble ne sont pas des évidences sensibles, et il paraît qu’il y a là l’irruption d’un subjectivisme auquel Thomas s’efforce généralement de ne pas laisser place. Je suppose que l’on pourrait donner un contenu objectif à ces concepts, mais il ne le fait pas.
L’inférence selon laquelle l’existence de degrés implique celle d’un maximum n’est en rien justifiée et elle est contraire à l’expérience que l’on a des attributs sensibles (pour autant qu’on puisse la transposer aux attributs conceptuels dont il parle).
Rien ne permet dans le raisonnement d’affirmer que le degré maximum de l’échelle (quand bien même l’échelle, et le degré, existeraient) est effectivement occupé ; encore moins par UN être qui cumulerait toutes les perfections.
Passons sur l’argument de saint Anselme qui repose sur une évidence que rien n’étaie (en quoi l’existence serait-elle une perfection ?). De toutes façons l’argument est superflu, l’inférence précédente tendant à démontrer l’existence de l’être souverain ; à moins que Thomas ait eu des remords sur cette inférence boiteuse et ait tenté de lui adjoindre une béquille ?
Les deux dernières étapes ne sont pas essentielles à la preuve de l’existence de quelque chose, et c’est heureux, parce que du postulat selon lequel ce qui est souverain en un attribut est cause de cet attribut on ne peut qu’espérer (sans trop y croire) qu’Aristote ait fourni une démonstration solide.
 Enfin, la cinquième voie est celle du guide intelligent.  
Le plus souvent les choses privées de connaissance agissent de façon à réaliser le meilleur. Ce n’est pas par hasard qu’elles parviennent à leurs fins.
La fin présuppose un être connaissant et intelligent
Donc un tel être existe et guide les créatures.
L’évidence initiale est formulée de façon hésitante et subjective : qu’est ce que « le meilleur » ? dans la mesure où le texte parle ensuite de « leur fin » il faut supposer que c’est le meilleur pour eux. Pourquoi « le plus souvent » ? à la limite, pour conclure à l’existence d’un guide, on ne voit pas ce qu’un grand nombre de cas (coexistant avec un certain nombre de cas contraires) apportent de plus qu’un seul cas.
A supposer que « le meilleur » pour un être non pensant soit de survivre, et que les « fins » qu’il poursuit sont de se maintenir en vie  lui ou sa descendance, on peut supposer (de fait, on peut attester) que des myriades d’êtres pensants ou non ne sont pas parvenus à ces fins, et que le « plus souvent » traduit simplement l’évidence selon laquelle on a « plus souvent » affaire à des êtres (ou à des espèces) qui ont survécu que le contraire.

vendredi 30 décembre 2011

Corteo

La majorité des spectacles de cirque qu’il m’a été donné de voir présentent une caractéristique commune : leur esthétique désastreuse. Généralement, les costumes sont infects, les éclairages itou, les numéros s’enchaînent sans nécessité et la musique est trop forte. Seul le soulagement d’échapper un instant aux exhibitions de quadrupèdes pelés assis sur des tabourets et ridiculement coiffés de plumets scintillants vous permet de goûter quelque satisfaction devant les exploits d’une dominatrice SM bardée de cuir noir qui se désarticule entre deux trapèzes.

J’ai donc été très surprise par le spectacle du Cirque du Soleil : surprise dès l’entrée, par le rideau transparent tiré devant la scène et orné de personnages qui à la faveur d'une variation de l'éclairage apparaissaient et disparaissaient parfois, tels le chat du Sheshire, laissant par moments deviner la scène éclairée par d’improbables lustres. Avant le début du spectacle encore, les costumes des artistes circulant dans le public ont démenti également mes prévisions : foin du traditionnel acrylique rouge et jaune ! pas plus de vinyle noir que de lycra bleu électrique ! Des couleurs claires un peu passées, de l’or terni, et des boutons, des galons, des plis et des broderies : bref, non tant des costumes que d’étranges vêtements venus d’un passé imaginaire.

Le spectacle lui-même s’appuie sur un fil conducteur – les funérailles d’un vieux saltimbanque – qui vous projette d’entrée de jeu quelque part entre le souvenir et le délire, dans un état où pour avoir été souvent rêvés de vieux songes apparaîtraient soudain aussi réels – ou aussi peu – que des réminiscences un peu usées. Et bon nombre de numéros sont fidèles à cette logique et à la nécessité qu’elle sous-tend d’embellir le souvenir. Les trapézistes tournoient dans les lustres – et qui n’a jamais eu envie, en contemplant une de ces galaxies de pendeloques et de chandelles planant entre sol et plafond, d’y grimper pour voir ? Les acrobates rebondissent sur deux vastes lits et se lancent les oreillers – et dans nos batailles de polochons, n’avons-nous pas nous aussi, il y a très longtemps, réussi de magiques doubles sauts périlleux ? Une naine survole le public suspendue à d’énormes ballons – et qui peut s’empêcher de penser fugitivement, à chaque fois qu’il voit un enfant avec un ballon : « attention, tu vas t’envoler ! ». Les jongleurs dans leurs costumes d’arlequins descendent à l’instant du mur d’une nursery oubliée où ils pâlissaient sous le verre recouvrant leur gravure ; et les interludes, pendant lesquels on réaménage la scène dans le noir, offrent des instants suspendus comme les artistes qui traversent alors les cintres – marchant tête en bas et chandeliers en main le long d’un fil ou pédalant dans les airs sur une antique bicyclette.

Tous les numéros ne sont pas aussi évocateurs, mais même ceux qui se rattachent moins facilement à ces vagues et merveilleux « déjà-vus » sont remarquables de qualité technique et esthétique. Quant aux performances des clowns, sujet généralement douloureux, elles sont étonnamment supportables: la balle de golf fuyant l’ardeur du golfeur donne lieu à un numéro farfelu et, à vrai dire, assez comique, et la représentation ratée de Roméo et Juliette par un couple de nains, rythmée par les apparitions et disparitions saugrenues des accessoiristes et du metteur en scène à travers les coulisses et faux-plafonds du théâtre de poche, est également un bon moment.

J’ai éprouvé devant ce spectacle un plaisir d’autant plus délicieux qu’il était complètement inattendu. Je recommanderais chaleureusement, s’il n’était un peu tard pour le faire vu le calendrier des représentations, cette plongée dans de très vieux songes un peu oubliés… rêvés par nous ? par d’autres ? on ne sait plus.

Corteo, le Cirque du Soleil

mardi 20 décembre 2011

The Lucifer Effect

Philip Zimbardo est le concepteur de l’expérience de la prison de Stanford, qui a consisté à sélectionner vingt-quatre jeunes gens sains d’esprit, au casier judiciaire vierge et au niveau intellectuel au dessus de la moyenne, pour les affecter aléatoirement aux rôles de prisonniers ou de gardiens d’une prison temporaire. L’expérience, qui devait durer deux semaines, a été interrompue au bout de cinq jours, alors que quatre des neufs « détenus » avaient dû être relâchés au vu des symptômes de stress sévère qu’avaient suscités les sévices infligés par les « gardiens ».

The Lucifer Effect tire les enseignements de cette expérience qui met en lumière l’importance des facteurs « situationnels » par rapport aux dispositions propres de l’individu. S’appuyant sur d’autres expériences, dont  celle de Milgram sur l’obéissance à l’autorité, mais également sur des expériences créant d’autres situations d’internement fictif (en hôpital psychiatrique notamment), l’auteur identifie des facteurs de risque totalement extérieurs à l’individu. Ainsi, la perte des repères temporels conduit les sujets à vivre dans un présent hypertrophié et à occulter tant le passé, sur lequel se fonde l’identité, que l’avenir, dont la conscience renforce le sentiment de responsabilité. L’anonymat, favorisé par les procédures carcérales, contribue également à miner la conscience de la responsabilité personnelle, constitue un premier pas vers la déshumanisation complète de la victime, et conduit les acteurs à se retrancher derrière des rôles qui définissent leur conduite – le gardien se trouvant ainsi agir de façon à conforter son image de gardien, plutôt que son idée de lui-même comme être moral. L’ennui, la peur, le désir de conformité sont également des moteurs bien connus, mais dont la force est généralement sous-estimée.

Cette expérience de Stanford a trouvé un écho inattendu trente ans plus tard, lorsqu’ont été révélés les mauvais traitements infligés à des civils irakiens par les gardiens militaires de la prison d’Abu Ghraib. Sollicité comme expert par l’un des accusés, Philip Zimbardo a étudié les conditions dans lesquelles ces abus ont été perpétrés ; il met bien sûr en lumière les facteurs situationnels qui s’apparentent à ceux qu’il avait identifiés à Stanford, mais il s’interroge également sur les facteurs systémiques – liés à une chaîne de commandement défaillante, à la formation  insuffisante des personnels de la police militaire, à la confusion des missions de garde et de renseignement, à la diffusion d’une doctrine de l’interrogatoire poussé formalisée pour Guantanamo. Cette approche est, en un sens, réconfortante : elle montre qu’il est possible de corriger le tir, ce qui fut fait d’ailleurs à Abu Ghraib par un collègue de Zimbardo. Cependant, la présentation de cette affaire d’Abu Ghraib est par ailleurs extrêmement inquiétante tant le patriotisme - américain, en l’occurrence - a fait obstacle à la prise de conscience. Les soldats pris la main dans le sac sont les « pommes pourries » d’une troupe par ailleurs exemplaire ; certains sénateurs républicains déplorent que l’on fasse tout une histoire de cette affaire alors qu’il s’agissait « juste de s’amuser » ; et le soldat qui a donné l’alerte a été ostracisé et a passé plusieurs années en détention protectrice (quoi que cela puisse être) après que son identité a été « malencontreusement » révélée par Donald Rumsfeld.

Le dernier chapitre du livre est consacré à l’héroïsme et en particulier à l’héroïsme civil de personnes qui mettent en jeu leur carrière, leur plan d’épargne retraite, leur liberté ou leur vie pour défendre des vies ou des principes. L’auteur entend en effet nous convaincre que résister aux facteurs situationnels est possible et propose à cet effet une catégorisation des formes d’héroïsme et un vademecum du héros en devenir. Tout cela est plein de bonnes intentions et ne laisse pas que d’être un peu agaçant, surtout parce que le lecteur est, bien entendu, parvenu aux même conclusions pratiques que l’auteur, et qu’il ne voit pas l’intérêt de se les faire seriner – à la première personne, qui plus est ! « je peux changer les choses »… : on se croirait dans Psychologies Magazine.

En général, on peut déplorer que The Lucifer Effect soit franchement mal écrit, bourré de redondances et de phrases interminables et bancales ; on peut aussi s’agacer de ce dernier chapitre maladroit et gratuit. Pour autant, tant que l’auteur conserve sa perspective de chercheur et ne se transforme pas en gourou, il livre un ouvrage réellement éclairant et soutient de façon convaincante sa thèse de la prépondérance des facteurs systémiques et situationnels sur les dispositions individuelles.

The Lucifer Effect, Philip Zimbardo, 2007

Beauté, Morale et Volupté

Une chose surprend dans l’exposition Beauté, Morale et Volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde : avec un titre pareil, je ne m’attendais pas à passer la moitié de mon temps à considérer des buffets et des théières. Pire : je crois que, pour ce qui est des tables basses et des échantillons de papier peint, j’aime encore mieux aller chez Ikea. Cela dit, j’admets bien volontiers être passée entièrement à côté du sujet ; je n’ai pas réussi à pénétrer l’essence du mouvement esthétique - l’amour de la beauté pour elle-même, que ce soit dans un tableau ou dans un pot à lait. Je n’ai pas été aidée par la mocheté des pots à lait, s’il faut me trouver une excuse.

Cette recherche de la beauté pure, d’une forme indépendante du fond, n’est à aucun moment effleurée par l’idée de l’abstraction ; elle se concentre sur la plastique des corps, des fleurs, des ornements, sur le jeu des couleurs, sur des constructions et surtout des cadrages audacieux, tout en brouillant volontairement la dimension narrative ou symbolique du tableau. Cela donne lieu à quelques fulgurances, comme l’Esther de John Everett Millais – quittant presque de dos un décor à l’antique assez sommairement construit, elle porte un magnifique, un émouvant manteau jaune qui concentre bizarrement tout l’affect de la scène – et à des œuvres fadement allégoriques ou d’une préciosité gratuite inspirée par le Quattrocento ; trop souvent, la tentative de déjouer l’interprétation se traduit par une certaine froideur, une sorte de vacuité du tableau qui devient décoratif.

On est de ce fait reconnaissant aux peintres qui choisissent la volupté, réintroduisant ainsi dans la peinture un sens qui se passe aisément de récit ; l’Etude aux plumes de paon de George Watts, avec son étalage direct et frontal de chair crémeuse, est sans doute l’une des œuvres les plus frappantes de l’exposition.

 Le sommeil, cette autre volupté, fait à plusieurs reprises le sujet d’un tableau ; chez Albert Moore (Solstice d’été), John William Waterhouse (Sainte Cécile)  ou Simeon Solomon (The Sleepers and the One Who Watcheth), les dormeurs entourés par les gardiens de leur sommeil offrent au spectateur l’impudeur de leurs visages sans regard et de leurs corps abandonnés, le rappelant, comme le fait la peau nue d’une femme offerte, à un présent qui écrase tout récit. Dans le Songe Eveillé de Dante Gabriel Rossetti, l’unique personnage est à la fois veilleur et dormeur, conscience et inconscience, soi et autre. Le trouble que l’on ressent devant ces tableaux, comme devant le manteau d’Esther, n’est de fait pas lié à un sens : comment ces dormeurs, ces rêveurs pourraient-ils porter un sens ?

A certains moments, devant certains tableaux, il m’a donc presque semblé que je comprenais ces artistes, poursuivant l’incertaine quiétude d’une beauté sans conscience. Hélas ! Pourquoi fallait-il ensuite, à nouveau, s’émerveiller devant un guéridon?

Beauté, Morale et Volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde, Musée d’Orsay

lundi 19 décembre 2011

Peau d'Ane


J’ai regardé Peau d’Âne, comme il se doit, avec mes enfants ; c’est certainement la configuration idéale pour apprécier ce que ce film a de délicieusement pervers. Les deux chérubins étaient bouche bée devant les costumes insensés, les décors outrageusement féériques, et toutes ces trouvailles merveilleuses – au sens premier – qui rendent le film à la fois lisible et poétique. Les visages bleus des serviteurs, témoignant à la fois de leur allégeance et de leur insignifiance ; la forêt (enchantée, naturellement) qui envahit le château d’insidieuses langues de lierre et d’absurdes cerfs empaillés ; la mélodie  élémentaire et lancinante chantée par la princesse encore innocente et qui fait le thème musical de tout le film ; et Peau d’Âne courant à grandes enjambées silencieuses et glissantes dans un temps arrêté, à travers une cour de ferme peuplée de vivantes statues …

Pour ma part, je ne me suis pas plus ennuyée qu'eux, mais sans doute pour d’autres raisons, étant probablement plus sensible qu’un marmot de sept ans à l’insondable dépravation de cette friponne de Peau d’Ane, à l’impudente coquetterie de la marraine fée et à la lubricité pateline de Jean Marais. Pour tout dire, Deneuve dans Peau d’Âne est exactement la même que dans Belle de Jour ; belle et vulnérable à croquer, et complètement tordue. Elle aura décidément beaucoup fait pour le mythe de l’éternelle Eve. 

Il n’empêche : de cinq à trente-sept ans, nous avons tous assisté avec émerveillement à la révélation de Peau d’Âne. Elle a beau être une dévergondée de première classe, la robe couleur de soleil fait son petit effet. Quel drôle de film où l’on est un instant tout ému par des personnages pourtant joyeusement immoraux…

Peau d’Âne, Jacques Demy, 1970