mercredi 30 décembre 2009

L'insoutenable légèreté de l'être

Qu'est-ce qui ne va pas chez Kundera pour que le seul personnage crédible de ce livre soit un chien transsexuel?

La construction est pourtant soignée: l'histoire de Tomas et Tereza est racontée en sept parties qui se répondent et s'articulent autour de la rupture que constitue l'invasion russe - Tomas avant, Tereza avant, interlude Franz et Sabina, Tereza après, Tomas après, interlude Franz et Sabina, fin. Cette construction contient d'autres alternances qui enrichissent le propos; Franz et Sabina, qui n'ont aucun intérêt pour l'intrique à proprement parler, pour autant que l'on suppose que le cas de Tomas et Tereza est vraiment le coeur du propos, illustrent en revanche le thème du kitsch de façon à charger de sens la dernière partie, qui célèbre le temps circulaire comme celui du bonheur.

La phrase ci-dessus demande, j'en suis consciente, quelques explications, mais le propos n'est pas facile à résumer. Kundera s'attaque au kitsch, réduction de la complexité des idées à des métaphores simplificatrices et uniformisantes. Toute la gauche politique est pour lui fédérée par le kitsch de la "Grande Marche": l'idée de la progression d'une foule fraternelle vers des lendemains qui chantent. Franz barbote dans le kitsch jusqu'à sa mort elle-même, ornée d'un sens qui lui est totalement étranger, tandis que Sabina fuit sans espoir le kitsch communiste, puis celui du rebelle échappé d'un pays sous le joug communiste. A l'opposé, la fin de l'histoire de Tomas et Tereza est une libération: lourde d'expérience, à travers la mort du chien et l'aboutissement de leur vie qui se finira bien à deux, elle est vide de symboles. Il n'y a plus personne pour regarder Tomas et Tereza dans la campagne dépeuplée où ils se réfugient. Plus rien n'est symbole, tout est expérience et donc profondément incommunicable, alors que où le symbole est partage et encourage une sorte de fusion mentale des êtres en une communauté béate et vide. C'est la répétition qui donne son sens à cette expérience, qui lui confère de l'épaisseur et de la réalité, à l'opposé d'un temps linéaire dans lequel tout est toujours nouveau et donc sans mesure.

De fait, cette thèse est portée très efficacement par le livre qui promène son lecteur dans une sorte de vacuité par moments bouffonne, avant de l'immerger puissamment et subitement dans le monde statique où ont abouti Tomas et Tereza. Malgré cela, L'insoutenable légèreté de l'être a vieilli: peut-être est-ce parce que le récit s'inscrit dans une période si médiocrement dramatique, par rapport à celle de la seconde guerre mondiale qui l'a engendrée, et en même temps si traumatisée par le souvenir du conflit, que l'on arrive pas à se projeter dans sa trame comme on s'immerge dans la terreur et la haine toujours actuelles des années 40. On se sent étranger à ces personnages qui promènent leurs cauchemars d'holocauste à travers un totalitarisme joué en mineur. C'est sans doute un peu injuste, d'ailleurs, de faire grief à l'auteur de ce décalage, tant cette situation où le passé déniait son sens à l'expérience immédiate devait être étrange et marquée d'irréalité.

Le chien transsexuel sauve finalement du vide l'insoutenable légèreté de l'être: mais c'est, plutôt que la preuve de la maladresse du livre, le résumé de son message. Il n'empêche, je ne le relirai pas de sitôt.

L'insoutenable légèreté de l'être, Milan Kundera, 1984
Trad. François Kérel

mardi 29 décembre 2009

Heureusement qu'on a les Nazis

Le 22 décembre dernier est parue sur lemonde.fr une tribune de Jean-François Bouthors intitulée « Après l’étoile jaune, faudra-t-il porter l’étoile verte ? ». Voilà un exemple type de l’utilisation ordinaire qui est faite aujourd’hui de notre pire souvenir historique.

La pertinence de la comparaison (entre le « débat sur l’identité nationale » et l’Holocauste, rien de moins) est pour le moins fragile. Dans un cas, un régime méprisant la démocratie s’est approprié une théorie historico-scientifique du rôle des Juifs et l’a fait avaler par un endoctrinement énergique à un peuple gravement perturbé par vingt années de tribulations ; cette démarche s’est accompagnée d’une privation de droits progressive englobant finalement jusqu’au droit de survivre. Dans l’autre cas, une démocratie laïque ronronnante constate avec inquiétude la présence en son sein de quelques fondamentalistes religieux, peu nombreux certes, mais vigoureusement prosélytes et parfaitement intolérants. La République ne dispose d’aucun outil idéologique ou juridique pour répondre à ces positions qui la contredisent : la liberté d’opinion et d’expression lui est consubstantielle, les théories historico-génétiques du racisme sont depuis longtemps discréditées, la laïcité souffre d’une définition à géométrie variable. Comment passe-t-on d’une situation à l’autre, et qu’est ce qui encourage les contempteurs de l’initiative au demeurant maladroite de Besson à crier au génocide programmé ?

Soit la raison l’impose, en raison de similitudes profondes entre les deux moments de l’histoire : un examen honnête de la question me paraît devoir tendre à la conclusion inverse. L’articulation entre les deux termes de comparaison est le racisme : avéré chez les Nazis, supposé chez le Français moyen, couramment soupçonné de « bas instincts » et de penchants « nauséabonds ». Or il serait honnête de reconnaître enfin que le racisme, en France, n’existe pratiquement pas. Encore faut-il utiliser le mot dans son sens véritable : le racisme, comme conviction que son héritage génétique rend une population inférieure, voire nuisible à une autre, n’existe pas. La culture génétique du vulgum étant aujourd’hui ce qu’elle est, grâces en soient rendues au Téléthon, les théories à la Gobineau n’ont ni ancrage dans la population, ni chance d’en retrouver un. De surcroît, l’échelle de valeurs pour caractériser le supérieur et l’inférieur fait aujourd’hui défaut - l’universalisme occidental a beaucoup fait pour. La xénophobie, la méfiance vis-à-vis de l’Islam existent et sont fondées sur des appréhensions beaucoup moins irrationnelles qu’on ne le dit. Mais les « bruits et odeurs » tant reprochés à Chirac n’indisposent que les odorats qui n’y sont pas habitués, sans que nul ne conclue à l’infériorité intrinsèque de qui les produit. Déménager pour ne pas habiter à côté, ce n’est pas du racisme, mais de la xénophobie ordinaire ; ce n’est pas nauséabond, c’est un peu de paresse, un peu de fatigue, de la part de gens qui ont bien d’autres ennuis quotidiens. De même, si la notion de fatwa indispose le citoyen moyen, c’est au pire par une « islamophobie » guère différente de l’anti-cléricalisme féroce d’un Clemenceau, et tout aussi saine : cela n’implique aucune forme de racisme. Le racisme militant, condition nécessaire à la décision d’extermination d’un peuple, est en France l’affaire d’une poignée de cinglés complètement en marge de la vie publique : je mets le lecteur au défi de citer une publication de quelque envergure défendant ce type de théories.

Si le rapprochement n’est pas rationnel, c’est qu’il est purement émotionnel. Un Français normalement constitué, choqué par n’importe quel discours qui lui apparaît contraire aux valeurs républicaines, est automatiquement ramené au référent du mal absolu que constitue le nazisme. La réaction des communistes, descendants intellectuels du plus grand buveur de sang européen du XXème siècle, quand on les compare aux Nazis montre quel rôle de zéro absolu sur l’échelle morale joue le régime hitlérien : ce sont des cris de pucelle effarouchée, que tout le monde écoute d’un air benoît. Pourquoi ce succès des nazis comme affreux universels ? Sur quelle spécificité la résolution d’avril 2009 du Parlement européen (qui devait initialement condamner les crimes communistes) se fonde-t-elle pour affirmer finalement la « nature particulière » de l’Holocauste, alors que l’herbe pousse en silence sur les tombes des victimes de la famine organisée en Ukraine ou des déportations de populations entières considérées, femmes, enfants et vieillards compris, comme « ennemis objectifs » de la Patrie des Travailleurs ? Plusieurs facteurs concourent à faire de l’analogie avec le nazisme un puissant levier émotionnel et, par là même, un cache-misère intellectuel. D’abord, outre que les attributs classiques du nazi archétypal, le SS, le rendent excessivement cinégénique, l’existence d’images des camps de concentration et d’extermination nazis a probablement joué un rôle prééminent dans l’ancrage du nazisme comme mal absolu. Le « choc des photos », par son impact immédiat et viscéral, a surclassé le poids des mots - et des chiffres. Ensuite, historiquement, les réflexes acquis pendant la seconde guerre mondiale se sont conjugués avec les effets de la propagande soviétique érigeant le fascisme, tout au long du XXème siècle, en ennemi protéiforme toujours prêt à resurgir. S’ajoute à ces circonstances une raison plus spécifiquement française : comme Français, nous avons eu une part de choix dont nous n’avons jamais expié l’amertume. Ni les Allemands, ni les Britanniques, ni les Italiens n’ont réellement eu ce choix ; il n’a pas marqué de son empreinte leur société d’après-guerre. Si de Gaulle a assuré à la France un strapontin dans le club des vainqueurs, il a également contribué à entériner une division très profonde de la nation. Collectivement vaincus et humiliés, aurions-nous mis tant de chaleur à nous accuser les uns les autres d’entretenir la tradition de la collaboration ? Enfin, le nazisme, c’est entendu, est notre horreur à nous Occidentaux, l’horreur européenne, technophile et scientifique, l’horreur bureaucratique et taylorisée, l’horreur perpétrée par des docteurs en droit ou en philosophie. Le nazisme est en cela le rêve du relativiste. Pour celui qui critique en l’Occident la prétention universaliste et qui voit dans la Charia un système de droit de même valeur que les nôtres, à considérer dans le cadre culturel qui est le sien, le nazisme est le parfait terme de comparaison. Le relativisme poussé à son terme interdit en effet de se comparer avec un autre que soi-même : heureusement, nous avons les nazis ! ils sont nous-mêmes, et ils sont mauvais. Est-ce commode !

On comprend, à lire le texte de M.Bouthors, ce qui motive l’émotion autour du débat sur l’identité nationale. Au départ, la question est mal posée, puisqu’on s’interroge sur le fond avant de définir les termes – qu’est-ce qu’une identité nationale, n’importe laquelle ? qu’est-ce, par exemple, que l’identité nationale belge ? Mais surtout, la bien-pensance nationale s’effraie d’une atteinte au dogme relativiste. Il ne vient sans doute pas à l’idée de ses tribuns que c’est à force de relativisme, à force de repentance tous azimuts, à force de désir de préserver l’héritage culturel de chaque enfant d’immigré au risque de l’y enfermer, que l’on finit par poser la question de cette mystérieuse identité nationale. Une nation connaissant son histoire sans en être enivrée, une nation assumant sa vision de l’homme et de la politique à la face du monde et sachant la proposer à ses nouveaux enfants, sans arrogance mais avec conviction, se poserait peut-être avec moins d’angoisse la question de son identité. Une telle nation oserait voir dans l’Europe ce que les Etats-Unis, du fait de leur situation géographique et de l’accident historique qui en a fait une super-nation, ne peuvent être aujourd’hui : le cheval de Troie du libéralisme politique dans la Méditerranée. Une telle nation dirait oui à la Turquie et cesserait de financer les cultes – tous les cultes – et de réserver des horaires aux femmes dans les piscines.

samedi 26 décembre 2009

Le ravissement de Lol V.Stein

Mais quelle mouche m'a piquée pour que j'aille chercher, de Marguerite Duras qui m'inspirait déjà un appétit modéré, l'un des textes les plus "nouveau roman"? Le ravissement de Lol V.Stein malmène l'idée d'intrigue et la notion de personnage au profit de "l'immersion dans les flux de conscience" et d'une "succession cathartique de répétitions d'un traumatisme primaire transposant dans le roman la démarche de cure psychanalytique". (Je cite ici les commentaires d'autres lecteurs, plus compétents que moi). C'est tout ce que j'en dirai ici, car je me suis déjà assez ennuyée à le lire sans, en plus, perdre mon temps à en parler.

Ce qui m'a davantage intéressée, c'est de lire à ce sujet un extrait des considérations d'Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman. A l'époque figure de proue des éditions de Minuit, qui se sont décidément compromises dans tous les cul-de-sac possibles, Alain Robbe-Grillet fustige la conception du roman comme texte mettant en scène des personnages dans le cadre d'une intrigue. Il étaie son point de vue en soulignant qu'aucune des grandes oeuvres contemporaines ne répond à cette définition, citant La Nausée, L'Etranger ou Le Procès dont les personnages principaux sont pratiquement absents, traversés simplement par un flux de perceptions minutieusement restituées au lecteur. De fait, s'il s'agit là de son argument principal en faveur d'un "nouveau roman", il ne paraît pas très concluant, tous ces textes majeurs étant plus ennuyeux et plus secs les uns que les autres. La tentative de mise en chair d'une abstraction métaphysique ou psychologique est infructueuse dans ces romans parce qu'elle y est trop délibérée.

Pour comique que puisse apparaître la suffisance de Robbe-Grillet, il me paraît cependant partir d'un constat juste: "Le roman de personnages [...] caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu." Je suis bien convaincue que le roman de personnages a encore de beaux jours devant lui, mais il me semble qu'on a effectivement traversé au XXème siècle une sorte de vertige de l'idée d'individu, ou plutôt plusieurs expériences frappantes de la compression et de la réduction de l'individu: plusieurs romans qui sont, eux, parfaitement lisibles à mon goût en témoignent - Une journée d'Ivan Denissovitch ou 1984 par exemple. L'individu y est réduit à son support minimal, un nom, un corps, quelques souvenirs: ces deux romans décrivent le combat des volontés qui s'acharnent, au fond de ces individus niés, à maintenir leur cohérence. Hélas! ce sont des "romans de personnages"...

"Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste." Voilà ce qu'affirme Robbe-Grillet, et voilà sûrement pourquoi je n'aime pas le nouveau roman: je suis une adepte du culte exclusif de l'humain.

Le ravissement de Lol V.Stein, Marguerite Duras, 1964

jeudi 24 décembre 2009

The Caine Mutiny

The Caine Mutiny est un vrai roman, comme on n'en fait plus, qui raconte les aventures d'un jeune enseigne de la Marine américaine pendant la seconde guerre mondiale. Willie Keith est, au début du livre, un gentil gosse de riches irresponsable que sa maman planque dans la Navy pour lui éviter pire. Au bout de six cent pages de jargon nautique, il rentre au pays commandant de son dragueur de mines, décoré comme un sapin de Noël et décidé à épouser la fille que ses préjugés de classe lui avaient auparavant fait larguer (oui, larguer: c'est du vocabulaire nautique, après tout). C'est tout à fait Capitaines courageux, avec moins de poisson. C'est aussi très bien écrit, assez drôle et réellement prenant.

A la réflexion, il y a quelques éléments supplémentaires là-dedans, et notamment la mutinerie qui donne son titre au roman. En un mot comme en cent, le commandant du Caine, un horrible vieux rafiot qui draguera sept mines dans toute la guerre, est jugé incompétent par ses officiers. Alors qu'il panique au milieu d'un typhon, pendant que Willie est de quart, il est relevé d'autorité par Steve Maryk, son second. Le procès en cour martiale qui s'ensuit tourne autour de deux questions: le commandant était-il ou non apte à commander, et le second était-il ou non apte à en juger?

Le débat se noue explicitement autour du caractère plus ou moins paranoïde du commandant; implicitement, il s'agit en fait de l'affrontement de deux conceptions de l'autorité. Pour la Marine régulière, l'autorité est issue de l'institution et seule l'institution peut la transférer ou la dénier. Toute remise en cause de l'autorité est un danger majeur pour la Navy, au point que la dépression de quelques marins ou officiers subalternes soumis à des vexations quotidiennes, ou même le naufrage d'un navire, apparaissent moins graves qu'un acte d'insubordination et certainement pas de nature à justifier une mutinerie. Pour les officiers de réserve qui affluent sur les navires durant la guerre, cette conception est choquante. Pour le lecteur aussi, qui voit avec enthousiasme Willie Keith et Steve Maryk défendre devant la cour martiale le droit à une appréciation personnelle. On leur fait observer qu'ils ne sont pas des marins de métier, ni des psychiatres professionnels, et pas davantage des juristes; ils affirment qu'ils sont des êtres humains et que leurs actions doivent être conformes à leur jugement.

Ce débat fait de The Caine Mutiny une parfaite illustration de Obedience to Authority (dont les membres les moins assidus de mon public trouveront le commentaire juste en dessous). La démonstration est d'autant plus percutante que Herman Wouk, au bout du compte, fait exprimer par ses personnages une morale à cette histoire, et que ce n'est pas celle que nous aurions choisie. Tant Barney Greenwald, l'avocat de Maryk, que Willie Keith, qui deviendra par la suite, sans perdre son âme, le second idéal d'un commandant irascible et poltron, regrettent d'avoir mis en cause l'autorité de la Navy, tout comme la minorité des cobayes de Milgram qui ont défié l'autorité de l'expérimentateur. Ce qui apparaît tout à fait clair au spectateur des expériences de Milgram, à savoir où est le bien et où est le mal, ne l'est pas, la dernière page tournée, pour le lecteur de The Caine Mutiny. L'autorité est le principe vital de toute organisation. Que pèse la conscience face à cela?

En nous rendant suspect, quoique sympathique, celui qui choisit la conscience, Herman Wouk renvoie implicitement la question de l'autorité à un niveau politique. Pour lui, celui qui obéit à une autorité institutionnelle ne devrait jamais avoir à interroger sa conscience: de quels mécanismes dispose-t-on pour s'en assurer?

The Caine Mutiny, Herman Wouk, 1951

lundi 21 décembre 2009

Obedience to Authority

Obedience to Authority relate les expériences conçues et conduites par une équipe de Yale pour explorer les mécanismes de l'obéissance. En résumé, l'expérience consistait à créer un conflit entre les valeurs d'un sujet et les exigences d'une autorité: en l'occurrence, une personne volontaire pour participer à une expérience scientifique se voyait demander par le personnel du laboratoire d'administrer une série de chocs électriques à une autre personne, malgré les cris et les protestations que ce traitement provoquait. Le résultat de l'expérience fut si choquant que Stanley Milgram doit consacrer à la description des procédures et des réactions des sujets une grande partie du livre: la première réaction est en effet de croire à une erreur d'interprétation et à une expérience mal conçue.

Cette partie descriptive est d'ailleurs étonnamment intéressante, d'une part parce qu'elle montre comment se construisent les expériences qui permettent de reproduire les traits fondamentaux de situations réelles, de les doser et d'en faire varier l'influence, d'autre part parce qu'en témoignant des réactions des sujets elle amène petit à petit le lecteur à s'interroger sur son propre comportement. En effet, l'équipe de Stanley Milgram a constaté que seule une minorité (de 15 à 40% selon l'échantillon) finissait par désobéir à l'expérimentateur en chef, le reste de la population poussant consciencieusement le générateur jusqu'à 450 V (et jusqu'à la mort apparente du cobaye) malgré les signes évidents d'un pénible conflit intérieur.

En guise de discussion sur ces résultats, Stanley Milgram rappelle que l'autorité est le fondement de la société, et qu'il est normal et souhaitable de s'y conformer; celui qui le fait se sent lié par une forme de fidélité au détenteur de l'autorité, en même temps que non responsable de ses actes. Si ceux-ci ne sont pas conformes aux impératifs moraux, un inconfort viscéral l'en avertit, ce qui crée un conflit intérieur. L'auteur introduit l'idée d'un "état d'agent" qui serait celui d'une personne agissant pour le compte d'une autre et qui diffèrerait matériellement (par des concentrations d'hormones, des connexions neuronales, ou autre mécanisme inexploré) de l'état autonome. Il propose également une approche cybernétique de la question: étant donné une entité omnivore, de quelles régulations doit-elle être munie pour assurer sa survie et celle de son espèce? Ainsi, à partir du simple constat de la survie de l'espèce humaine jusqu'à ce jour, déduit-il l'existence de quelques régulations psychologiques fondamentales qui ne sont d'ailleurs pas sans rappeler les trois lois de la robotique dont Isaac Asimov a fait dans ses livres un usage aussi réjouissant qu'intelligent.

Que conclure de cette étude? Obedience to Authority met le lecteur en face d'une véritable interrogation sur lui-même. Plus largement, le livre, écrit en pleine guerre froide, exprime un certain pessimisme. L'évolution des technologies, la complexité croissante des organisations introduisent des écrans entre l'agent et les conséquences de ses actes. Dans ces conditions, le conflit entre autorité et conscience est nettement diminué, avec toutes les conséquences que l'on peut imaginer: pour l'opérateur d'un système de missiles nucléaires, prétend Milgram de façon imagée, déclencher l'enfer est l'équivalent technique mais aussi émotionnel de "appuyer sur un gros bouton". Sans aller si loin, le livre est en tous cas passionnant et réellement dérangeant. Comme les sujets de l'expérience, certains lecteurs en retireront sans doute une utile vigilance sur leurs propres réactions.

Obedience to Authority, Stanley Milgram, 1974

dimanche 20 décembre 2009

Mémoires d'Hadrien

Fascinante Yourcenar! Les trois cents pages de Mémoires d'Hadrien sont le fruit d'une interminable gestation de vingt-sept années: il n'y manque rien, et ce texte est aussi proche de la perfection qu'on peut le rêver. A le lire, on le croirait presque traduit du latin, avec ses phrases scandées, souvent rythmées par une césure, et ses mots régulièrement précédés d'une unique épithète.

Hadrien, empereur bâtisseur, y raconte à l'heure de son agonie sa jeunesse, son accession au pouvoir, ses efforts et ses succès, sa passion pour le jeune Antinoüs mort à vingt ans. Faisant preuve d'une attitude déférente et sans enthousiasme vis-à-vis des dieux - dont il fera partie, après tout - et d'une confiance prudente en l'homme en lequel il voit, sans en être spécialement ravi, l'étalon de toutes choses, il examine les questions de son temps, non sans faire à l'occasion un clin d'oeil au nôtre.

Il est surtout occupé du visage que présente sa vie: dans le premier chapitre, qui introduit le récit destiné à Marc-Aurèle, il s'exclame "quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe". A quoi il répond lui-même, dans les dernières pages "je m'émerveille d'être à la longue devenu pour certains yeux ce que je souhaitais d'être, et que cette réussite soit faite de si peu de chose". A quel autre moment qu'à la mort peut-on répondre à la question "qui suis-je"? Mémoires d'Hadrien illustre cette réduction progressive du virtuel au profit du réel que constitue, pour chaque être, le passage du temps. Aux derniers mots écrits par l'Hadrien de Yourcenar, "tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts..." le livre offre pour vis-à-vis l'épitaphe du Divin Hadrien Auguste: au dernier effort pour jouir du plus infime des possibles répond la pétrification éternelle.

Un Antinoüs un peu pâle illustre en mineur ce même thème de l'identité. La brièveté même de cette vie couronnée par le sacrifice ne suffit pas à lui donner cette course sagittale qu'Hadrien trouve aux vies des héros; l'immortalité multiforme qu'Antinoüs trouve dans le culte instauré par Hadrien témoigne de ce que le jeune homme, comme la passion qu'il a inspirée, n'était guère qu'une pâte encore informe. Antinoüs n'a pas eu, lui, le temps d'échanger mille possibles contre une seule vie irréfutable et détaillée; il a acheté au prix de sa propre identité l'éternelle perfection de la jeunesse.

Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, 1951

mardi 15 décembre 2009

Révolte consommée, le mythe de la contre-culture

Révolte consommée s'attaque à l'idée de "contre-culture". Du mouvement hippie aux Vegans en passant par les punks et les Easy Riders, la contre-culture est un ensemble de manifestations sous-tendues par l'idée que la société est fondamentalement répressive et maintenue en place par un "système" tout-puissant, manipulant les individus par le biais de la culture. Le "système" cherche à garantir une massification de la société, c'est-à-dire une standardisation des aspirations et des comportements (de consommation, notamment). Dès lors, le rebelle contre-culturel s'emploie à réveiller ses congénères en prenant en défaut les manipulations culturelles. Cette opération de questionnement part d'un refus de la contrainte sociale; elle doit donc remettre la société en question bien plus fondamentalement, s'avérer bien plus subversive que toute réforme institutionnelle, qui postule par définition une certaine acceptation du cadre social. Le rebelle contre-culturel dépasse ainsi Marx sur sa gauche, s'assurant par là la conscience de sa supériorité et profitant par surcroît d'une vie joyeusement irresponsable. La théorie de la contre-culture permet en effet de confondre déviance et dissidence: si le dissident est celui qui, comme Gandhi, refuse d'appliquer certaines règles dans l'espoir d'en promouvoir de plus justes, tout en acceptant d'avance le châtiment que lui vaudra son acte, le déviant est celui qui rejette les règles parce qu'il n'a pas envie de les appliquer. Or voici que refuser de céder sa place à une vieille dame dans l'autobus prend un sens, devient subversif, donc, pratiquement, héroïque!

Toute la première moitié du livre est consacrée à démonter les fondements de cette idéologie contre-culturelle. Les auteurs proposent deux clés de compréhension principales: Hobbes et la théorie des jeux répondant à Freud, Jean-Baptiste Say et Thorstein Veblen contre Marx.

Freud contre Hobbes, ce sont deux idées de l'état de nature pré-social: pour Freud la civilisation est obtenue par une contrainte intériorisée des pulsions animales et, par là, induit la névrose et exclut le bonheur. Freud en déduit que la nature humaine est profondément violente. Hobbes, quant à lui, voit dans la violence des interactions pré-sociales un simple problème d'action collective, comme les a étudiés la théorie des jeux, et n'estime donc pas que cette violence soit particulière à la nature humaine. Tout le monde a intérêt à la paix, mais dans la mesure où celle-ci n'est pas garantie, il vaut mieux attaquer le premier, ce qui est le modèle classique de la course aux armements. Le contrat social est l'équivalent d'un traité de non-prolifération. Hobbes affirme par là le rôle positif de la contrainte sociale. Mais la contre-culture est irriguée par une lecture de Freud d'ailleurs excessive, puisque Freud n'a jamais incité à préférer l'état de nature à la civilisation. Cela s'exprime dans la prolifération de héros "transgressifs" qui, comme dans American Beauty, retrouvent l'accord avec leur vraie nature en séduisant les amies de leur fille et en versant de la bière sur leur canapé neuf. Naturellement, le problème de ce genre de transgression est que, pour être momentanément jouissive, elle n'est guère explicite sur le modèle "post-social" que la contre-culture appelle de ses voeux.

Rejetant la société comme forme d'organisation et donc la politique comme moyen d'action, la contre-culture ne va pas cependant jusqu'à prétendre éliminer la consommation comme moyen de subsistance. La consommation reste, de fait, le seul comportement qui puisse avoir un sens, conforter ou saper les règles. Elle constitue la seule relation accessible avec les méchants manipulateurs du "système" (les industriels, les capitalistes, les gens du marketing) et peut donc être inversée et utilisée pour déstabiliser le système. Les conceptions sous-jacentes sont inspirées de Marx: aux contradictions internes au capitalisme, les capitalistes répondent en stimulant la demande, pour des voitures de plus en plus grosses par exemple. Ils sont trahis, heureusement, par le phénomène de la demande de masse: n'y a-t-il pas en effet une coïncidence suspecte entre le fait que tout le monde achète la même chose et le fait que la production en série est la méthode capitaliste pour abaisser les coûts et augmenter le profit? à ce raisonnement, les auteurs de Révolte consommée opposent la bonne vieille loi des débouchés de Jean-Baptiste Say pour montrer qu'en y intégrant la monnaie comme une denrée, on se débarrasse des "contradictions internes au capitalisme" - et, du même coup, de l'idée paranoïaque d'un "système".

Par ailleurs, les auteurs pointent l'erreur qui consiste à assimiler société de masse et société de consommation. Si les consommateurs privilégient les produits de masse, c'est bêtement qu'ils sont moins chers; mais dès que l'on entre sur le marché des biens "positionnels", ceux qui ne valent que parce qu'ils ne sont pas en même temps consommés par d'autres (comme la vue depuis un appartement sans vis-à-vis), apparaît un hiatus majeur entre société de masse et société de consommation. Les consommateurs cherchent, dès qu'ils en ont les moyens, à se distinguer, à jouir de ces "biens positionnels": cette attitude apparaît dans le domaine culturel où ce qui est "in" est ce que peu de gens comprennent ou connaissent. Le standard est moche! pourquoi? simplement parce que la c'est la rareté qui rend beau, et pas le contraire. C'est le phénomène de consommation compétitive décrit par Thorstein Veblen. Et c'est aussi le sens du titre du livre: ce sont les gens qui refusent la consommation de masse qui stimulent en fait la consommation et l'innovation. Les rebelles sont "récupérés par le système", selon une formulation qui leur appartient.

La seconde partie du livre développe les traductions de l'idéologique contre-culturelle dans les comportements, en matière d'écologie, de médecine ou d'habitudes vestimentaires, en remettant régulièrement l'accent sur le péché capital de la contre-culture: elle disqualifie le réformisme qui s'appuie sur les institutions existantes (par exemple, l'instauration de marchés de droits à polluer, ou bien les discussions de l'OMC), sans rien proposer d'opérationnel en échange. En conclusion, les auteurs se défendent de toute attaque contre Nirvana ou contre les carottes biologiques: leur propos n'est pas culturel, il est politique. Ils entendent rappeler que la solution aux problèmes sociaux se trouve dans la régulation des interactions sociales (à travers le savoir-vivre, la fiscalité et l'encadrement des marchés, entre autres) et non dans une conscience élargie du monde et dans le rejet méthodique de toute règle. Et c'est une lecture qui me paraît parfaitement saine, comme toutes celles qui tendent à rappeler qu'il n'y a pas de souverain bien en dehors de l'homme social - pas de Dieu, pas de lendemains qui chantent, et pas de fraternité "au delà de la barrière des espèces" (sic) avec les myosotis, les baleines et les coccinelles. Prétendre le contraire constitue, de mon point de vue, une trahison du genre humain (et, de ce fait, un point de vue insoutenable par un être doué de raison, sauf s'il est Martien).

Révolte consommée, Joseph Heath et Andrew Potter, 2004
Trad. Michel Saint-Germain et Elise de Bellefeuille

samedi 12 décembre 2009

The American Civil War, a military history

The American Civil War est, après Battle Cry of Freedom de J.McPherson, ma seconde plongée dans la Guerre de Sécession (je ne compte pas les lectures d’Autant en emporte le vent). Pourquoi – et comment – écrire sur un sujet qui a déjà fait l’objet d’une somme telle que celle de McPherson ? c’est un problème qui doit, je suppose, se présenter fréquemment aux historiens, appelés généralement à creuser plusieurs fois le même sillon. Je leur saurais gré, à l’avenir, d’indiquer clairement dans leur introduction quels enrichissements, quel point de vue particulier et encore inexploré, quelle thèse nouvelle ils envisagent d’apporter au sujet traité. Sans avoir beaucoup de points de comparaison, je trouve en effet que c’est le principal reproche que l’on peut adresser à The American Civil War. Il faut se fier pour identifier le projet de l’auteur au sous-titre (« a military history », ce qui n’apporte pas grand-chose, une fois qu’on connaît Keegan) et à une introduction un peu fumeuse qui semble poser comme question essentielle celle de la longue capacité de résistance d’un Sud économiquement et démographiquement surclassé par son ennemi.


Heureusement, si les esprits chagrins (tels que le mien) sont légèrement indisposés par cette entrée en matière peu percutante, le livre prend rapidement son essor. Keegan tient sa promesse d’offrir une histoire essentiellement militaire de l’évènement, en tordant le cou en deux chapitres aux origines de la guerre. Quatre chapitres plongent ensuite dans le vif du sujet en décrivant les conditions qui prévalaient à l’organisation, au commandement et à la conception stratégique, et aux opérations elles-mêmes. De cette partie se dégagent déjà les points que Keegan éclairera particulièrement tout au long du livre : les problèmes de commandement et en particulier la personnalité des principaux généraux, la géographie de la guerre, et les conditions de vie du soldat.


Vient ensuite le morceau de bravoure obligé qui consiste à retracer les opérations militaires de façon à peu près chronologique. Ce récit est forcément un peu laborieux pour le lecteur, accroché à sa carte et voyant défiler les batailles toutes plus sanguinolentes les unes que les autres. Il y a celle où le plus grand nombre d’Américains est mort en un jour ; celle où le plus grand nombre de Nordistes est mort dans l’Ouest ; celle où le plus grand nombre de Sudistes est mort en une seule charge ; celle où le plus grand nombre, de quoi, déjà ? est mort en une semaine ; on se perd un peu dans tous ces records macabres. On doit savoir gré à Keegan de se dépêtrer de l’exercice en 330 pages, soit à peine plus de la moitié du livre. Je ne lui tiendrai pas rigueur de se répéter un peu par moments, car cela aide à se créer des repères dans une chronologie embrouillée par la multiplicité des théâtres d’opérations et par le nombre invraisemblable de batailles répertoriées.


Les derniers chapitres sont thématiques, donc beaucoup plus faciles à lire même s’ils donnent par moments l’impression d’être inexplicablement tortueux ou non concluants. Ainsi le chapitre sur les soldats noirs montre comment ces unités ont du faire leurs preuves avant d’être acceptées par leurs compagnons d’armes blancs… et conclut cependant que les soldats de couleur ont été intimidés, plus que déterminés, par la sauvagerie des Sudistes à leur endroit. On ne sait finalement plus très bien quoi penser de leur combativité. L’avant-dernier chapitre commence, lui, par une phrase de 118 mots, ce que j’ai trouvé un peu excessif, sans doute à cause de mon insuffisante maîtrise de la syntaxe anglaise.


Je suis peut-être un peu critique avec Keegan ; le fait est qu’avec tous ses défauts, mineurs à vrai dire, The American Civil War me paraît répondre à la problématique posée en introduction, en montrant notamment comment la géographie privait les belligérants de tout objectif à la fois stratégique et accessible. Le Sud, avec ses vastes espaces, son alimentation produite là où elle était consommée et l’absence de tout pôle industriel, constituait un défi à la stratégie militaire. Par ailleurs, Keegan déploie à nouveau sa capacité à rendre présent et humain le drame de la guerre, en particulier à travers les portraits des généraux (qu’il se permet pratiquement de noter, ce qui est finalement assez réjouissant). Et parce qu’il n’oublie jamais que l’aspect militaire n’est qu’une des facettes de l’histoire, la conclusion spécule intelligemment sur l’impact de l’aventure du soldat sur la vie politique des Etats-Unis après la guerre.


The American Civil War, John Keegan, 2009

mercredi 2 décembre 2009

Crime et Châtiment

L'odeur de l'humanité prend si bien à la gorge, à la lecture de Crime et Châtiment, qu'on attend la dernière page comme une délivrance. Dans un Pétersbourg tour à tour étouffant et dégoulinant, gangrené par les maux du Moyen Âge et par ceux du vingtième siècle, puant de misère et d'obscurantisme et abritant toutes les fermentations nihilistes, utopistes ou socialistes, Raskolnikov s'agite comme un ludion.

Autour de lui, aucun personnage qui ne soit par instants la caricature de lui-même. Sonia, image du sacrifice, est prostituée. Le juge d'instruction manipule sa proie avec cruauté, mais, finalement, pour son bien. Svidrigaïlov est débauché et sournoisement généreux. Katerina Ivanovna se tue à la tâche pour rester digne et se donne en spectacle au coin des rues. "Toute cette psychologie est à double fin", comme le dit Raskolnikov lui-même; de chaque acte, on peut déduire sur la nature et les motifs de son auteur une chose et son contraire.

Au milieu de ce carnaval, Raskolnikov est torturé par sa propre théorie selon laquelle les grands hommes, d'une autre essence que le vulgum, ont une éthique et de fait des droits particuliers, notamment celui de verser le sang pour atteindre leurs objectifs. Hélas! il est passé à l'action, et n'a pas supporté d'être un grand homme. Sa rédemption commence dans l'épilogue, quand il accepte de rejoindre la communauté des hommes-poux, au milieu des bagnards et auprès de son amie prostituée.

Crime et Châtiment est construit autour de cette réflexion un peu pataude sur la condition humaine; son originalité est sans doute dans la conjonction de cette tentative philosophique, d'une peinture sociale très frappante et d'une intrigue policière et psychologique moderne, ramassée sur une quinzaine de jours. Ce qui fait la puissance de cet amalgame tout de même légèrement indigeste, c'est son climat d'instabilité et, en fait, de danger permanent: chaque personnage est sur la corde raide, entre folie et raison - un bon tiers de l'effectif meurt d'ailleurs en cours de route - chaque scène est outrée, menaçant à tout instant de dégénérer. Quel chaudron! décidément, à l'idée de lire autre chose, on se sent soulagé.

Crime et Châtiment, Fédor Dostoïevski, 1865
Trad. D.Ergaz

samedi 28 novembre 2009

Château d'Ombres

Château d'Ombres est un roman d'une richesse d'autant plus extraordinaire qu'à vue de nez, il ne s'y passe rien. Un voyageur passe quelques semaines chez deux paysannes, à l'entrée du parc d'un château mystérieux; il y observe les promenades agitées des habitants du château, y participe à une fête costumée, puis il s'en va. Cette intrigue squelettique permet en fait au roman d'explorer un rêve, dans ce que le rêve a de puissamment réel et de profondément frustrant.

La réalité, la matérialité du rêve, on s'y immerge grâce à une langue infiniment riche et diverse, aux échos proustiens dans son attention aux textures, aux degrés de transparence et d'opacité, à la géométrie picturale des paysages; on s'y immerge d'autant plus que cette langue est d'abord celle de l'élément liquide qui noie le dormeur et coule autour de lui, dans une sensation qui est je crois familière à plus d'un rêveur. Je ne résiste pas à l'envie de citer un passage qui se situe au début de la première nuit à l'entrée du parc: "Le parc coulait comme un ruisseau à travers la fenêtre ouverte, baignait les meubles, ruisselait jusqu'à mon lit. L'odeur de l'herbe se glissa jusqu'à mon oreiller. Une fraîcheur baignait ma tête. Je crus être couché sur une pelouse. Quelque part dans la maison, une grande horloge battait le ressac du temps, et l'on ne savait si l'on écoutait son propre coeur ou le bercement des vagues contre un quai". Que d'eau, que d'eau... et comme on s'y roule à plaisir. Ce n'est pas un hasard sans doute si le théâtre d'eaux est le lieu où le narrateur goûte les instants les plus innocents de ses promenades.

Cette réalité, on s'en aperçoit vite, suit une échelle de vigueur et de complexité inverse de celle de la vie éveillée. J'entends par là que les pierres du parc, notamment les statues, sont paradoxalement pleines de vie: ce sont elles d'ailleurs qui accueillent le narrateur dans le parc à sa première visite, puis de nouveau lorsqu'après la fête le narrateur désorienté, ayant effleuré les secrets du château sans les pénétrer, se réveille en automne. La végétation elle aussi moutonne, luxuriante, expressive: les pensionnaires du surintendant des jardins ou le jeune peuplier qui écoute le joueur de flûte sont presqu'aussi humains que les statues. En revanche, les animaux sont rares et transparents: pas d'oiseaux, un chien aux yeux vides et un cheval mécanique qui arpente le parc sans fin. Quant aux humains, ce sont des figures de cartes, malgré les liens de violence, d'amour et de haine qui les unissent. Leurs noms et titres mêmes en témoignent, germaniques pour les maîtres, italiens pour les saltimbanques, et français pour les petites princesses, tandis que le gentilhomme philosophe est, bien sûr, anglicisé. Ils ont des absences, un "mur de verre" les sépare du narrateur: bien sûr, ils ne sont que les ombres d'une lanterne magique.

De là sans doute la frustration du rêveur qui cherche dans ces fantômes la clef d'un mystère qui ne peut que se dérober puisqu'il n'y a en eux rien de plus que lui-même. Le rêve est aussi dans une topographie qui se dérobe, labyrinthe autour du labyrinthe, et dans les hoquets de la raison du rêveur. Des terreurs subites, qu'il ne s'explique pas, des absences, pour lui aussi: comment en vient-il, quand il gravit la tour, à être surpris de la présence d'un cavalier dont le cheval broute au bas des murs? comment peut-il se trouver après des heures d'errance dans la grotte à l'entrée du jardin chinois?

Après avoir tourné la dernière page sur ce Château d'Ombres qui évoque tour à tour Sylvie ou le Grand Meaulnes, j'ai commis la même erreur que le narrateur. Pour comprendre le livre, j'y suis retournée, je l'ai découpé, j'en ai recherché le sens à travers la structure. Et cet exercice si éclairant pour beaucoup de romans est resté, bien entendu, parfaitement vain. Si le sens du rêve était dans sa logique, cela se saurait.

Château d'Ombres, Marcel Brion, 1942

jeudi 26 novembre 2009

Exit Ghost

"Exit Ghost", le titre, est sans doute ce qu'il y a de plus réussi dans Exit Ghost, le livre. Cette didascalie ramasse en deux mots deux cent pages de symptômes gériatriques entrecoupées de quelques notices nécrologiques et de scènes de dialogue imaginaires entre deux protagonistes en carton-pâte.

Nathan Zuckerman réussit la performance de devenir plus antipathique à son lecteur à chaque nouveau roman: que peut-on aimer d'un homme qui se retranche volontairement de la société de ses semblables? De fait, à la remorque de ce vieux salopard misanthrope et bientôt gâteux, le lecteur traverse les pages sans éprouver une étincelle d'empathie pour les personnages. Pour comble de malheur, Roth-Zuckerman abuse d'un style d'écriture qui confine à l'escroquerie, alternant des phrases entortillées qui prouvent, au moins, qu'il maîtrise la grammaire, avec des litanies d'irritantes juxtapositions supposées, j'imagine, traduire la spontanéité (et l'indigence, en l'occurrence) du discours direct. Le mot le plus employé dans Exit Ghost est très certainement "and".

Ayant craché mon venin, je peux maintenant admettre que Roth explore le thème peu populaire de l'érosion des facultés physiques et mentales avec un sérieux et une détermination qui confinent à l'audace tant, que l'on soit écrivain ou que l'on soit simplement humain, on est tenté de se voiler la face. C'est ce qui fait la qualité de ce livre, qui, avec tous ses défauts, reste un roman original et un projet ambitieux et bien maîtrisé.

D'autres thèmes chers à Roth résonnent en mineur tout au long du livre: la politique dans la société américaine, la virilité et ses complications, les affres du rapport filial, mais aussi, en prolongement, la figure du surhomme. Ce père de substitution est l'objet d'une admiration délirante d'un personnage plus jeune du fait de son talent littéraire, de son intégrité morale ou de son engagement politique: c'est Ira Ringold dans J'ai épousé un communiste, E.I. Lonoff dans Exit Ghost, et le pauvre Seymour Lvov lui-même essaie d'atteindre à cette dignité dans Pastorale Américaine. Dans tous les cas, le roman est construit autour d'un conflit entre deux volontés, l'une qui tend à abattre la statue, l'autre à la préserver.

C'est ce qui explique peut-être en partie que les livres de Roth s'adressent, finalement, soit à un public suffisamment jeune pour croire encore au surhomme, soit à des lecteurs assez mûrs pour affronter l'exploration d'un vieillissement impitoyable. A ce stade, je ne suis ni l'un ni l'autre.

Exit Ghost, Philip Roth, 2009

dimanche 22 novembre 2009

Lettre d'une inconnue

Lettre d'une inconnue est la complainte d'une femme trois fois inconnue: tombée amoureuse très jeune d'un homme auquel elle n'a jamais parlé, obsédée par lui, elle le rencontrera encore deux fois et en aura un enfant, sans que jamais il ne la reconnaisse.

La nouvelle est remarquablement écrite, avec le vocabulaire et les tournures de l'obsession; toi et moi, feu et glace, lumière et obscurité renvoient sans cesse l'un à l'autre. Elle est savamment structurée par l'utilisation de thèmes refrains, tels que celui du bouquet de roses. Il s'agit surtout, et c'est tout son intérêt, d'une oeuvre dérangeante en ce qu'elle rapproche le sublime de l'abject, nous renvoyant ainsi tous à nos propres amours et à la question de savoir si tout sacrifier à sa passion est un acte de dignité et de clairvoyance, le propre de ceux qui vont à l'essentiel, ou un abaissement et une abdication de la raison, sans justification ni contrepartie.

J'ai eu d'abord l'impression (pour moi déplaisante) que l'auteur penchait vers une sorte d'admiration pour son héroïne. Ce sentiment est renforcé par les résonances christiques qu'évoque l'histoire de l'inconnue: comme le Messie que le Diable a tenté au désert, l'inconnue aurait pu, sans doute, tourner le dos au sacrifice et choisir de régner en ce monde - elle aurait pu sortir de son silence, se reconnaître faible, et peut-être tout aurait-il été possible. Mais, trois fois reniée, elle accepte l'obscurité et l'oubli, avec un unique sursaut qui évoque un "Lama Sabacthani". Assimiler la passion et la Passion apparaît comme une façon de grandir les émois humains, si, du moins, on accepte l'idée chrétienne selon laquelle le souverain bien est hors de l'homme et dans l'abandon de sa raison. Comme, en ce qui me concerne, je ne l'accepte pas, j'en suis venue à me demander si ce parallèle n'était pas, plus subtilement, une façon de ramener la foi à une forme d'hystérie.

Bref, comme chacun voit midi à sa porte, il me semble qu'on peut aussi lire la Lettre d'une Inconnue comme un plaidoyer infiniment habile pour l'humanisme et la raison. Tellement habile, d'ailleurs, qu'il en manquerait sa cible une fois sur deux. En tous cas, c'est certainement une oeuvre puissante que celle qui, en quatre-vingt pages, contient la Vérité des uns et la vérité des autres.

Lettre d'une inconnue, Stefan Zweig, 1927
Trad. Alzir Hella et Olivier Bournac

samedi 21 novembre 2009

The Face of Battle

John Keegan, que je lisais pour la première fois en version originale, est un historien militaire remarquable, à plus d'un titre. Dans La Première Guerre Mondiale, il m'avait frappée par sa capacité à fournir une vision générale des opérations tout en restant manifestement sensible au sort du combattant. L'autre élément saillant de cette lecture était le point de vue très concret et très éclairant appliqué au décryptage des opérations; Keegan montre notamment dans ce livre comment l'évolution de l'armement et de la logistique, en précédant celle des transmissions, rend impossible le commandement "de l'avant" ou quoi que ce soit qui s'en rapproche.

The Face of Battle n'est pas consacré à un évènement mais à une analyse du phénomène "bataille" au cours de l'histoire. S'appuyant sur trois exemples (Azincourt, Waterloo et la bataille de la Somme en 1916) choisis notamment pour la relative richesse de la documentation disponible, Keegan décortique ce qui constitue le vécu de la bataille et analyse le niveau de contrainte physique et mentale - distinguant officiers et hommes du rang, fantassins et cavaliers, s'intéressant aux blessés et aux fuyards, évoquant la composition sociologique des troupes, leur état d'esprit au regard de la religion et la date de leur dernier repas chaud: le tout dans une langue élégante à laquelle l'anglais prête sa concision quelque peu retorse.

Le livre s'ouvre sur une introduction, très intéressante mais dont la lecture m'a parue particulièrement ardue, consacrée aux carences de l'historiographie militaire sur le sujet que l'auteur s'apprête à traiter; d'où il ressort que le sujet est toujours traité, dans l'espoir de recréer un sens là où, sur l'instant, il n'y en avait guère, d'une façon exagérément schématique et abstraite, les divisions faisant figure d'entités homogènes animées d'une volonté unique. Il se clôt par quelques chapitres de synthèse et de prospective d'une extrême richesse. On y décèle, chez l'auteur, un certain scepticisme quant à la capacité du char et de l'avion à changer le visage de la bataille, mais également une conception de la stratégie en complète opposition avec la fascination de la manoeuvre qui travaille par exemple Liddell Hart. D'une façon qui a été d'ailleurs reprochée aux généraux anglo-américains, notamment par ce même Liddell Hart, grand thuriféraire de Manstein et des généraux allemands, Keegan semble admettre qu'au total, une bonne accumulation de moyens et une doctrine d'emploi des forces pas trop stupide sont les seuls leviers dont dispose l'état-major. Pour l'avenir (le livre date de 1976) Keegan s'interroge sur les conséquences de l'intensification du niveau de contrainte pesant sur le combattant (avec la désorientation et le confinement liés au char ou à l'avion, la dépersonnalisation extrême, le combat 24/24 aujourd'hui permis par les dispositifs de vision nocturne) et suggère que celui-ci pourrait finir par s'effondrer avant même le contact effectif avec l'ennemi, rendant de fait caduque la notion même de bataille.

S'il fallait reprocher quelque chose à Keegan (opération à laquelle je répugne tant je suis impressionnée par l'intelligence de cet homme, par la qualité de son écriture et par la profondeur et l'étendue de ses connaissances), c'est un fond de partialité pour le soldat britannique. Je veux bien que la documentation ait été abondante, mais le choix d'Azincourt et de Waterloo me paraît quand même un peu orienté. Ah, le soldat britannique! sa patience, son endurance et sa bonne volonté, le sens du sacrifice de ses officiers! Keegan vous tirerait des larmes avec les bataillons de potes de Kitchener. Au fait, il y a de quoi. Mais, tant qu'à mettre la pile aux Français sur les deux premières batailles, il aurait pu consacrer plus de quatre lignes à leurs exploits pendant la bataille de la Somme - et éviter le commentaire narquois sur les tranchées françaises fleuries de marguerites récupérées par les Anglais avant l'offensive.

The Face of Battle, John Keegan, 1976

jeudi 12 novembre 2009

La Réserve

De Russell Banks, je n'ai lu, avant La Réserve, qu'American Darling et Affliction qui sont d'ailleurs assez bons l'un et l'autre. Comme La Réserve, ils mettent en scène des personnages qui, aux prises avec des situations émotionnellement insupportables, dévident leur monologue intérieur en une succession de plans plus ou moins articulés entre eux, ce qui crée une impression d'anesthésie pour le lecteur. Celui-ci est confronté aux personnages non pas de l'extérieur, mais pratiquement à travers eux, même si le récit est fait à la troisième personne; mais quand l'émotion submerge les protagonistes, on repasse brusquement d'un discours intérieur suivant les méandres de leurs pensées à un regard extérieur rapportant strictement leurs actes. Ce procédé, conforté par une absence d'humour qui relève non du parti-pris mais, semble-t-il, de l'absence d'occasion, donne une impression curieusement clinique, mêlant une participation très intime du lecteur aux sentiments des personnages et une sorte d'indifférence ou de froideur à l'endroit de leurs destinées.

La Réserve est le lieu du roman: un endroit magnifique, totalement préservé écologiquement autant que totalement dénaturé sur le plan social et historique, un "zoo pour arbres" où un petit nombre de membres viennent de père en fils goûter les joies d'une vie proche de la nature dans des maisons en rondins soigneusement mal dégrossis, protégés par un règlement draconien et servis par des autochtones qui n'ont plus aucune autre source de revenus. Et si ce lieu fournit le titre, c'est que pèse sur tout le roman la dimension paradoxale et monstrueuse de ce lieu totalement factice et totalement naturel.

Les quatre personnages principaux - le peintre et aviateur engagé, sa femme, le guide de montagne veuf et bourru et la sulfureuse ex-débutante - illustrent ou résolvent chacun à leur façon cette contradiction entre nature et humanité qui ronge la Réserve. Ils sont beaux, sains, forts et habiles; mais le couple central, Vanessa Cole et Jordan Groves, réunit deux êtres en déséquilibre, l'une parce que son passé recèle des secrets qui la minent, l'autre parce qu'il ne parvient qu'à frôler la trop magnifique image de lui-même qu'il voudrait atteindre et ne parvient pas à concilier sa conception assez primitive de la liberté et ses engagements familiaux. Tous deux souffrent ainsi d'une innocence perdue, l'une parce qu'elle sait ce qu'elle ne devrait pas savoir, l'autre parce qu'il peut ce qu'il ne devrait pas pouvoir - il peut changer de vie, ce qui vide sa vie de sens.

La Réserve est en fait une utopie américaine, qui n'est pas sans points communs avec une communauté hippie, niant une réalité sociale inacceptable et cernée par un monde presqu'en guerre; c'est aussi, comme les communautés hippies, le lieu d'une tentative de recréation de l'Eden que la quête désespérée de l'innocence transforme en farce grotesque. Un livre assez frappant, finalement, même si, comme les autres Russell Banks, il n'est pas très agréable à lire: heureusement, il est publié par Babel qui, avec son papier crème et ses couvertures lisses, apporte au lecteur un petite consolation des sens.

La Réserve, Russell Banks, 2007
Trad. Pierre Furlan

mardi 10 novembre 2009

Mandragore

Je n'ai pas vraiment aimé Mandragore, qui est un roman outrageusement allemand: tout y est excessif, de la longueur des phrases au nombre des adjectifs, de l'abjection des personnages à l'ambiance romantisante et dépourvue d'humour. Cependant, c'est aussi un roman remarquablement bien construit, et sans doute bien écrit, si l'on apprécie le style fleuri.

La Mandragore éponyme est issue de l'imagination fertile de Frank Braun, jeune homme essentiellement occupé à jeter sa gourme; c'est lui qui conçoit le projet de féconder une prostituée avec la dernière semence d'un condamné à mort (oui, je sais). Son oncle, puissant et respectable vicelard adonné aux expériences de vivisection, est suffisamment émoustillé par l'idée pour la mettre en oeuvre et adopter le fruit de l'expérience. La petite Mandragore, d'emblée antipathique, grandit ignorante du secret de sa naissance, exerçant sur son entourage un ascendant cruel, apportant la chance à qui la possède et la mort à qui l'approche de trop près.

La puberté augmente évidemment l'emprise de son charme androgyne et vénéneux; mais c'est aussi pour elle la croisée des chemins, car elle passe sous la tutelle de Frank Braun, en tombe amoureuse et apprend l'histoire de sa conception. Gravement ébranlée (on le serait à moins), elle nourrit alors pour Frank Braun des sentiments puissants et contradictoires où se mêlent le désir de vengeance, la soif de possession et la terreur à l'idée de détruire son amant involontairement.

L'histoire se déroule sur fond de société interlope où s'ébattent des comtesses douteuses, des avocats véreux, des étudiants perpétuels et d'inutiles officiers. Les lois et les règles qui régissent ce monde apparaissent désuètes et purement conventionnelles, terrain de jeux pour des personnages décadents: tout cet arrière-plan dessine un monde en décomposition dans les crevasses duquel les "forces du mal", avec lesquelles on a pu faire plus ample connaissance vingt ans après Mandragore, commencent à passer leur gueule dentue. L'introduction de François Truchaud sur ce thème de l'éclosion des forces du mal est d'ailleurs tout à fait intéressante.

Ce qui fait la force de Mandragore, outre cette lecture évidemment un peu facile a posteriori, c'est son thème qui réintroduit plusieurs mythes - celui de la mandragore bien sûr, celui de Frankenstein, créateur détruit par sa créature, celui de la sirène qui perd sa nature, à grande douleur, quand elle cède à l'amour d'un homme - dans un contexte non pas magique, mais teinté de cette ambition pseudo-scientifique fuligineuse qui caractérisait l'époque et que l'on retrouve tant dans les théories de la race que dans le matérialisme historique. Cette transposition devrait sans doute rendre plus facile d'adhérer à l'histoire, qui ne fait jamais explicitement appel au surnaturel; ceci étant, le roman reste furieusement métaphorique, et ne suscite pas le sentiment d'expérience. Plus qu'un roman, il est en fait lui-même un récit de l'ordre du mythe.

Mandragore, Hanns Heinz Ewers, 1911
Trad. François Truchaud

samedi 7 novembre 2009

Les accommodements raisonnables

Jean-Paul Dubois est français, comme son nom l'indique, et contemporain de surcroît, ce qui n'est pas engageant (je ne me remets pas du Renaudot de Beigbeder...). Ses héros déprimés ou névrosés, portant sur la politique française et la société américaine un regard désabusé sans être original, partagent avec ceux de Houellebecq le sens du détail inutile et le vertige devant la sexualité. Cependant, Dubois n'est pas un Houellebecq: il n'en a ni le côté systématique, ni le style wikipedia, ni le manque d'humour. Avec une vision du monde moins cohérente, ce qui est sans doute une infériorité, il a bien davantage d'humanité: on s'attache à certains des personnages qui traversent ses pages, ce qui n'arrive jamais avec Houellebecq.

A part cela, que dire des Accommodements raisonnables? l'intrigue, pour tout dire, ne mérite pas qu'on s'y étende. Ce livre est juste un moment, dans la vie de son héros comme dans celle de son lecteur (bien que plus bref dans un cas que dans l'autre...). On y entre, on en sort, sans savoir très bien à quoi ça a bien pu servir; mais tant qu'on y est, on n'y est pas si mal. Un bon livre de Relais H, et un auteur qui me reste sympathique - surtout parce que je n'ai jamais eu l'impression qu'il écrive pour se faire mousser.

Les accommodements raisonnables, Jean-Paul Dubois, 2008

mercredi 4 novembre 2009

L'Araignée d'eau

L'Araignée d'Eau, et son auteur inconnu de moi jusqu'à la semaine dernière, m'ont été chaudement recommandés: sans quoi, je n'aurais jamais pensé à m'y intéresser. Le fantastique m'a toujours fait l'effet d'un genre difficile, où l'échec est fréquent et généralement fort ridicule; il est bien rare qu'un auteur parvienne, à coup de visions "d'angles obscènes" ou de créatures indescriptibles, à entrer en résonance avec l'expérience de son lecteur.

Mais c'est précisément ce que fait Béalu dans l'Araignée d'Eau, avec une extraordinaire habileté. Par l'exploration de ces marges incertaines qui s'étendent entre le rêve et l'éveil, où il déploie un sens étonnant de ces détails précis et déplacés qui donnent sa puissance au rêve tout en révélant au rêveur son état; par ses pérégrinations aux accents vaguement bradburiens dans ces lieux fantastiques par vocation que sont les foires et les échoppes borgnes à la destination douteuse; par la confrontation à une logique implacable dont le principe fuit devant la raison, dans un mouvement qui rappelle Borges...

Le conte de l'Araignée d'Eau et les courts textes des Messagers Clandestins (avec mentions spéciales pour le Soliloque d'un veuf, les Enfants Rois et la Chronique de l'An Pire) qui complètent le recueil enlacent trop de thèmes pour qu'il soit possible d'en extraire l'arête: l'amour et la mort, la pureté et la faute s'y rencontrent dans une complexité qui appelle là encore à l'expérience des vies humaines où rien n'est réellement démêlable.

Cette maîtrise exceptionnelle, qui s'appuie sur un vocabulaire transparent où affleure parfois une dérision grinçante, m'a donné l'impression de toucher du doigt pendant quelques instants le propos et le sens même de la littérature fantastique: explorer et déplier la couche supplémentaire de réalité, obéissant à des lois insaisissables, qu'introduit dans le monde physique le grouillement fascinant du psychisme humain. Alors que le fantastique crée souvent un sentiment de frustration ou de mystification chez le lecteur, on referme l'Araignée d'Eau à regret, avec le sentiment de tenir dans sa main une boîte remplie de quelque chose de chatoyant et de visqueux.

L'Araignée d'eau, Marcel Béalu, 1948

mardi 3 novembre 2009

Washington Square

Washington Square est un roman théâtral. Peu de personnages - en dehors des quelques figurants, quatre personnages qui assument, d'ailleurs, des rôles du répertoire - et, comme dans un vaudeville, une série d'entrevues pour laquelle on nous indique, en didascalie, dans quelle pièce elles se déroulent (et, au besoin, sur quel fauteuil). Evidemment, les deux épisodes qui interviennent pendant le voyage en Europe de l'héroïne et de son père obligeraient à renouveler les décors, et il y a aussi une scène dans un bar à huîtres, mais dans l'ensemble, je suppose qu'un metteur en scène pourrait se tirer avec honneur de la gageure.

De plus, supprimer la voix du narrateur (voix qui parle, au demeurant, un langage aussi châtié que délicatement ironique) aurait certains avantages. Il se trouve en effet que, dans cette atmosphère restreinte et entre gens de peu de mots comme le sont Catherine et son père, l'intervention du narrateur est plutôt plus perturbante que d'habitude. On a l'habitude que ledit narrateur sache ce que tout le monde ignore, mais curieusement, dans cette ambiance, cela passe un peu les bornes. Et comme toute l'histoire est celle d'une incapacité à communiquer (entre Catherine et son père), on imagine bien qu'on pourrait laisser le lecteur se débrouiller avec le non-dit.

Tout ceci ne tend pas à insinuer que le livre n'est pas bon, ou qu'il aurait été meilleur autrement; de fait, il est délicieusement écrit - je ne résiste pas au plaisir de citer le père accusant, à mots couverts, sa soeur d'avoir reçu chez lui le prétendant de sa fille: je ne vous pose pas de question, dit-il, "I wouldn't put you to the inconvenience of having to - a - excogitate an answer". Ce qui est une façon particulièrement délicate de traiter quelqu'un de sale menteur; on souhaiterait être capable d'en faire autant. De plus, privé de toute possibilité de diversion par une focale volontairement rétrécie (ou élargie? je n'y ai jamais rien compris), l'auteur est contraint de porter une attention serrée à ses personnages, qui présentent, en ce qui concerne les deux protagonistes, une densité remarquable pour des gens aussi peu diserts.

Quant à ces personnages, puisqu'il faut quand même venir à en parler, avouons-le: j'ai eu vaguement l'impression que la pauvre Catherine était, comment dire... différente? Son père la compare (favorablement, il est vrai) à un paquet de châles. Cette pauvre fille, qui vit entre son père manipulateur et son soupirant intéressé un véritable drame, se montre durablement incapable d'avoir la moindre réaction dramatique. Son destin est finalement totalement énigmatique: a-t-elle eu, en chassant son ancien soupirant, le dernier mot, et la tranquillité qui l'accompagne? a-t-elle été définitivement anesthésiée par les cruautés morales auxquelles elle a dû faire face? Morris, le soupirant, et l'exaspérante tante Penniman sont moins ambigüs. En revanche, le docteur Sloper est parfaitement méphistophélique. Il aime sa fille moins qu'il ne la méprise, et moins qu'il n'aime avoir raison; mais on ne cesse de se demander si, au fond, il ne l'aime pas plus qu'il n'est capable de le montrer.

La symétrie et la sobriété de la distribution, l'inocuité apparente des situations (après tout, personne ne perd son gagne-pain ou sa position sociale, personne ne va même jusqu'à faire une scène) et le contraste entre cette inocuité et la violence morale qui est faite à Catherine sont réellement remarquables, ce qui fait de ce roman une oeuvre peu commune.

Washington Square, Henry James

samedi 31 octobre 2009

Histoire d'un Allemand

Voilà un livre qui remplit fort exactement le programme que s'est donné son auteur: à travers sa propre histoire d'Allemand moyen, âgé de 7 ans en 1914, retracer la montée du nazisme et identifier les mécanismes qui ont fait des Allemands autant (ou presque) de nazis. Le récit suit ce programme sans défaillance, avec un style tout à fait lisible et pimenté occasionnellement d'une certaine dérision soulignant tout ce qui, dans les tribulations intellectuelles et morales des Allemands de l'époque, confine à l'absurde.

Le choix de la date de 1914 tient à ce que l'entrée en guerre marque pour l'auteur le début d'une période de recul de la sphère privée; dès l'enfance, "environ vingt classes d'âge avaient eu l'habitude de voir la sphère publique leur livrer gratuitement la matière première de leurs émois véritables..." Guerre, défaite, révolution, conséquences des réparations, inflation délirante: à la fin de 23, ces jeunes non seulement n'ont pas l'expérience d'une véritable vie privée, mais ont une conscience aigüe de la fragilité de toute institution. Aussi ne sauront-ils pas, pour une partie d'entre eux, profiter du calme relatif ramené par Stresemann: Sebastian Haffner en voit un indice dans la passion pour le sport, qui se développe à l'époque.

La disparition de Stresemann et l'avènement de Brüning ferment le "prologue" et sonnent le glas de cette période où tout semblait encore possible; Brüning est maladroit et défend la République avec les moyens d'une dictature. La montée aux extrêmes commence alors et aboutit en trois ans à la nomination de Hitler comme chancelier. L'incendie du Reichstag qui intervient peu après déclenche les premières atteintes légales aux droits civiques; ceux qui auraient du s'opposer - les communistes, les républicains, la Reichswehr - échouent ou abdiquent. Le régime montre ensuite très rapidement sa brutalité intrinsèque et révèle ses démons, notamment celui de l'antisémitisme. Ce processus fait l'objet de la seconde partie, intitulée "la révolution".

La troisième partie, l'Adieu, décrit en fait, à travers le parcours de l'auteur qui passe notamment par une période de camp para-militaire obligatoire pour jeunes magistrats stagiaires, le processus qui fit adhérer au nazisme une majorité d'Allemands qui n'avaient pas voté pour Hitler et que les brutalités du régime révulsaient. La terreur joue dans ce processus un rôle plus important que celui que l'on peut se figurer à la lecture de travaux historiques tels que Backing Hitler, de Robert Gelatelly. La "Gleischschaltung" (mise au pas) de la vie culturelle, en particulier, apparaît extrêmement brutale, avec suicides d'un certain nombre d'écrivains, d'acteurs et de chansonniers, certains "abattus en tentant de s'enfuir" ou sautant du quatrième étage de leur prison pour échapper à un sort non précisé. Second facteur, la banalisation de la violence, nécessaire à un régime issu de la tourbe de la société, a des racines anciennes et se trouve accélérée notamment au travers du débat institué (par les relais d'opinion mis au pas) sur la "question juive" - l'auteur remarque d'ailleurs que les violences antisémites auraient dû, logiquement, engendrer un débat sur la question antisémite. Troisième élément qui trouve un écho dans les études faites sur le moral des forces armées (chez Bartov et Browning notamment), la camaraderie, spécialité des régimes fascistes, est décrite par l'auteur comme l'abdication réconfortante de tout sens moral et de toute liberté personnelle. D'abord impuissant devant la terreur, puis progressivement anesthésié (au point, indique comiquement l'auteur, que "même le martyre physique n'inspire guère d'autre réflexion que "Pas de bol") et finalement attaché au régime par l'intermédiaire de ses "frères d'armes", l'individu est pris au piège et conduit à l'abdication.

Les souvenirs de Sebastian Haffner, écrits en 1939 alors que l'auteur s'est exilé, s'arrêtent en 33: on le regretterait si on ne sentait bien que dès ce moment tous les traits déterminants du régime sont en place, tous ses leviers d'action identifiés et, en quelque sorte, son destin déjà écrit. Cette prédétermination a d'ailleurs fait douter de l'authenticité du texte de Sebastian Haffner, tant sont nombreux ceux qui se sont trompés sur la nature du régime. Remarquable par sa clairvoyance, ce texte livre en effet tout uniment ce que les travaux historiques postérieurs à l'effondrement du régime ont reconstitué péniblement et de façon finalement moins transparente.

Histoire d'un Allemand, Souvenirs (1914 - 1933), Sebastian Haffner


vendredi 30 octobre 2009

Cinq contes émouvants

Je doute, à vrai dire, qu'être émouvant soit la principale qualité d'une oeuvre pour enfants. Quand je tourne la dernière page dans un silence de mort et que quatre grands yeux humides me considèrent d'un air de vague reproche, je regrette de ne pas avoir choisi Roule Galette comme histoire du soir. Mais il faut reconnaître, par ailleurs, que tirer des larmes au lecteur devient une performance quand on est soumis aux contraintes du genre.

Voilà donc mon top five des histoires lacrymogènes pour enfants (je précise que je n'ai jamais lu la Petite Fille aux Allumettes...):
- La Chèvre de Monsieur Seguin (A.Daudet)
- Marlaguette (M.Colmont)
- Le Petit Soldat de Plomb (Andersen)
- l'Oiseau de Pluie (O.Weulersse)
- Le Vilain Petit Canard (Andersen)

Marlaguette et le Petit Soldat de Plomb sont des histoires d'amour muet et impossible, et des histoires de sacrifice: le sacrifice du loup de Marlaguette, qui se laisse mourir de faim par amour, est volontaire, mais n'est pas plus émouvant que la mise en scène sacrificielle qui entoure la fin du Petit Soldat de Plomb et de sa dulcinée. Ce Petit Soldat joue en outre sur des ressorts qui touchent sans doute plus l'adulte que l'enfant, comme l'évocation de la condition militaire, faite de bravoure et de passivité, et vouée naturellement à l'oblation.

La Chèvre de Monsieur Seguin est également l'histoire d'un sacrifice, sous-tendue par une vision très noire du destin des êtres - des chèvres, en l'occurrence - qui ont le choix entre une vie bornée et une brève et épuisante apothéose. Peut-être faut-il se féliciter de ce que ce choix existe, mais je n'ai pas eu l'impression que cette conclusion optimiste était à la portée de mon auditoire, et avouons que, même pour un adulte, ce n'est pas particulièrement réconfortant.

L'Oiseau de Pluie est, un peu comme Marlaguette, une histoire asymétrique entre un enfant et un animal: captif, cette fois-ci, involontairement, l'oiseau - que l'on voit finalement assez peu - s'envole à la fin et, sans rancune, convoque la pluie sur le village assoiffé; c'est la conjonction de cette liberté retrouvée et cette innocence de l'oiseau qui attendrit. J'y vois l'une des réussites les plus discrètes mais aussi les plus étonnantes de la liste, tant le récit joue peu sur les ficelles de la personnalisation ou des situations dramatiques.

J'ai gardé pour la fin le Vilain Petit Canard, pour lequel je n'ai pas beaucoup de sympathie car le canard est un vrai anti-héros: totalement passif, il ne fait guère que s'apitoyer sur lui-même et n'a aucune part dans la transformation qui en fait, à son insu, un Adonis des pataugeoires. De plus, comme d'ailleurs dans le Petit Soldat de Plomb, Andersen cède au démon de l'accumulation et déverse sur la tête du malheureux palmipède une somme de mésaventures qui rendent l'histoire un peu fatigante à raconter. Mais le ressort majeur de l'histoire fonctionne parfaitement: la terreur de l'abandon et du rejet, la soif d'amour qui possède les petits enfants - et qui est si profonde, et si légitime, qu'il est à vrai dire un peu honteux de l'exploiter si crûment.

Pour les quatre autres, ce sont des histoires brèves et sans paroles, à un ou deux personnages; histoires d'amour, de sacrifice et d'innocence... L'étonnant n'est pas qu'elles touchent les adultes, mais qu'elles parviennent à parler aux enfants de ce qui est encore si loin de leur expérience.


jeudi 29 octobre 2009

Mr Skeffington

Malgré son nom tudesque, Elizabeth von Arnim est, en tous cas quand elle écrit, plus anglaise que la reine Victoria. Etats d'âme féminins et vagabondages dans un univers tout de conventions où chaque geste, chaque inflexion et chaque nuance prend un sens précis: on aime ou on n'aime pas, mais en tous cas, dans ce genre de roman, l'intrigue s'efface souvent derrière l'ambiance. Le sujet de Mr Skeffington, qui n'échappe pas à la règle, est en soi assez confondant: l'ex madame Skeffington, heureusement divorcée depuis vingt-cinq années bien remplies grâce à son charme et à sa beauté, se trouve à la veille de ses cinquante ans dépouillée de ses arguments physiques et, de plus, hantée par le fantôme de son mari, qui occupe son ancienne chaise devant la table du petit déjeuner.

Elizabeth von Arnim tire de cette mince entrée en matière un développement dont le moins qu'on puisse dire est qu'il fait peu de place à l'inattendu. La pauvre Fanny, qui a perdu ses repères avec ses attraits, rencontre successivement tous ses anciens chevaliers servants dans une collection de scènes apocalyptiques (sur le plan mondain, bien entendu). Ce chemin de croix culmine dans un épilogue parfaitement ridicule et prévu depuis la page 4, avec en prime une intervention des nazis comme Deus ex Machina, ce que j'ai pris comme une insulte personnelle.

Comme il est cependant évident qu'Elizabeth von Arnim considère l'intrigue ainsi résumée avec autant de dérision que le fera son lecteur, et qu'elle ne l'utilise que pour promener jusqu'à la rédemption une héroïne pour qui on se sent vite quelque tendresse et pour dresser autour d'elle un véritable jardin zoologique d'anciens amants décatis, on passe un fort bon moment. Et, bien sûr, l'écriture, "délicieuse", n'y est pas pour rien.

Mr Skeffington, Elizabeth von Arnim

mardi 27 octobre 2009

L'oeuvre au noir

Le côté antipathique de Marguerite Yourcenar, c'est sa maîtrise totale. Les Mémoires d'Hadrien m'ont fait passer l'idée d'écrire un roman; l'Oeuvre au Noir m'a même fait douter d'être capable d'en lire un correctement. Passons sur le fait que je suis obligée de recourir à Wikipédia pour comprendre le titre (et encore... l'alchimie, manifestement, exige qu'on s'y immerge); mais j'ai pratiquement dû relire la première partie du livre pour reconnaître Zénon dans le médecin de la peste et pour comprendre qui avait dépêché Perrotin. Entendons-nous, cela n'enlève rien à la clarté et à la qualité du roman: de fait, c'est plutôt un éloge, tant l'intrigue est construite et travaillée, et tant elle fait crédit d'intelligence au lecteur.

Il y a aussi cette langue, si ramassée et si directe qu'elle peut se permettre à l'occasion les détours les plus gratuits, il y a la densité des personnages, esquissés en quelques conversations - il est vrai développées à loisir - et pourtant présents, complexes, riches de virtualités et de plis qui restent obscurs, comme c'est le cas d'Henri-Maximilien et du prieur des Cordeliers. Qu'ont-ils compris, qu'ont-ils senti, qu'ont-ils pensé? plusieurs interprétations demeurent après leur mort, ce qui devrait en fait toujours être le cas. Il y a cette construction savante, avec les trois parties - l'errance, l'immobilité, la prison - mais surtout avec ces charnières si ouvragées que sont les chapitres Le Grand Chemin (ouverture sur une rencontre entre Henri Maximilien et Zénon au seuil de leurs vies d'errances), la Conversation à Innsbrück (deuxième et dernière entrevue des deux cousins avant le retour de Zénon à Bruges), et la Promenade sur la dune, pour moi l'un des moments les plus forts du roman: Zénon renonce, à la faveur de cette expédition, à reprendre sa vie errante pour sauver sa peau, et prend acte de la fin d'une phase dans la décantation de son propre être.

Il m'est resté de ma première lecture un sentiment d'horreur et d'effroi devant le climat de ce seizième siècle sanglant et de son ordre "liberticide" comme on dirait - stupidement - aujourd'hui; de la deuxième, outre l'admiration pour la belle ouvrage, l'amitié pour ces hommes libres que sont, chacun sur leur chemin, Zénon, Henri-Maximilien, Jean-Louis de Berlaimont. Et, franchement, je ne vois pas quoi ajouter; si vous n'avez pas encore lu l'Oeuvre au Noir, qu'attendez vous?

L'Oeuvre au Noir, Marguerite Yourcenar

Yakari et le bison blanc

Encore une oeuvre dont je n'avais pas mesuré la profondeur et l'impact lors de ma première lecture, vers l'âge de huit ans, me semble-t-il. Je dois corriger mon premier jugement après quatre lectures approfondies (en trente-six heures) et une partie de l'après-midi consacrée à chercher du bois pour réchauffer le tipi et à chasser le bison.

Je reproche à Yakari une composition des pages inutilement touffue et un vocabulaire un peu pauvre, sans parler de l'idéologie Arthus-Bertrandienne sous-jacente (et au demeurant respectable, mais tout ça est exagérément simplifié). Je lui reproche aussi son sujet, en soi, car si on s'adresse à des marmots pour faire la promotion d'un modèle culturel et social, il faut s'attendre à devoir expliquer ce que ce modèle est devenu, ce qui promet des moments pénibles.

Cela dit, je dois reconnaître que sur le plan narratif cet épisode, en tous cas, est parfaitement adapté à une cible 3-5 ans (la mienne): à part le rêve de Yakari, qui est convenablement onirique et ne prête pas à confusion, il n'y a pas de détour dans la linéarité du récit, pas de discours indirect - difficile à gérer quand on lit une BD à des enfants, comme en témoigne l'innommable Salade de Schtroumpfs que je n'ai pas daigné commenter ici). De plus, le récit est essentiellement centré sur Yakari et on évite autant que possible les allers-retours et autres "pendant ce temps..." Par ailleurs, il y a un certain nombre de beaux dessins, et beaucoup de questions fascinantes à commenter (du genre "comment ils font, les Indiens qui n'aiment pas le bison?").

En outre, force est de constater que les personnages sont crédibles (y compris Petit Tonnerre, Grand Aigle et le Bison Blanc éponyme) et que les jeux de rôle impliquant Yakari et sa copine Arc-en-ciel sont, à tout prendre, moins soûlants que la douzième représentation du baptême de la Belle au Bois dormant. Mais ce qui est frappant, au bout du compte, c'est que les histoires accessibles aux tous jeunes enfants et offrant un réel support à l'imagination (beaucoup d'histoires sont trop courtes, tout simplement, pour qu'un enfant se prenne au jeu) sont souvent pauvres en petits héros masculins. Je comprends mon fils qui préfère se prendre pour Yakari que pour Simplet ou Pinocchio - ou même pour Mowgli, qui, tout fils de la jungle qu'il est, est assez corniaud pour se faire prendre, à la fin du film, aux ruses éculées de la petite Indienne.

Yakari et le Bison Blanc, Derib et Job

mercredi 21 octobre 2009

L'éthique du soldat français

S’appuyant sur de nombreux témoignages, ce livre défend de façon ramassée et accessible l’idée qu’un code de comportement fondé sur des valeurs universelles constitue un atout opérationnel et stratégique pour les forces armées, dans des contextes d’interposition mais également d’affrontement classique.

Cette thèse se heurte de prime abord au débat sur le caractère plus ou moins universel des valeurs en question, mais la question apparaît très rapidement comme peu pertinente dans la mesure où l’approche adoptée par le livre est essentiellement utilitariste et pragmatique. De fait, l’adoption de règles éthiques exigeantes apporte des bénéfices variés : préservation de la santé morale et psychologique des combattants, contagion positive entraînant un traitement décent par l’ennemi des personnes vulnérables (prisonniers, civils…), frein à la radicalisation, et amélioration significative des conditions de négociation en sortie de conflit. L’auteur prône donc le respect de la vie et de la dignité humaines ainsi que l’ambition d’exemplarité comme composante de l’efficacité des missions (ainsi bien sûr que de leur légitimité, celle-ci se construisant largement a posteriori).

Les exemples fournissent également matière à passer en revue les embûches qui conduisent aux dérapages : la peur, l’orgueil, le désir de vengeance et la perte de repères. La formation des hommes, la cohésion autour du chef et la responsabilisation de chaque soldat sont proposées comme les clés permettant de maîtriser ces facteurs. Ainsi un acte contraire à l’éthique ne doit-il jamais être « couvert » et passé sous silence, quelles que soient les circonstances qui ont entraîné le soldat à déraper.

L’auteur est cependant conscient des limites de l’approche conséquentialiste, puisque le chef ne maîtrise pas l’avenir au moment de sa décision ; il propose donc aux militaires de s’en tenir à la règle selon laquelle une intention bonne et une action bonne dédouanent l’auteur d’un acte de ses possibles conséquences mauvaises.

Au total, la réflexion s’appuie sur un cadre simple, absolument pas fumeux ou moralisant : on imagine aisément une modélisation économique des décisions reposant sur un coefficient attribué à l’utilité de chaque être humain, selon une courbe « en volcan » (les plus lointains ayant un coefficient tendant vers zéro, et les proches – la descendance, notamment, mais également les frères d’armes dans certaines circonstances – ayant un coefficient très élevé, celui de l’individu lui-même se situant un peu plus bas). Le cadre de la théorie des jeux est également sous-jacent, d’autant que le « dilemme du prisonnier » est parfois employé pour justifier des méthodes extrêmes, ce qui revient à oublier qu’on ne se trouve pratiquement jamais dans le cadre d’une partie à un coup, mais plutôt dans un nombre très grand d’itérations.

Ce qui manque ? un peu de légèreté de plume (le style est très « TTA »), quelques conseils pratiques aux jeunes officiers responsables de la formation de leurs hommes, et le sujet délicat de la guerre d’Algérie. L’auteur promet d’ailleurs d’y revenir dans une prochaine édition qui sera, semble-t-il, traduite en espagnol, voire en anglais. Bref, il s’agit d’un livre raisonnablement optimiste, qui pour moi apporte une réponse modeste et ciblée, mais assez convaincante, à la problématique posée par un John Rawls : comment construire une morale sans fondements religieux ?

L’éthique du soldat français, colonel Benoît Royal

mardi 20 octobre 2009

Le Désert des Tartares

Le Désert des Tartares est un modèle de roman « désemparé ». Techniquement, il est magnifique dans sa brièveté et dans l’habileté du traitement du temps, le fil du récit restituant l’accélération mécanique de l’existence que Buzzati évoque explicitement à plusieurs reprises. S’il s’arrête parfois, c’est sur quelques jalons mortuaires – la mort absurde du soldat, la mort enviable quoique non moins absurde d’Angustina, la mort de l’espoir d’amour et de renouveau de Drogo – mais au bout d’un moment même ces jalons sont traités a posteriori comme s’ils passaient trop vite pour être aperçus (c’est le cas des étapes du vieillissement physique de Drogo).

Sur cette méditation funèbre pèse le climat de conspiration qui enveloppe souvent les textes de Buzzati : quelqu’un, quelque part, manipule Giovanni Drogo, on lui ment. Et on s’immerge à plaisir dans cette ambiance étrange, dans le fort vétuste où circulent des bruits difficiles à interpréter et où les hommes se transforment peu à peu en fantômes – comme le capitaine Ortiz, vide de tout hors ses espoirs déçus et sa bonne éducation.

Sur le fond, le Désert des Tartares renvoie en abîme le sens de la mort et le sens de la vie, sans laisser beaucoup d’espoir au premier abord ni sur l’une ni sur l’autre. Les anciens condisciples de Drogo sont peut-être restés « en ville » dans un monde actif et changeant ; ils ont peut-être eu des carrières et des enfants ; on ne pressent pas néanmoins qu’à l’heure dernière ils aient tant à se glorifier. La vie de Drogo est plus nue et en ce sens plus exemplaire, mais on ne voit pas de différence fondamentale. Et cette vie a préparé sa mort, cette mort merveilleusement aboutie et sereine, juste après la dernière et la plus grosse des déceptions : dans sa chambre d'hôtel, loin du fort animé par l'arrivée de l'ennemi, Giovanni se redresse et arrange son col et, dans le noir, bien qu’il n’y ait personne pour le voir, il sourit.

Et ce sourire qui clôt le roman et la vie de Drogo réalise une synthèse étonnante entre l’accomplissement parfait et l’aveu de totale absurdité, de total échec. En cela, la conclusion du Désert des Tartares m’apparaît bien plus réjouissante que celle du Guépard, une autre mort italienne à l’hôtel. Buzzati nous donne à voir le sens même de l’existence dans la conscience de son absurdité. Le Guépard est le roman du naufrage d’un homme dont le monde s’effrange rapidement autour de lui. Le Désert des Tartares est celui d’une mystérieuse ascension.

Le Désert des Tartares, Dino Buzzati, 1940

vendredi 16 octobre 2009

J'ai choisi la liberté

Commenter le livre de Victor Andreïevitch Kravchenko est un exercice assez vain puisqu'il a été l'occasion, lors de sa parution en 1947, d'une campagne de diffamation suivie d'un procès célèbre pendant lequel se sont affrontés, dans un cadre judiciaire qui n'était certes pas à la mesure du sujet, les compagnons de route - fermement appuyés par l'Union Soviétique - et les enfants perdus de l'idéologie dont la plus connue restera Margarete Buber Neumann (auteur de Prisonnière de Staline et d'Hitler, dont Todorov nous garantit allègrement qu' "on sort de la lecture de ses livres un peu plus confiant dans les ressources de l'espèce humaine").

Bref, quelques mots tout de même: d'abord pour constater que ce livre est un document assez rare sur le monde soviétique vécu de l'intérieur - de fait, on ne manque pas de textes puissants sur le Goulag par des témoins directs, mais les anciens membres du Sovnarkom sont généralement moins diserts. Evidemment, Kravchenko n'est pas historien et il a écrit son livre sous pression; pour autant, ce témoignage qui concerne la société "libre" et non celle du Goulag est parfaitement fascinant pour ce qu'il dévoile des règles qui la régissent. Particulièrement marquant est le fait que les camarades membres du parti les moins naïfs - comme Kravchenko après son passage en Ukraine pendant la famine - sont conscients, sur le moment même, des mécanismes qui ont mis longtemps à être mis au jour par les observateurs: le jeu des procès et des purges, la réécriture de l'histoire, le double langage... Cette distanciation immédiate compense en un sens l'absence de distanciation de Kravchenko avec sa propre histoire, son incapacité assumée, jusque dans la construction extraordinairement convenue de son livre, à décrire autre chose que cette histoire. C'est ce qui permet de comparer ce livre à un autre texte fascinant sur le communisme (pas réédité non plus, malheureusement): Maurice Thorez, vie publique et vie secrète, écrit par Philippe Robrieux, historien et communiste repenti, lui-même acteur de l'appareil communiste français sous Thorez dernière période. Il n'y a guère que ces témoins de l'intérieur qui soient en mesure de démonter les rouages de la machine communiste.

Cette question du témoin de l'intérieur, autrement dit, forcément, du renégat, du traître, est frappante quand on a lu le livre et qu'on s'est documenté sur le procès. L'un des arguments imaginés pour saper la crédibilité morale de Kravchenko par Joë Nordmann, l'avocat des Lettres Françaises attaquées en diffamation par Kravchenko, est le suivant: supposez Déat écrivant un livre sur la France et s'appuyant pour défendre son point de vue sur le témoignage d'anciens de la LVF...Kravchenko est un traître, comment peut-on le croire un instant? Kravchenko lui-même n'aura cessé, dans son livre, de se défendre préventivement contre cette accusation dont on sent qu'elle lui pèsera lourdement sa vie durant. Le traître à sa patrie est une figure universellement haïe; il obéit forcément à des motifs indescriptiblement mesquins. Et pourtant, la patrie ne devrait-elle pas d'abord se regarder dans les yeux du traître pour comprendre comment la trahison est possible? Il me semble, à entendre l'écho du torrent d'invectives déversées sur Kravchenko (et sur Déat, qui ne m'est pas autrement sympathique) que pour pousser à la trahison un homme d'action et de conviction il faut que la patrie ait elle-même failli. Hors la vie ou la liberté, quand elles sont menacées, que peut-on gagner par la trahison qui compense ce que l'on perd, histoire, racines, amis, estime de soi? à cette aune, imaginer une trahison purement crapuleuse est ridicule, et donc la trahison ne peut pas conduire à mettre en cause le sens moral du traître. Bref, je m'éloigne un peu du sujet, mais je me demande comment cette question de la trahison serait traitée aujourd'hui, maintenant que la guerre s'éloigne dans nos rétroviseurs.

Autre sujet de réflexion ouvert par l'histoire, écrite et non écrite, de Kravchenko: le fait qu'il n'a convaincu personne. Bien que cette question soit totalement oiseuse, je me demande si j'aurais été convaincue, à l'époque. D'un gentil trop gentil, ne se dit-on pas toujours qu'il cache quelque chose, surtout quand c'est lui qui raconte l'histoire? Cet épisode, et toute l'histoire du communisme d'ailleurs, est assez perturbant car il met en question l'idée de "vérité". Plus précisément, je me demande quel autre moyen que l'expérience directe aurait pu révéler sur le moment la nature du "socialisme dans un seul pays". Question oiseuse, là encore. Mais alors quelle leçon, finalement, peut-on tirer de la catastrophe communiste? Pourquoi tous ces gens sont-ils morts si on n'arrive même pas à en sortir une conclusion intelligible et opérante?

J'ai choisi la Liberté, Victor A Kravchenko, 1947

jeudi 15 octobre 2009

La Désobéissance

En vérité, voilà un livre qui ne m'inspire pas du tout; je ne sais positivement par quel bout le prendre.
Il est pourtant d'une grande linéarité: en dehors de l'annonce de la maladie de Luca, qui intervient dès le début du roman (au moment où les prémisses de cette maladie seraient bien insuffisants pour la laisser prévoir, du moins pour le lecteur non averti qui ne saurait pas que Moravia lui-même, etc), prolepses et analepses sont rares et discrètes.

Mais la dissection minutieuse des sensations et sentiments du jeune Luca et la dissolution et recomposition du sens du monde qui l'entoure produisent un effet assez nauséeux. Autour de Luca les couches de conventions, de valeurs et de sentiments s'effritent petit à petit, mettant à nu un monde vide de sens. Sa lucidité maladive pourrit tout autour de lui, et sa tentative pour assumer ce dégoût et se rattacher par lui à la vie échoue dans la décomposition du corps de la gouvernante qui l'attirait, d'une façon nettement ambiguë. En même temps, cette putréfaction n'atteint pas sa personnalité puisque celle-ci s'affirme dans la résistance à l'absurdité générale - la "désobéissance".

La maladie de Luca est l'occasion de crever l'abcès: les bourgeonnements nauséabonds l'envahissent entièrement dans son délire, évoquant fortement les crustacés qui poursuivaient Sartre (il semble que le grouillement de pattes ou de pinces soit une obsession existentialiste fort répandue..). Quand Luca émerge du délire, c'est dans un univers qui reste peuplé, mais cette fois-ci ce sont des volontés bienveillantes et proprettes qui l'habitent. Cela peut difficilement être considéré comme un message d'espoir, toutefois, car Luca reste complètement à côté de ses pompes et pour tout dire un peu "ravi". Néanmoins il a retrouvé du sens à ce qui l'entoure sans perdre sa lucidité; il me semble que l'intention humaine, naïve et pas toujours très adroite, qu'il déchiffre à présent dans tout ce qui l'entoure, des attentions amoureuses de l'infirmière aux étiquettes colorées sur les fioles de médicaments, bénéficie maintenant de son indulgence et de sa tendresse.

Pour autant, moi, lecteur, le sens de cette histoire ne cesse de m'échapper. Je n'ai pas eu à travers la désobéissance le sentiment de l'expérience, ce qui est d'autant plus injuste que vraisemblablement l'expérience est chez Moravia à l'origine de ce qui m'apparaît malheureusement comme une simple fable un peu ampoulée.

La question qui se pose pour moi après cette lecture est de comprendre pourquoi, dans cette époque terrible de crise du sens qu'ont été les années 30 et 40 en Europe, les hommes qui ont résisté aux solutions de facilité prétendant recréer un sens - à l'histoire ou à leur place sur la terre - l'ont payé en rêvant de crustacés?

La Désobéissance, Alberto Moravia, 1948

vendredi 9 octobre 2009

Les origines de la Solution finale

Christopher Browning est l'auteur de Ordinary Men, un essai passionnant sur l'évolution psychologique d'un bataillon de réservistes de la police allemande lancé à la chasse aux Juifs en Pologne. Avec les origines de la Solution finale, il se lance dans une exploration minutieuse du processus de décision dont il situe les étapes cruciales entre le début de la guerre et le printemps 1942. Cet essai réconcilie les approches fonctionalistes et intentionalistes qui ont opposé les historiens, en démontrant comment le "polycratisme compétitif" caractéristique du troisième reich s'est conjugué avec les fantasmes hitlériens et avec les à-coups du calendrier de la guerre pour faire émerger une "solution" imprévue à un problème que les nazis se sont inventé.

Le problème, c'est celui que posent, dès l'invasion de la Pologne, les échanges de population: le rapatriement des Volksdeutsche de Russie et des zones occupées par les Russes impose qu'on leur fasse de la place. C'est alors que commencent les déportations - de Polonais d'abord. L'afflux de rapatriés et de profiteurs accélère le mouvement et les autorités identifient rapidement les Juifs comme une catégorie sur laquelle on peut augmenter la pression. Mais les concentrations de population démunie, à la charge de la collectivité, embarrassent les administrateurs civils qui commencent à rêver d'une solution "finale" basée sur l'expulsion et l'émigration (c'est, au moment de la campagne de France, le Plan Madagascar qui interrompt provisoirement la construction de ghettos "inutiles"). L'alternative entre attrition et production se fait jour dès ce moment: faut-il affamer les Juifs des ghettos pour les forcer à livrer leurs supposées richesses, ou faut-il organiser le ghetto en lui fournissant des débouchés économiques afin qu'il ne soit pas à charge? Les administrations se renvoient la responsabilité des populations, interprétant au mieux de leurs intérêts les "directives" parfaitement théoriques de Berlin.

Dans ce climat de frustration accentué par l'échec des opérations contre la Grande Bretagne et la dissolution des espoirs placés dans le Plan Madagascar, l'invasion de l'Union Soviétique marque un tournant: le Kommissar Befehl et autres directives exorbitantes du droit des gens créent dès avant les opérations un état d'esprit inédit au sein de la Wehrmacht, cependant que des unités spécialisées sont constituées pour la "pacification" des arrières. La coopération de la Wehrmacht leur est acquise. Ce qui commence par des représailles et des exécutions de "communistes" et de "partisans" tourne rapidement au massacre des Juifs, assimilés au bolchevisme. Les meurtres de masse de femmes et d'enfants ne commencent pas tout de suite mais résultent, comme souvent, d'initiatives de terrain validées a posteriori par le centre. Pas de plan, donc, pour la Shoah par balles, mais un glissement progressif à la faveur de la compétition entre administration civile (Gauleiter et ReichsKommissar), autorités militaires et organes de sécurité sous la férule du Reich Sicherheit Haupt Amt (RSHA).

Alors que les exécutions de masse s'enchaînent, l'inconfort des administrateurs allemands en Pologne s'accroît sous l'effet de la pression des territoires de l'Alte Reich: à Berlin, à Vienne, on se verrait bien "judenrein" et le Gouvernement Général apparaît comme un dépotoir idéal. Parallèlement, le RSHA acquiert une expérience ciblée dans le cadre du programme T4 d'euthanasie des handicapés et des malades, mais fait aussi l'expérience de la désapprobation de la population qui force finalement Hitler à interrompre le programme.

Il faut une solution; il la faut hors de vue des Allemands; il la faut "propre" car les tueurs des Einsatzgruppe accumulent les problèmes psychologiques. Or on a l'Est pour s'y cacher, on a le meurtre au gaz pour savoir-faire, et on a les moyens de s'attaquer à l'Europe entière: à l'automne 1941, la guerre est gagnée. Cet optimisme sera rapidement démenti; pas assez vite toutefois pour que Himmler et Heydrich reviennent sur les dispositions par lesquelles ils ont traduite la "prophétie" par laquelle Hitler, le 30 janvier 1939, annonçait la fin des Juifs d'Europe en cas de guerre.

Le processus est clairement exposé et illustré de nombreux arguments (parfois trop pointus pour être compris du premier coup), même si le livre présente quelques difficultés d'accès pour le lecteur non historien: il n'y a pas de glossaire, si bien qu'on se perd un peu entre les HSSPF, BdS et autres AOK, sans parler du fait que l'index ne rappelle pas les fonctions des différents acteurs (or, ils ont le mauvais goût de s'appeler grosso modo tous pareil: entre les Koch et Lohse, entre Bishop et Biebow, on s'y retrouverait sur deux cent pages, mais sur mille on rame). De plus, certaines coquilles (dates erronées, noms inversés) et des maladresses de traduction ne facilitent pas la tâche au lecteur. Pour autant, l'ouvrage a le grand mérite de fournir une explication compréhensible, c'est à dire sociale et psychologique et non magique ou métaphysique, du processus de décision le plus controversé de l'histoire.

Les origines de la Solution finale, Christopher R Browning, Points