samedi 31 octobre 2009

Histoire d'un Allemand

Voilà un livre qui remplit fort exactement le programme que s'est donné son auteur: à travers sa propre histoire d'Allemand moyen, âgé de 7 ans en 1914, retracer la montée du nazisme et identifier les mécanismes qui ont fait des Allemands autant (ou presque) de nazis. Le récit suit ce programme sans défaillance, avec un style tout à fait lisible et pimenté occasionnellement d'une certaine dérision soulignant tout ce qui, dans les tribulations intellectuelles et morales des Allemands de l'époque, confine à l'absurde.

Le choix de la date de 1914 tient à ce que l'entrée en guerre marque pour l'auteur le début d'une période de recul de la sphère privée; dès l'enfance, "environ vingt classes d'âge avaient eu l'habitude de voir la sphère publique leur livrer gratuitement la matière première de leurs émois véritables..." Guerre, défaite, révolution, conséquences des réparations, inflation délirante: à la fin de 23, ces jeunes non seulement n'ont pas l'expérience d'une véritable vie privée, mais ont une conscience aigüe de la fragilité de toute institution. Aussi ne sauront-ils pas, pour une partie d'entre eux, profiter du calme relatif ramené par Stresemann: Sebastian Haffner en voit un indice dans la passion pour le sport, qui se développe à l'époque.

La disparition de Stresemann et l'avènement de Brüning ferment le "prologue" et sonnent le glas de cette période où tout semblait encore possible; Brüning est maladroit et défend la République avec les moyens d'une dictature. La montée aux extrêmes commence alors et aboutit en trois ans à la nomination de Hitler comme chancelier. L'incendie du Reichstag qui intervient peu après déclenche les premières atteintes légales aux droits civiques; ceux qui auraient du s'opposer - les communistes, les républicains, la Reichswehr - échouent ou abdiquent. Le régime montre ensuite très rapidement sa brutalité intrinsèque et révèle ses démons, notamment celui de l'antisémitisme. Ce processus fait l'objet de la seconde partie, intitulée "la révolution".

La troisième partie, l'Adieu, décrit en fait, à travers le parcours de l'auteur qui passe notamment par une période de camp para-militaire obligatoire pour jeunes magistrats stagiaires, le processus qui fit adhérer au nazisme une majorité d'Allemands qui n'avaient pas voté pour Hitler et que les brutalités du régime révulsaient. La terreur joue dans ce processus un rôle plus important que celui que l'on peut se figurer à la lecture de travaux historiques tels que Backing Hitler, de Robert Gelatelly. La "Gleischschaltung" (mise au pas) de la vie culturelle, en particulier, apparaît extrêmement brutale, avec suicides d'un certain nombre d'écrivains, d'acteurs et de chansonniers, certains "abattus en tentant de s'enfuir" ou sautant du quatrième étage de leur prison pour échapper à un sort non précisé. Second facteur, la banalisation de la violence, nécessaire à un régime issu de la tourbe de la société, a des racines anciennes et se trouve accélérée notamment au travers du débat institué (par les relais d'opinion mis au pas) sur la "question juive" - l'auteur remarque d'ailleurs que les violences antisémites auraient dû, logiquement, engendrer un débat sur la question antisémite. Troisième élément qui trouve un écho dans les études faites sur le moral des forces armées (chez Bartov et Browning notamment), la camaraderie, spécialité des régimes fascistes, est décrite par l'auteur comme l'abdication réconfortante de tout sens moral et de toute liberté personnelle. D'abord impuissant devant la terreur, puis progressivement anesthésié (au point, indique comiquement l'auteur, que "même le martyre physique n'inspire guère d'autre réflexion que "Pas de bol") et finalement attaché au régime par l'intermédiaire de ses "frères d'armes", l'individu est pris au piège et conduit à l'abdication.

Les souvenirs de Sebastian Haffner, écrits en 1939 alors que l'auteur s'est exilé, s'arrêtent en 33: on le regretterait si on ne sentait bien que dès ce moment tous les traits déterminants du régime sont en place, tous ses leviers d'action identifiés et, en quelque sorte, son destin déjà écrit. Cette prédétermination a d'ailleurs fait douter de l'authenticité du texte de Sebastian Haffner, tant sont nombreux ceux qui se sont trompés sur la nature du régime. Remarquable par sa clairvoyance, ce texte livre en effet tout uniment ce que les travaux historiques postérieurs à l'effondrement du régime ont reconstitué péniblement et de façon finalement moins transparente.

Histoire d'un Allemand, Souvenirs (1914 - 1933), Sebastian Haffner


vendredi 30 octobre 2009

Cinq contes émouvants

Je doute, à vrai dire, qu'être émouvant soit la principale qualité d'une oeuvre pour enfants. Quand je tourne la dernière page dans un silence de mort et que quatre grands yeux humides me considèrent d'un air de vague reproche, je regrette de ne pas avoir choisi Roule Galette comme histoire du soir. Mais il faut reconnaître, par ailleurs, que tirer des larmes au lecteur devient une performance quand on est soumis aux contraintes du genre.

Voilà donc mon top five des histoires lacrymogènes pour enfants (je précise que je n'ai jamais lu la Petite Fille aux Allumettes...):
- La Chèvre de Monsieur Seguin (A.Daudet)
- Marlaguette (M.Colmont)
- Le Petit Soldat de Plomb (Andersen)
- l'Oiseau de Pluie (O.Weulersse)
- Le Vilain Petit Canard (Andersen)

Marlaguette et le Petit Soldat de Plomb sont des histoires d'amour muet et impossible, et des histoires de sacrifice: le sacrifice du loup de Marlaguette, qui se laisse mourir de faim par amour, est volontaire, mais n'est pas plus émouvant que la mise en scène sacrificielle qui entoure la fin du Petit Soldat de Plomb et de sa dulcinée. Ce Petit Soldat joue en outre sur des ressorts qui touchent sans doute plus l'adulte que l'enfant, comme l'évocation de la condition militaire, faite de bravoure et de passivité, et vouée naturellement à l'oblation.

La Chèvre de Monsieur Seguin est également l'histoire d'un sacrifice, sous-tendue par une vision très noire du destin des êtres - des chèvres, en l'occurrence - qui ont le choix entre une vie bornée et une brève et épuisante apothéose. Peut-être faut-il se féliciter de ce que ce choix existe, mais je n'ai pas eu l'impression que cette conclusion optimiste était à la portée de mon auditoire, et avouons que, même pour un adulte, ce n'est pas particulièrement réconfortant.

L'Oiseau de Pluie est, un peu comme Marlaguette, une histoire asymétrique entre un enfant et un animal: captif, cette fois-ci, involontairement, l'oiseau - que l'on voit finalement assez peu - s'envole à la fin et, sans rancune, convoque la pluie sur le village assoiffé; c'est la conjonction de cette liberté retrouvée et cette innocence de l'oiseau qui attendrit. J'y vois l'une des réussites les plus discrètes mais aussi les plus étonnantes de la liste, tant le récit joue peu sur les ficelles de la personnalisation ou des situations dramatiques.

J'ai gardé pour la fin le Vilain Petit Canard, pour lequel je n'ai pas beaucoup de sympathie car le canard est un vrai anti-héros: totalement passif, il ne fait guère que s'apitoyer sur lui-même et n'a aucune part dans la transformation qui en fait, à son insu, un Adonis des pataugeoires. De plus, comme d'ailleurs dans le Petit Soldat de Plomb, Andersen cède au démon de l'accumulation et déverse sur la tête du malheureux palmipède une somme de mésaventures qui rendent l'histoire un peu fatigante à raconter. Mais le ressort majeur de l'histoire fonctionne parfaitement: la terreur de l'abandon et du rejet, la soif d'amour qui possède les petits enfants - et qui est si profonde, et si légitime, qu'il est à vrai dire un peu honteux de l'exploiter si crûment.

Pour les quatre autres, ce sont des histoires brèves et sans paroles, à un ou deux personnages; histoires d'amour, de sacrifice et d'innocence... L'étonnant n'est pas qu'elles touchent les adultes, mais qu'elles parviennent à parler aux enfants de ce qui est encore si loin de leur expérience.


jeudi 29 octobre 2009

Mr Skeffington

Malgré son nom tudesque, Elizabeth von Arnim est, en tous cas quand elle écrit, plus anglaise que la reine Victoria. Etats d'âme féminins et vagabondages dans un univers tout de conventions où chaque geste, chaque inflexion et chaque nuance prend un sens précis: on aime ou on n'aime pas, mais en tous cas, dans ce genre de roman, l'intrigue s'efface souvent derrière l'ambiance. Le sujet de Mr Skeffington, qui n'échappe pas à la règle, est en soi assez confondant: l'ex madame Skeffington, heureusement divorcée depuis vingt-cinq années bien remplies grâce à son charme et à sa beauté, se trouve à la veille de ses cinquante ans dépouillée de ses arguments physiques et, de plus, hantée par le fantôme de son mari, qui occupe son ancienne chaise devant la table du petit déjeuner.

Elizabeth von Arnim tire de cette mince entrée en matière un développement dont le moins qu'on puisse dire est qu'il fait peu de place à l'inattendu. La pauvre Fanny, qui a perdu ses repères avec ses attraits, rencontre successivement tous ses anciens chevaliers servants dans une collection de scènes apocalyptiques (sur le plan mondain, bien entendu). Ce chemin de croix culmine dans un épilogue parfaitement ridicule et prévu depuis la page 4, avec en prime une intervention des nazis comme Deus ex Machina, ce que j'ai pris comme une insulte personnelle.

Comme il est cependant évident qu'Elizabeth von Arnim considère l'intrigue ainsi résumée avec autant de dérision que le fera son lecteur, et qu'elle ne l'utilise que pour promener jusqu'à la rédemption une héroïne pour qui on se sent vite quelque tendresse et pour dresser autour d'elle un véritable jardin zoologique d'anciens amants décatis, on passe un fort bon moment. Et, bien sûr, l'écriture, "délicieuse", n'y est pas pour rien.

Mr Skeffington, Elizabeth von Arnim

mardi 27 octobre 2009

L'oeuvre au noir

Le côté antipathique de Marguerite Yourcenar, c'est sa maîtrise totale. Les Mémoires d'Hadrien m'ont fait passer l'idée d'écrire un roman; l'Oeuvre au Noir m'a même fait douter d'être capable d'en lire un correctement. Passons sur le fait que je suis obligée de recourir à Wikipédia pour comprendre le titre (et encore... l'alchimie, manifestement, exige qu'on s'y immerge); mais j'ai pratiquement dû relire la première partie du livre pour reconnaître Zénon dans le médecin de la peste et pour comprendre qui avait dépêché Perrotin. Entendons-nous, cela n'enlève rien à la clarté et à la qualité du roman: de fait, c'est plutôt un éloge, tant l'intrigue est construite et travaillée, et tant elle fait crédit d'intelligence au lecteur.

Il y a aussi cette langue, si ramassée et si directe qu'elle peut se permettre à l'occasion les détours les plus gratuits, il y a la densité des personnages, esquissés en quelques conversations - il est vrai développées à loisir - et pourtant présents, complexes, riches de virtualités et de plis qui restent obscurs, comme c'est le cas d'Henri-Maximilien et du prieur des Cordeliers. Qu'ont-ils compris, qu'ont-ils senti, qu'ont-ils pensé? plusieurs interprétations demeurent après leur mort, ce qui devrait en fait toujours être le cas. Il y a cette construction savante, avec les trois parties - l'errance, l'immobilité, la prison - mais surtout avec ces charnières si ouvragées que sont les chapitres Le Grand Chemin (ouverture sur une rencontre entre Henri Maximilien et Zénon au seuil de leurs vies d'errances), la Conversation à Innsbrück (deuxième et dernière entrevue des deux cousins avant le retour de Zénon à Bruges), et la Promenade sur la dune, pour moi l'un des moments les plus forts du roman: Zénon renonce, à la faveur de cette expédition, à reprendre sa vie errante pour sauver sa peau, et prend acte de la fin d'une phase dans la décantation de son propre être.

Il m'est resté de ma première lecture un sentiment d'horreur et d'effroi devant le climat de ce seizième siècle sanglant et de son ordre "liberticide" comme on dirait - stupidement - aujourd'hui; de la deuxième, outre l'admiration pour la belle ouvrage, l'amitié pour ces hommes libres que sont, chacun sur leur chemin, Zénon, Henri-Maximilien, Jean-Louis de Berlaimont. Et, franchement, je ne vois pas quoi ajouter; si vous n'avez pas encore lu l'Oeuvre au Noir, qu'attendez vous?

L'Oeuvre au Noir, Marguerite Yourcenar

Yakari et le bison blanc

Encore une oeuvre dont je n'avais pas mesuré la profondeur et l'impact lors de ma première lecture, vers l'âge de huit ans, me semble-t-il. Je dois corriger mon premier jugement après quatre lectures approfondies (en trente-six heures) et une partie de l'après-midi consacrée à chercher du bois pour réchauffer le tipi et à chasser le bison.

Je reproche à Yakari une composition des pages inutilement touffue et un vocabulaire un peu pauvre, sans parler de l'idéologie Arthus-Bertrandienne sous-jacente (et au demeurant respectable, mais tout ça est exagérément simplifié). Je lui reproche aussi son sujet, en soi, car si on s'adresse à des marmots pour faire la promotion d'un modèle culturel et social, il faut s'attendre à devoir expliquer ce que ce modèle est devenu, ce qui promet des moments pénibles.

Cela dit, je dois reconnaître que sur le plan narratif cet épisode, en tous cas, est parfaitement adapté à une cible 3-5 ans (la mienne): à part le rêve de Yakari, qui est convenablement onirique et ne prête pas à confusion, il n'y a pas de détour dans la linéarité du récit, pas de discours indirect - difficile à gérer quand on lit une BD à des enfants, comme en témoigne l'innommable Salade de Schtroumpfs que je n'ai pas daigné commenter ici). De plus, le récit est essentiellement centré sur Yakari et on évite autant que possible les allers-retours et autres "pendant ce temps..." Par ailleurs, il y a un certain nombre de beaux dessins, et beaucoup de questions fascinantes à commenter (du genre "comment ils font, les Indiens qui n'aiment pas le bison?").

En outre, force est de constater que les personnages sont crédibles (y compris Petit Tonnerre, Grand Aigle et le Bison Blanc éponyme) et que les jeux de rôle impliquant Yakari et sa copine Arc-en-ciel sont, à tout prendre, moins soûlants que la douzième représentation du baptême de la Belle au Bois dormant. Mais ce qui est frappant, au bout du compte, c'est que les histoires accessibles aux tous jeunes enfants et offrant un réel support à l'imagination (beaucoup d'histoires sont trop courtes, tout simplement, pour qu'un enfant se prenne au jeu) sont souvent pauvres en petits héros masculins. Je comprends mon fils qui préfère se prendre pour Yakari que pour Simplet ou Pinocchio - ou même pour Mowgli, qui, tout fils de la jungle qu'il est, est assez corniaud pour se faire prendre, à la fin du film, aux ruses éculées de la petite Indienne.

Yakari et le Bison Blanc, Derib et Job

mercredi 21 octobre 2009

L'éthique du soldat français

S’appuyant sur de nombreux témoignages, ce livre défend de façon ramassée et accessible l’idée qu’un code de comportement fondé sur des valeurs universelles constitue un atout opérationnel et stratégique pour les forces armées, dans des contextes d’interposition mais également d’affrontement classique.

Cette thèse se heurte de prime abord au débat sur le caractère plus ou moins universel des valeurs en question, mais la question apparaît très rapidement comme peu pertinente dans la mesure où l’approche adoptée par le livre est essentiellement utilitariste et pragmatique. De fait, l’adoption de règles éthiques exigeantes apporte des bénéfices variés : préservation de la santé morale et psychologique des combattants, contagion positive entraînant un traitement décent par l’ennemi des personnes vulnérables (prisonniers, civils…), frein à la radicalisation, et amélioration significative des conditions de négociation en sortie de conflit. L’auteur prône donc le respect de la vie et de la dignité humaines ainsi que l’ambition d’exemplarité comme composante de l’efficacité des missions (ainsi bien sûr que de leur légitimité, celle-ci se construisant largement a posteriori).

Les exemples fournissent également matière à passer en revue les embûches qui conduisent aux dérapages : la peur, l’orgueil, le désir de vengeance et la perte de repères. La formation des hommes, la cohésion autour du chef et la responsabilisation de chaque soldat sont proposées comme les clés permettant de maîtriser ces facteurs. Ainsi un acte contraire à l’éthique ne doit-il jamais être « couvert » et passé sous silence, quelles que soient les circonstances qui ont entraîné le soldat à déraper.

L’auteur est cependant conscient des limites de l’approche conséquentialiste, puisque le chef ne maîtrise pas l’avenir au moment de sa décision ; il propose donc aux militaires de s’en tenir à la règle selon laquelle une intention bonne et une action bonne dédouanent l’auteur d’un acte de ses possibles conséquences mauvaises.

Au total, la réflexion s’appuie sur un cadre simple, absolument pas fumeux ou moralisant : on imagine aisément une modélisation économique des décisions reposant sur un coefficient attribué à l’utilité de chaque être humain, selon une courbe « en volcan » (les plus lointains ayant un coefficient tendant vers zéro, et les proches – la descendance, notamment, mais également les frères d’armes dans certaines circonstances – ayant un coefficient très élevé, celui de l’individu lui-même se situant un peu plus bas). Le cadre de la théorie des jeux est également sous-jacent, d’autant que le « dilemme du prisonnier » est parfois employé pour justifier des méthodes extrêmes, ce qui revient à oublier qu’on ne se trouve pratiquement jamais dans le cadre d’une partie à un coup, mais plutôt dans un nombre très grand d’itérations.

Ce qui manque ? un peu de légèreté de plume (le style est très « TTA »), quelques conseils pratiques aux jeunes officiers responsables de la formation de leurs hommes, et le sujet délicat de la guerre d’Algérie. L’auteur promet d’ailleurs d’y revenir dans une prochaine édition qui sera, semble-t-il, traduite en espagnol, voire en anglais. Bref, il s’agit d’un livre raisonnablement optimiste, qui pour moi apporte une réponse modeste et ciblée, mais assez convaincante, à la problématique posée par un John Rawls : comment construire une morale sans fondements religieux ?

L’éthique du soldat français, colonel Benoît Royal

mardi 20 octobre 2009

Le Désert des Tartares

Le Désert des Tartares est un modèle de roman « désemparé ». Techniquement, il est magnifique dans sa brièveté et dans l’habileté du traitement du temps, le fil du récit restituant l’accélération mécanique de l’existence que Buzzati évoque explicitement à plusieurs reprises. S’il s’arrête parfois, c’est sur quelques jalons mortuaires – la mort absurde du soldat, la mort enviable quoique non moins absurde d’Angustina, la mort de l’espoir d’amour et de renouveau de Drogo – mais au bout d’un moment même ces jalons sont traités a posteriori comme s’ils passaient trop vite pour être aperçus (c’est le cas des étapes du vieillissement physique de Drogo).

Sur cette méditation funèbre pèse le climat de conspiration qui enveloppe souvent les textes de Buzzati : quelqu’un, quelque part, manipule Giovanni Drogo, on lui ment. Et on s’immerge à plaisir dans cette ambiance étrange, dans le fort vétuste où circulent des bruits difficiles à interpréter et où les hommes se transforment peu à peu en fantômes – comme le capitaine Ortiz, vide de tout hors ses espoirs déçus et sa bonne éducation.

Sur le fond, le Désert des Tartares renvoie en abîme le sens de la mort et le sens de la vie, sans laisser beaucoup d’espoir au premier abord ni sur l’une ni sur l’autre. Les anciens condisciples de Drogo sont peut-être restés « en ville » dans un monde actif et changeant ; ils ont peut-être eu des carrières et des enfants ; on ne pressent pas néanmoins qu’à l’heure dernière ils aient tant à se glorifier. La vie de Drogo est plus nue et en ce sens plus exemplaire, mais on ne voit pas de différence fondamentale. Et cette vie a préparé sa mort, cette mort merveilleusement aboutie et sereine, juste après la dernière et la plus grosse des déceptions : dans sa chambre d'hôtel, loin du fort animé par l'arrivée de l'ennemi, Giovanni se redresse et arrange son col et, dans le noir, bien qu’il n’y ait personne pour le voir, il sourit.

Et ce sourire qui clôt le roman et la vie de Drogo réalise une synthèse étonnante entre l’accomplissement parfait et l’aveu de totale absurdité, de total échec. En cela, la conclusion du Désert des Tartares m’apparaît bien plus réjouissante que celle du Guépard, une autre mort italienne à l’hôtel. Buzzati nous donne à voir le sens même de l’existence dans la conscience de son absurdité. Le Guépard est le roman du naufrage d’un homme dont le monde s’effrange rapidement autour de lui. Le Désert des Tartares est celui d’une mystérieuse ascension.

Le Désert des Tartares, Dino Buzzati, 1940

vendredi 16 octobre 2009

J'ai choisi la liberté

Commenter le livre de Victor Andreïevitch Kravchenko est un exercice assez vain puisqu'il a été l'occasion, lors de sa parution en 1947, d'une campagne de diffamation suivie d'un procès célèbre pendant lequel se sont affrontés, dans un cadre judiciaire qui n'était certes pas à la mesure du sujet, les compagnons de route - fermement appuyés par l'Union Soviétique - et les enfants perdus de l'idéologie dont la plus connue restera Margarete Buber Neumann (auteur de Prisonnière de Staline et d'Hitler, dont Todorov nous garantit allègrement qu' "on sort de la lecture de ses livres un peu plus confiant dans les ressources de l'espèce humaine").

Bref, quelques mots tout de même: d'abord pour constater que ce livre est un document assez rare sur le monde soviétique vécu de l'intérieur - de fait, on ne manque pas de textes puissants sur le Goulag par des témoins directs, mais les anciens membres du Sovnarkom sont généralement moins diserts. Evidemment, Kravchenko n'est pas historien et il a écrit son livre sous pression; pour autant, ce témoignage qui concerne la société "libre" et non celle du Goulag est parfaitement fascinant pour ce qu'il dévoile des règles qui la régissent. Particulièrement marquant est le fait que les camarades membres du parti les moins naïfs - comme Kravchenko après son passage en Ukraine pendant la famine - sont conscients, sur le moment même, des mécanismes qui ont mis longtemps à être mis au jour par les observateurs: le jeu des procès et des purges, la réécriture de l'histoire, le double langage... Cette distanciation immédiate compense en un sens l'absence de distanciation de Kravchenko avec sa propre histoire, son incapacité assumée, jusque dans la construction extraordinairement convenue de son livre, à décrire autre chose que cette histoire. C'est ce qui permet de comparer ce livre à un autre texte fascinant sur le communisme (pas réédité non plus, malheureusement): Maurice Thorez, vie publique et vie secrète, écrit par Philippe Robrieux, historien et communiste repenti, lui-même acteur de l'appareil communiste français sous Thorez dernière période. Il n'y a guère que ces témoins de l'intérieur qui soient en mesure de démonter les rouages de la machine communiste.

Cette question du témoin de l'intérieur, autrement dit, forcément, du renégat, du traître, est frappante quand on a lu le livre et qu'on s'est documenté sur le procès. L'un des arguments imaginés pour saper la crédibilité morale de Kravchenko par Joë Nordmann, l'avocat des Lettres Françaises attaquées en diffamation par Kravchenko, est le suivant: supposez Déat écrivant un livre sur la France et s'appuyant pour défendre son point de vue sur le témoignage d'anciens de la LVF...Kravchenko est un traître, comment peut-on le croire un instant? Kravchenko lui-même n'aura cessé, dans son livre, de se défendre préventivement contre cette accusation dont on sent qu'elle lui pèsera lourdement sa vie durant. Le traître à sa patrie est une figure universellement haïe; il obéit forcément à des motifs indescriptiblement mesquins. Et pourtant, la patrie ne devrait-elle pas d'abord se regarder dans les yeux du traître pour comprendre comment la trahison est possible? Il me semble, à entendre l'écho du torrent d'invectives déversées sur Kravchenko (et sur Déat, qui ne m'est pas autrement sympathique) que pour pousser à la trahison un homme d'action et de conviction il faut que la patrie ait elle-même failli. Hors la vie ou la liberté, quand elles sont menacées, que peut-on gagner par la trahison qui compense ce que l'on perd, histoire, racines, amis, estime de soi? à cette aune, imaginer une trahison purement crapuleuse est ridicule, et donc la trahison ne peut pas conduire à mettre en cause le sens moral du traître. Bref, je m'éloigne un peu du sujet, mais je me demande comment cette question de la trahison serait traitée aujourd'hui, maintenant que la guerre s'éloigne dans nos rétroviseurs.

Autre sujet de réflexion ouvert par l'histoire, écrite et non écrite, de Kravchenko: le fait qu'il n'a convaincu personne. Bien que cette question soit totalement oiseuse, je me demande si j'aurais été convaincue, à l'époque. D'un gentil trop gentil, ne se dit-on pas toujours qu'il cache quelque chose, surtout quand c'est lui qui raconte l'histoire? Cet épisode, et toute l'histoire du communisme d'ailleurs, est assez perturbant car il met en question l'idée de "vérité". Plus précisément, je me demande quel autre moyen que l'expérience directe aurait pu révéler sur le moment la nature du "socialisme dans un seul pays". Question oiseuse, là encore. Mais alors quelle leçon, finalement, peut-on tirer de la catastrophe communiste? Pourquoi tous ces gens sont-ils morts si on n'arrive même pas à en sortir une conclusion intelligible et opérante?

J'ai choisi la Liberté, Victor A Kravchenko, 1947

jeudi 15 octobre 2009

La Désobéissance

En vérité, voilà un livre qui ne m'inspire pas du tout; je ne sais positivement par quel bout le prendre.
Il est pourtant d'une grande linéarité: en dehors de l'annonce de la maladie de Luca, qui intervient dès le début du roman (au moment où les prémisses de cette maladie seraient bien insuffisants pour la laisser prévoir, du moins pour le lecteur non averti qui ne saurait pas que Moravia lui-même, etc), prolepses et analepses sont rares et discrètes.

Mais la dissection minutieuse des sensations et sentiments du jeune Luca et la dissolution et recomposition du sens du monde qui l'entoure produisent un effet assez nauséeux. Autour de Luca les couches de conventions, de valeurs et de sentiments s'effritent petit à petit, mettant à nu un monde vide de sens. Sa lucidité maladive pourrit tout autour de lui, et sa tentative pour assumer ce dégoût et se rattacher par lui à la vie échoue dans la décomposition du corps de la gouvernante qui l'attirait, d'une façon nettement ambiguë. En même temps, cette putréfaction n'atteint pas sa personnalité puisque celle-ci s'affirme dans la résistance à l'absurdité générale - la "désobéissance".

La maladie de Luca est l'occasion de crever l'abcès: les bourgeonnements nauséabonds l'envahissent entièrement dans son délire, évoquant fortement les crustacés qui poursuivaient Sartre (il semble que le grouillement de pattes ou de pinces soit une obsession existentialiste fort répandue..). Quand Luca émerge du délire, c'est dans un univers qui reste peuplé, mais cette fois-ci ce sont des volontés bienveillantes et proprettes qui l'habitent. Cela peut difficilement être considéré comme un message d'espoir, toutefois, car Luca reste complètement à côté de ses pompes et pour tout dire un peu "ravi". Néanmoins il a retrouvé du sens à ce qui l'entoure sans perdre sa lucidité; il me semble que l'intention humaine, naïve et pas toujours très adroite, qu'il déchiffre à présent dans tout ce qui l'entoure, des attentions amoureuses de l'infirmière aux étiquettes colorées sur les fioles de médicaments, bénéficie maintenant de son indulgence et de sa tendresse.

Pour autant, moi, lecteur, le sens de cette histoire ne cesse de m'échapper. Je n'ai pas eu à travers la désobéissance le sentiment de l'expérience, ce qui est d'autant plus injuste que vraisemblablement l'expérience est chez Moravia à l'origine de ce qui m'apparaît malheureusement comme une simple fable un peu ampoulée.

La question qui se pose pour moi après cette lecture est de comprendre pourquoi, dans cette époque terrible de crise du sens qu'ont été les années 30 et 40 en Europe, les hommes qui ont résisté aux solutions de facilité prétendant recréer un sens - à l'histoire ou à leur place sur la terre - l'ont payé en rêvant de crustacés?

La Désobéissance, Alberto Moravia, 1948

vendredi 9 octobre 2009

Les origines de la Solution finale

Christopher Browning est l'auteur de Ordinary Men, un essai passionnant sur l'évolution psychologique d'un bataillon de réservistes de la police allemande lancé à la chasse aux Juifs en Pologne. Avec les origines de la Solution finale, il se lance dans une exploration minutieuse du processus de décision dont il situe les étapes cruciales entre le début de la guerre et le printemps 1942. Cet essai réconcilie les approches fonctionalistes et intentionalistes qui ont opposé les historiens, en démontrant comment le "polycratisme compétitif" caractéristique du troisième reich s'est conjugué avec les fantasmes hitlériens et avec les à-coups du calendrier de la guerre pour faire émerger une "solution" imprévue à un problème que les nazis se sont inventé.

Le problème, c'est celui que posent, dès l'invasion de la Pologne, les échanges de population: le rapatriement des Volksdeutsche de Russie et des zones occupées par les Russes impose qu'on leur fasse de la place. C'est alors que commencent les déportations - de Polonais d'abord. L'afflux de rapatriés et de profiteurs accélère le mouvement et les autorités identifient rapidement les Juifs comme une catégorie sur laquelle on peut augmenter la pression. Mais les concentrations de population démunie, à la charge de la collectivité, embarrassent les administrateurs civils qui commencent à rêver d'une solution "finale" basée sur l'expulsion et l'émigration (c'est, au moment de la campagne de France, le Plan Madagascar qui interrompt provisoirement la construction de ghettos "inutiles"). L'alternative entre attrition et production se fait jour dès ce moment: faut-il affamer les Juifs des ghettos pour les forcer à livrer leurs supposées richesses, ou faut-il organiser le ghetto en lui fournissant des débouchés économiques afin qu'il ne soit pas à charge? Les administrations se renvoient la responsabilité des populations, interprétant au mieux de leurs intérêts les "directives" parfaitement théoriques de Berlin.

Dans ce climat de frustration accentué par l'échec des opérations contre la Grande Bretagne et la dissolution des espoirs placés dans le Plan Madagascar, l'invasion de l'Union Soviétique marque un tournant: le Kommissar Befehl et autres directives exorbitantes du droit des gens créent dès avant les opérations un état d'esprit inédit au sein de la Wehrmacht, cependant que des unités spécialisées sont constituées pour la "pacification" des arrières. La coopération de la Wehrmacht leur est acquise. Ce qui commence par des représailles et des exécutions de "communistes" et de "partisans" tourne rapidement au massacre des Juifs, assimilés au bolchevisme. Les meurtres de masse de femmes et d'enfants ne commencent pas tout de suite mais résultent, comme souvent, d'initiatives de terrain validées a posteriori par le centre. Pas de plan, donc, pour la Shoah par balles, mais un glissement progressif à la faveur de la compétition entre administration civile (Gauleiter et ReichsKommissar), autorités militaires et organes de sécurité sous la férule du Reich Sicherheit Haupt Amt (RSHA).

Alors que les exécutions de masse s'enchaînent, l'inconfort des administrateurs allemands en Pologne s'accroît sous l'effet de la pression des territoires de l'Alte Reich: à Berlin, à Vienne, on se verrait bien "judenrein" et le Gouvernement Général apparaît comme un dépotoir idéal. Parallèlement, le RSHA acquiert une expérience ciblée dans le cadre du programme T4 d'euthanasie des handicapés et des malades, mais fait aussi l'expérience de la désapprobation de la population qui force finalement Hitler à interrompre le programme.

Il faut une solution; il la faut hors de vue des Allemands; il la faut "propre" car les tueurs des Einsatzgruppe accumulent les problèmes psychologiques. Or on a l'Est pour s'y cacher, on a le meurtre au gaz pour savoir-faire, et on a les moyens de s'attaquer à l'Europe entière: à l'automne 1941, la guerre est gagnée. Cet optimisme sera rapidement démenti; pas assez vite toutefois pour que Himmler et Heydrich reviennent sur les dispositions par lesquelles ils ont traduite la "prophétie" par laquelle Hitler, le 30 janvier 1939, annonçait la fin des Juifs d'Europe en cas de guerre.

Le processus est clairement exposé et illustré de nombreux arguments (parfois trop pointus pour être compris du premier coup), même si le livre présente quelques difficultés d'accès pour le lecteur non historien: il n'y a pas de glossaire, si bien qu'on se perd un peu entre les HSSPF, BdS et autres AOK, sans parler du fait que l'index ne rappelle pas les fonctions des différents acteurs (or, ils ont le mauvais goût de s'appeler grosso modo tous pareil: entre les Koch et Lohse, entre Bishop et Biebow, on s'y retrouverait sur deux cent pages, mais sur mille on rame). De plus, certaines coquilles (dates erronées, noms inversés) et des maladresses de traduction ne facilitent pas la tâche au lecteur. Pour autant, l'ouvrage a le grand mérite de fournir une explication compréhensible, c'est à dire sociale et psychologique et non magique ou métaphysique, du processus de décision le plus controversé de l'histoire.

Les origines de la Solution finale, Christopher R Browning, Points

mardi 6 octobre 2009

Gros temps sur la planète

En neuf chapitres assez accessibles, surtout pour le lecteur muni de quelques notions de thermodynamique, de mécanique des fluides et de chimie, Duplessy et Morel proposent dans ce livre un tour d’horizon du climat et de son évolution.

Après avoir (s’il en était besoin, compte tenu de l’ambiance millénariste sur le sujet) ouvert le lecteur à la conscience des évolutions du climat dans le passé – évolutions difficiles à distinguer, pour l’observateur naïf, de la variabilité intrinsèque du temps en climat stable – l’ouvrage propose de suivre les pas des scientifiques qui ont reconstitué, grâce à des techniques toujours plus fines de lecture des « archives naturelles » que sont les couches de sédiments marins ou les glaces polaires, les phénomènes climatiques les plus récents, soit principalement les glaciations. Des explications variées ont été avancées pour rendre compte de ces phénomènes : la plus efficace est la théorie de Milankovitch qui les relie aux périodes longues des paramètres de l’orbite terrestre : inclinaison, excentricité, etc.

A l’issue de ces trois premiers chapitres d’introduction historique, on entre dans le vif du sujet : les deux chapitres suivants s’attachent à décrire le système terre, du point de vue thermodynamique d’abord, en mettant en évidence le rôle des circulations d’air et d’eau provoquées par les gradients de température et d’hygrométrie et par la force de Coriolis, puis du point de vue des cycles des éléments (le plus remarquable, en volume, étant le cycle du carbone). Ces deux chapitres mettent en évidence des boucles de rétroaction agissant positivement ou négativement en réponse à une variation de l’ensoleillement, par exemple. Le rôle de l’océan, énorme régulateur thermique et réserve de carbone, apparaît primordial en même temps que facile à négliger pour l’observateur non averti, à la sensibilité naturellement terrestre.

Ces repères permettent d’aborder les trois chapitres qui sont ensuite consacrés aux principales hypothèses apocalyptiques : hiver nucléaire, réchauffement massif du à l’effet de serre, voire fonte des glaces polaires. Si l’hiver nucléaire, d’ailleurs plus très à la mode, est rapidement disqualifié – même la chute de gros météores semble devoir induire des perturbations relativement limitées dans le temps et effacées en quelques années -, le réchauffement du à l’effet de serre, bien que d’une ampleur discutable, est une réalité : la difficulté est d’en mesurer l’impact à l’échelle d’une vie humaine, puisque le régime est instable sur cette échelle de temps compte tenu de l’inertie de l’océan qui induit un étalement de la réponse du système. Quant à la fonte des glaces polaires, qui provoquerait une montée des eaux de 70m pour l’Antarctique, elle est reportée aux calendes grecques du fait du courant circumpolaire glacial et du ferme ancrage des glaces australes sur un continent montagneux. Même l’Arctique, plus fragile quoique d’un volume nettement plus modeste, devrait rester stable pour l’essentiel pendant deux ou trois siècles. En tout état de cause, les auteurs insistent sur les limites des modèles mathématiques face à la complexité du système.

La conclusion remet la crise climatique prévisible en perspective des deux autres crises majeures que sont la crise écologique et la crise démographique. Compte tenu des échelles de temps en présence, ce n’est pas le climat qui causera dans l’avenir les plus graves difficultés à l’espèce humaine – même s’il est légitime de prendre dès maintenant la question en mains – mais la bombe démographique et les réflexes culturels et religieux qui l’amorcent et qui verrouillent tout débat ouvert sur le sujet.

Malgré un côté un peu frustrant inhérent au sujet plus qu’à son traitement – il est pratiquement impossible de se faire une idée fidèle du fonctionnement du système terre – il s’agit à mon sens d’un très plaisant livre de vulgarisation, qui a l’immense mérite de réintroduire dans le débat climatique la question des échelles de temps et d’espace. Je suppose en fait que, si l’on écrivait une histoire de l’erreur humaine (dans tous les domaines), cette question des échelles y tiendrait une place éminente. La confusion entre court terme, moyen terme et long terme, par exemple, est une cause majeure d'erreurs stratégiques, que ce soit dans la conduite des guerres ou dans le management des organisations.

Gros temps sur la planète, Jean-Claude Duplessy et Pierre Morel, Odile Jacob, édition 2000

lundi 5 octobre 2009

Le jardin des Finzi-Contini

Le jardin des Finzi-Contini est obscur et plein de trous. On a perpétuellement l'impression de s'y égarer et de risquer une chute douloureuse : on pourrait "tomber" sur l'homosexualité d'Alberto, sur (contradictoirement?) la tentation incestueuse entre Alberto et Micol - quand on la trouve au lit, lisant un roman français, c'est des Enfants Terribles qu'il s'agit - sur les relations entre Micol et un homme, des hommes, que tout le monde semble connaître sauf le narrateur isolé par son statut d'amoureux sans espoir. La chute ne se produit jamais, finalement, et le narrateur se détourne de la Hütte où peut-être Micol... Seuls se révèlent des secrets qui ne le sont que pour les personnages, alors que le lecteur en est averti dès l'orée du roman: la maladie qui emportera Alberto et le destin de la famille Finzi-Contini, vouée aux crématoires.

Roman du secret, le jardin des Finzi-Contini promène son lecteur entre ce qui connu des personnages mais secret pour lui, le lecteur, et pour le narrateur par la même occasion, ce qui est connu d'eux deux mais ignoré des personnages au moment où ils le vivent, et les autres secrets que l'on soupçonne, ceux que les personnages ont les uns pour les autres. Il est plein d'ellipses temporelles dont des voyages réels ou inventés fournissent le prétexte. Il est scandé aussi par des instants de ce qu'on n'irait pas jusqu'à qualifier de voyeurisme: des observations en cachette et en abîme. Alors qu'au début du livre le narrateur observe Micol et Alberto à la synagogue sous le taled paternel, Micol lui racontera plus tard qu'elle même l'observait; enfin, le père du narrateur, tendrement méprisé tout au long du livre, évoque à son tour lors de la seule conversation qu'il ait avec son fils l'image de Micol sous le châle. Le narrateur observe aussi en cachette le jardin depuis les remparts de la ville; en cachette du lecteur lui-même, puisque ce n'est pas lui, mais Alberto qui nous le révèle. Il préfère scruter de loin et d'en haut son ami Giampi Malnate plutôt que le rejoindre pour le dîner. Et c'est par son refus "plus viril" d'un dernier et décisif coup d'oeil secret, devant la Hütte du jardin, que le narrateur se détourne de son vain amour après sa conversation avec son père.

En fait, le jardin des Finzi-Contini se caractérise par une atmosphère très proustienne. Par l'attrait pour le passé, par la situation du narrateur, un peu honteux de sa propre famille et reçu à bras ouverts par les parents aristocratiques de celle qui ne l'aime pas - un narrateur sans prénom à l'image du héros proustien -, par le parfum d'homosexualité et par la question antisémite - affaire Dreyfus d'un côté et lois raciales de l'autre. Chez Bassani comme chez Proust l'amour est inégal, cruel et sans retour. Chez l'un comme chez l'autre la souffrance de cet amour crée l'homme: l'écrivain, chez Proust, l'adulte chez Bassani dont le héros est consolé par son père pour qui pour être un homme il faut "mourir" de cette mort sentimentale - jeune, si possible. Et même la transmutation d'un sens à l'autre, si présente chez Proust dont le narrateur goûte d'abord la couleur des mets, fait chez Bassani quelques apparitions furtives et marquantes: c'est le quiproquo autour des lattimi, les verreries opalines collectionnées par Micol et qu'un rêve du narrateur transforme en fromages.

De ce fait la lecture du jardin des Finzi-Contini a eu sur moi un effet inopinément réconfortant. Le drame des Finzi-Contini, le mausolée dressé à l'entrée de leur histoire, c'est le génocide. Mais ce n'est pas si différent de l'ambiance de la Recherche du Temps Perdu, sur laquelle pèse certes un peu la première guerre mondiale, mais surtout le naufrage inévitable et sans drame du monde traversé par le narrateur. L'enfance s'évanouit, la grand-mère s'éteint, Swann va mourir, madame Verdurin devient Princesse de Guermantes, et il ne reste que les madeleines et les bordures de trottoir pour faire renaître l'ancien moi dont le regret, à notre insu, est notre pire peine d'amour. Je meurs, mon Atlantide disparaît sans fin sous les eaux, au secours! à cette aune là seulement, le génocide redevient, à l'immense et inavouable soulagement du lecteur, une péripétie, un évènement qui aurait pu prendre n'importe quelle autre forme - paralysie infantile ou lymphogranulomatose, par exemple, pour rester dans la famille.

vendredi 2 octobre 2009

La Peste

Il y a une semaine ou deux Le Monde, Le Figaro ou les deux fournissaient gracieusement une liste de livres pour les temps d'épidémie. Parce qu'on a le temps de lire quand on est couché avec une fièvre de cheval? Pour se mettre dans l'ambiance? peu importe. Docile, j'ai obtempéré et j'ai relu La Peste.

Dans les livres les plus réussis que j'ai lus, il en est une bonne partie que je n'ai ni compris ni appréciés à douze ou à seize ans. La recherche du temps perdu m'est tombée des mains, je n'ai pas fini Le Guépard (pourtant pas bien long), les états d'âme d'Anna Karénine m'étaient obscurs et la politique dans le Rouge et le Noir m'a semblée superflue. Heureusement, on a le temps de relire.

Sur La Peste cependant, je n'ai pas changé d'avis. La Peste, c'est mortel. On s'y ennuie d'un bout à l'autre, les personnages sont bidimensionnels (dans le meilleur des cas), et même la mort affreuse et interminable du petit garçon du juge ne nous remue pas. Pourtant, c'est bien écrit, et l'ambiance de la ville lazaret est fort prenante. Et puis, il n'y a guère de phénomène plus brutalement fascinant que la seconde guerre mondiale, l'occupation et le génocide qui sont transposés dans l'oeuvre sous la forme d'une épidémie, avec quelques passages saisissants de transparence comme celui qui, à la fin du livre, évoque une époque d'enfermement, de terreur, et de fumée grasse vomie chaque nuit par les fours qui dévorent les cadavres. Cette transformation de l'ennemi conscient en bacille aveugle est intéressante car elle renvoie d'un mal pensé et voulu à un mal naturel, sans visage ni volonté. Le décalage offre un large champ de réflexion philosophique sur le mal, sur le sens des vertus humaines, et sur la place de l'homme au sein de l'absurdité du monde. De ce point de vue, l'oeuvre est tout à fait réussie.

Mais le problème, c'est que ce n'est pas du tout ce qu'on lui demande! faire oeuvre philosophique, c'est-à-dire abstraire un questionnement de l'expérience humaine (celle de l'Occupation par exemple), c'est faire le contraire d'un roman. L'effort du roman, le critère de sa réussite, c'est la concentration de cette expérience, sa réduction à l'expérience essentielle et non, à l'inverse, à un principe dégagé de toute expérience. Voyez Ivan Denissovitch, voyez Madame Bovary, voyez le Winston Smith de 1984: à chaque fois, c'est l'expérience d'un contexte historique et social vécu jusqu'à la moëlle, pétri dans une personnalité avec laquelle le lecteur sympathise, au sens le plus fort de ce verbe. A côté de ces voyages littéraires, l'effort de Camus, comme ceux de Sartre ou de Beauvoir, pour incarner une question métaphysique dans des personnages irrémédiablement falots apparaît bien naïf, à l'image - est-ce une coïncidence? - de la vie de ces intellectuels passés systématiquement à côté de leur époque, de la Résistance ratée à l'aveuglement anti-anticommuniste.

Je n'ai pas encore lu Un coeur intelligent de Finkielkraut, mais il m'a semblé qu'une part de son message tenait à ce que la condition humaine n'est un champ d'investigation philosophique qu'après avoir été perçue sur le mode de l'expérience, et que c'est la noblesse du roman que d'aider son lecteur à se forger ainsi cette intelligence du coeur. D'ailleurs, ironie de la chose, c'est cette conviction que l'existence est prééminente sur l'essence qui a égaré les existentialistes dans leurs vasouillages littéraires.

Conclusion: dans un livre, ce qu'il faut, c'est des personnages. Ou au moins un. En dessous, c'est insuffisant.