samedi 31 octobre 2009

Histoire d'un Allemand

Voilà un livre qui remplit fort exactement le programme que s'est donné son auteur: à travers sa propre histoire d'Allemand moyen, âgé de 7 ans en 1914, retracer la montée du nazisme et identifier les mécanismes qui ont fait des Allemands autant (ou presque) de nazis. Le récit suit ce programme sans défaillance, avec un style tout à fait lisible et pimenté occasionnellement d'une certaine dérision soulignant tout ce qui, dans les tribulations intellectuelles et morales des Allemands de l'époque, confine à l'absurde.

Le choix de la date de 1914 tient à ce que l'entrée en guerre marque pour l'auteur le début d'une période de recul de la sphère privée; dès l'enfance, "environ vingt classes d'âge avaient eu l'habitude de voir la sphère publique leur livrer gratuitement la matière première de leurs émois véritables..." Guerre, défaite, révolution, conséquences des réparations, inflation délirante: à la fin de 23, ces jeunes non seulement n'ont pas l'expérience d'une véritable vie privée, mais ont une conscience aigüe de la fragilité de toute institution. Aussi ne sauront-ils pas, pour une partie d'entre eux, profiter du calme relatif ramené par Stresemann: Sebastian Haffner en voit un indice dans la passion pour le sport, qui se développe à l'époque.

La disparition de Stresemann et l'avènement de Brüning ferment le "prologue" et sonnent le glas de cette période où tout semblait encore possible; Brüning est maladroit et défend la République avec les moyens d'une dictature. La montée aux extrêmes commence alors et aboutit en trois ans à la nomination de Hitler comme chancelier. L'incendie du Reichstag qui intervient peu après déclenche les premières atteintes légales aux droits civiques; ceux qui auraient du s'opposer - les communistes, les républicains, la Reichswehr - échouent ou abdiquent. Le régime montre ensuite très rapidement sa brutalité intrinsèque et révèle ses démons, notamment celui de l'antisémitisme. Ce processus fait l'objet de la seconde partie, intitulée "la révolution".

La troisième partie, l'Adieu, décrit en fait, à travers le parcours de l'auteur qui passe notamment par une période de camp para-militaire obligatoire pour jeunes magistrats stagiaires, le processus qui fit adhérer au nazisme une majorité d'Allemands qui n'avaient pas voté pour Hitler et que les brutalités du régime révulsaient. La terreur joue dans ce processus un rôle plus important que celui que l'on peut se figurer à la lecture de travaux historiques tels que Backing Hitler, de Robert Gelatelly. La "Gleischschaltung" (mise au pas) de la vie culturelle, en particulier, apparaît extrêmement brutale, avec suicides d'un certain nombre d'écrivains, d'acteurs et de chansonniers, certains "abattus en tentant de s'enfuir" ou sautant du quatrième étage de leur prison pour échapper à un sort non précisé. Second facteur, la banalisation de la violence, nécessaire à un régime issu de la tourbe de la société, a des racines anciennes et se trouve accélérée notamment au travers du débat institué (par les relais d'opinion mis au pas) sur la "question juive" - l'auteur remarque d'ailleurs que les violences antisémites auraient dû, logiquement, engendrer un débat sur la question antisémite. Troisième élément qui trouve un écho dans les études faites sur le moral des forces armées (chez Bartov et Browning notamment), la camaraderie, spécialité des régimes fascistes, est décrite par l'auteur comme l'abdication réconfortante de tout sens moral et de toute liberté personnelle. D'abord impuissant devant la terreur, puis progressivement anesthésié (au point, indique comiquement l'auteur, que "même le martyre physique n'inspire guère d'autre réflexion que "Pas de bol") et finalement attaché au régime par l'intermédiaire de ses "frères d'armes", l'individu est pris au piège et conduit à l'abdication.

Les souvenirs de Sebastian Haffner, écrits en 1939 alors que l'auteur s'est exilé, s'arrêtent en 33: on le regretterait si on ne sentait bien que dès ce moment tous les traits déterminants du régime sont en place, tous ses leviers d'action identifiés et, en quelque sorte, son destin déjà écrit. Cette prédétermination a d'ailleurs fait douter de l'authenticité du texte de Sebastian Haffner, tant sont nombreux ceux qui se sont trompés sur la nature du régime. Remarquable par sa clairvoyance, ce texte livre en effet tout uniment ce que les travaux historiques postérieurs à l'effondrement du régime ont reconstitué péniblement et de façon finalement moins transparente.

Histoire d'un Allemand, Souvenirs (1914 - 1933), Sebastian Haffner


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