mardi 20 octobre 2009

Le Désert des Tartares

Le Désert des Tartares est un modèle de roman « désemparé ». Techniquement, il est magnifique dans sa brièveté et dans l’habileté du traitement du temps, le fil du récit restituant l’accélération mécanique de l’existence que Buzzati évoque explicitement à plusieurs reprises. S’il s’arrête parfois, c’est sur quelques jalons mortuaires – la mort absurde du soldat, la mort enviable quoique non moins absurde d’Angustina, la mort de l’espoir d’amour et de renouveau de Drogo – mais au bout d’un moment même ces jalons sont traités a posteriori comme s’ils passaient trop vite pour être aperçus (c’est le cas des étapes du vieillissement physique de Drogo).

Sur cette méditation funèbre pèse le climat de conspiration qui enveloppe souvent les textes de Buzzati : quelqu’un, quelque part, manipule Giovanni Drogo, on lui ment. Et on s’immerge à plaisir dans cette ambiance étrange, dans le fort vétuste où circulent des bruits difficiles à interpréter et où les hommes se transforment peu à peu en fantômes – comme le capitaine Ortiz, vide de tout hors ses espoirs déçus et sa bonne éducation.

Sur le fond, le Désert des Tartares renvoie en abîme le sens de la mort et le sens de la vie, sans laisser beaucoup d’espoir au premier abord ni sur l’une ni sur l’autre. Les anciens condisciples de Drogo sont peut-être restés « en ville » dans un monde actif et changeant ; ils ont peut-être eu des carrières et des enfants ; on ne pressent pas néanmoins qu’à l’heure dernière ils aient tant à se glorifier. La vie de Drogo est plus nue et en ce sens plus exemplaire, mais on ne voit pas de différence fondamentale. Et cette vie a préparé sa mort, cette mort merveilleusement aboutie et sereine, juste après la dernière et la plus grosse des déceptions : dans sa chambre d'hôtel, loin du fort animé par l'arrivée de l'ennemi, Giovanni se redresse et arrange son col et, dans le noir, bien qu’il n’y ait personne pour le voir, il sourit.

Et ce sourire qui clôt le roman et la vie de Drogo réalise une synthèse étonnante entre l’accomplissement parfait et l’aveu de totale absurdité, de total échec. En cela, la conclusion du Désert des Tartares m’apparaît bien plus réjouissante que celle du Guépard, une autre mort italienne à l’hôtel. Buzzati nous donne à voir le sens même de l’existence dans la conscience de son absurdité. Le Guépard est le roman du naufrage d’un homme dont le monde s’effrange rapidement autour de lui. Le Désert des Tartares est celui d’une mystérieuse ascension.

Le Désert des Tartares, Dino Buzzati, 1940

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