lundi 5 octobre 2009

Le jardin des Finzi-Contini

Le jardin des Finzi-Contini est obscur et plein de trous. On a perpétuellement l'impression de s'y égarer et de risquer une chute douloureuse : on pourrait "tomber" sur l'homosexualité d'Alberto, sur (contradictoirement?) la tentation incestueuse entre Alberto et Micol - quand on la trouve au lit, lisant un roman français, c'est des Enfants Terribles qu'il s'agit - sur les relations entre Micol et un homme, des hommes, que tout le monde semble connaître sauf le narrateur isolé par son statut d'amoureux sans espoir. La chute ne se produit jamais, finalement, et le narrateur se détourne de la Hütte où peut-être Micol... Seuls se révèlent des secrets qui ne le sont que pour les personnages, alors que le lecteur en est averti dès l'orée du roman: la maladie qui emportera Alberto et le destin de la famille Finzi-Contini, vouée aux crématoires.

Roman du secret, le jardin des Finzi-Contini promène son lecteur entre ce qui connu des personnages mais secret pour lui, le lecteur, et pour le narrateur par la même occasion, ce qui est connu d'eux deux mais ignoré des personnages au moment où ils le vivent, et les autres secrets que l'on soupçonne, ceux que les personnages ont les uns pour les autres. Il est plein d'ellipses temporelles dont des voyages réels ou inventés fournissent le prétexte. Il est scandé aussi par des instants de ce qu'on n'irait pas jusqu'à qualifier de voyeurisme: des observations en cachette et en abîme. Alors qu'au début du livre le narrateur observe Micol et Alberto à la synagogue sous le taled paternel, Micol lui racontera plus tard qu'elle même l'observait; enfin, le père du narrateur, tendrement méprisé tout au long du livre, évoque à son tour lors de la seule conversation qu'il ait avec son fils l'image de Micol sous le châle. Le narrateur observe aussi en cachette le jardin depuis les remparts de la ville; en cachette du lecteur lui-même, puisque ce n'est pas lui, mais Alberto qui nous le révèle. Il préfère scruter de loin et d'en haut son ami Giampi Malnate plutôt que le rejoindre pour le dîner. Et c'est par son refus "plus viril" d'un dernier et décisif coup d'oeil secret, devant la Hütte du jardin, que le narrateur se détourne de son vain amour après sa conversation avec son père.

En fait, le jardin des Finzi-Contini se caractérise par une atmosphère très proustienne. Par l'attrait pour le passé, par la situation du narrateur, un peu honteux de sa propre famille et reçu à bras ouverts par les parents aristocratiques de celle qui ne l'aime pas - un narrateur sans prénom à l'image du héros proustien -, par le parfum d'homosexualité et par la question antisémite - affaire Dreyfus d'un côté et lois raciales de l'autre. Chez Bassani comme chez Proust l'amour est inégal, cruel et sans retour. Chez l'un comme chez l'autre la souffrance de cet amour crée l'homme: l'écrivain, chez Proust, l'adulte chez Bassani dont le héros est consolé par son père pour qui pour être un homme il faut "mourir" de cette mort sentimentale - jeune, si possible. Et même la transmutation d'un sens à l'autre, si présente chez Proust dont le narrateur goûte d'abord la couleur des mets, fait chez Bassani quelques apparitions furtives et marquantes: c'est le quiproquo autour des lattimi, les verreries opalines collectionnées par Micol et qu'un rêve du narrateur transforme en fromages.

De ce fait la lecture du jardin des Finzi-Contini a eu sur moi un effet inopinément réconfortant. Le drame des Finzi-Contini, le mausolée dressé à l'entrée de leur histoire, c'est le génocide. Mais ce n'est pas si différent de l'ambiance de la Recherche du Temps Perdu, sur laquelle pèse certes un peu la première guerre mondiale, mais surtout le naufrage inévitable et sans drame du monde traversé par le narrateur. L'enfance s'évanouit, la grand-mère s'éteint, Swann va mourir, madame Verdurin devient Princesse de Guermantes, et il ne reste que les madeleines et les bordures de trottoir pour faire renaître l'ancien moi dont le regret, à notre insu, est notre pire peine d'amour. Je meurs, mon Atlantide disparaît sans fin sous les eaux, au secours! à cette aune là seulement, le génocide redevient, à l'immense et inavouable soulagement du lecteur, une péripétie, un évènement qui aurait pu prendre n'importe quelle autre forme - paralysie infantile ou lymphogranulomatose, par exemple, pour rester dans la famille.

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