vendredi 9 octobre 2009

Les origines de la Solution finale

Christopher Browning est l'auteur de Ordinary Men, un essai passionnant sur l'évolution psychologique d'un bataillon de réservistes de la police allemande lancé à la chasse aux Juifs en Pologne. Avec les origines de la Solution finale, il se lance dans une exploration minutieuse du processus de décision dont il situe les étapes cruciales entre le début de la guerre et le printemps 1942. Cet essai réconcilie les approches fonctionalistes et intentionalistes qui ont opposé les historiens, en démontrant comment le "polycratisme compétitif" caractéristique du troisième reich s'est conjugué avec les fantasmes hitlériens et avec les à-coups du calendrier de la guerre pour faire émerger une "solution" imprévue à un problème que les nazis se sont inventé.

Le problème, c'est celui que posent, dès l'invasion de la Pologne, les échanges de population: le rapatriement des Volksdeutsche de Russie et des zones occupées par les Russes impose qu'on leur fasse de la place. C'est alors que commencent les déportations - de Polonais d'abord. L'afflux de rapatriés et de profiteurs accélère le mouvement et les autorités identifient rapidement les Juifs comme une catégorie sur laquelle on peut augmenter la pression. Mais les concentrations de population démunie, à la charge de la collectivité, embarrassent les administrateurs civils qui commencent à rêver d'une solution "finale" basée sur l'expulsion et l'émigration (c'est, au moment de la campagne de France, le Plan Madagascar qui interrompt provisoirement la construction de ghettos "inutiles"). L'alternative entre attrition et production se fait jour dès ce moment: faut-il affamer les Juifs des ghettos pour les forcer à livrer leurs supposées richesses, ou faut-il organiser le ghetto en lui fournissant des débouchés économiques afin qu'il ne soit pas à charge? Les administrations se renvoient la responsabilité des populations, interprétant au mieux de leurs intérêts les "directives" parfaitement théoriques de Berlin.

Dans ce climat de frustration accentué par l'échec des opérations contre la Grande Bretagne et la dissolution des espoirs placés dans le Plan Madagascar, l'invasion de l'Union Soviétique marque un tournant: le Kommissar Befehl et autres directives exorbitantes du droit des gens créent dès avant les opérations un état d'esprit inédit au sein de la Wehrmacht, cependant que des unités spécialisées sont constituées pour la "pacification" des arrières. La coopération de la Wehrmacht leur est acquise. Ce qui commence par des représailles et des exécutions de "communistes" et de "partisans" tourne rapidement au massacre des Juifs, assimilés au bolchevisme. Les meurtres de masse de femmes et d'enfants ne commencent pas tout de suite mais résultent, comme souvent, d'initiatives de terrain validées a posteriori par le centre. Pas de plan, donc, pour la Shoah par balles, mais un glissement progressif à la faveur de la compétition entre administration civile (Gauleiter et ReichsKommissar), autorités militaires et organes de sécurité sous la férule du Reich Sicherheit Haupt Amt (RSHA).

Alors que les exécutions de masse s'enchaînent, l'inconfort des administrateurs allemands en Pologne s'accroît sous l'effet de la pression des territoires de l'Alte Reich: à Berlin, à Vienne, on se verrait bien "judenrein" et le Gouvernement Général apparaît comme un dépotoir idéal. Parallèlement, le RSHA acquiert une expérience ciblée dans le cadre du programme T4 d'euthanasie des handicapés et des malades, mais fait aussi l'expérience de la désapprobation de la population qui force finalement Hitler à interrompre le programme.

Il faut une solution; il la faut hors de vue des Allemands; il la faut "propre" car les tueurs des Einsatzgruppe accumulent les problèmes psychologiques. Or on a l'Est pour s'y cacher, on a le meurtre au gaz pour savoir-faire, et on a les moyens de s'attaquer à l'Europe entière: à l'automne 1941, la guerre est gagnée. Cet optimisme sera rapidement démenti; pas assez vite toutefois pour que Himmler et Heydrich reviennent sur les dispositions par lesquelles ils ont traduite la "prophétie" par laquelle Hitler, le 30 janvier 1939, annonçait la fin des Juifs d'Europe en cas de guerre.

Le processus est clairement exposé et illustré de nombreux arguments (parfois trop pointus pour être compris du premier coup), même si le livre présente quelques difficultés d'accès pour le lecteur non historien: il n'y a pas de glossaire, si bien qu'on se perd un peu entre les HSSPF, BdS et autres AOK, sans parler du fait que l'index ne rappelle pas les fonctions des différents acteurs (or, ils ont le mauvais goût de s'appeler grosso modo tous pareil: entre les Koch et Lohse, entre Bishop et Biebow, on s'y retrouverait sur deux cent pages, mais sur mille on rame). De plus, certaines coquilles (dates erronées, noms inversés) et des maladresses de traduction ne facilitent pas la tâche au lecteur. Pour autant, l'ouvrage a le grand mérite de fournir une explication compréhensible, c'est à dire sociale et psychologique et non magique ou métaphysique, du processus de décision le plus controversé de l'histoire.

Les origines de la Solution finale, Christopher R Browning, Points

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