samedi 28 novembre 2009

Château d'Ombres

Château d'Ombres est un roman d'une richesse d'autant plus extraordinaire qu'à vue de nez, il ne s'y passe rien. Un voyageur passe quelques semaines chez deux paysannes, à l'entrée du parc d'un château mystérieux; il y observe les promenades agitées des habitants du château, y participe à une fête costumée, puis il s'en va. Cette intrigue squelettique permet en fait au roman d'explorer un rêve, dans ce que le rêve a de puissamment réel et de profondément frustrant.

La réalité, la matérialité du rêve, on s'y immerge grâce à une langue infiniment riche et diverse, aux échos proustiens dans son attention aux textures, aux degrés de transparence et d'opacité, à la géométrie picturale des paysages; on s'y immerge d'autant plus que cette langue est d'abord celle de l'élément liquide qui noie le dormeur et coule autour de lui, dans une sensation qui est je crois familière à plus d'un rêveur. Je ne résiste pas à l'envie de citer un passage qui se situe au début de la première nuit à l'entrée du parc: "Le parc coulait comme un ruisseau à travers la fenêtre ouverte, baignait les meubles, ruisselait jusqu'à mon lit. L'odeur de l'herbe se glissa jusqu'à mon oreiller. Une fraîcheur baignait ma tête. Je crus être couché sur une pelouse. Quelque part dans la maison, une grande horloge battait le ressac du temps, et l'on ne savait si l'on écoutait son propre coeur ou le bercement des vagues contre un quai". Que d'eau, que d'eau... et comme on s'y roule à plaisir. Ce n'est pas un hasard sans doute si le théâtre d'eaux est le lieu où le narrateur goûte les instants les plus innocents de ses promenades.

Cette réalité, on s'en aperçoit vite, suit une échelle de vigueur et de complexité inverse de celle de la vie éveillée. J'entends par là que les pierres du parc, notamment les statues, sont paradoxalement pleines de vie: ce sont elles d'ailleurs qui accueillent le narrateur dans le parc à sa première visite, puis de nouveau lorsqu'après la fête le narrateur désorienté, ayant effleuré les secrets du château sans les pénétrer, se réveille en automne. La végétation elle aussi moutonne, luxuriante, expressive: les pensionnaires du surintendant des jardins ou le jeune peuplier qui écoute le joueur de flûte sont presqu'aussi humains que les statues. En revanche, les animaux sont rares et transparents: pas d'oiseaux, un chien aux yeux vides et un cheval mécanique qui arpente le parc sans fin. Quant aux humains, ce sont des figures de cartes, malgré les liens de violence, d'amour et de haine qui les unissent. Leurs noms et titres mêmes en témoignent, germaniques pour les maîtres, italiens pour les saltimbanques, et français pour les petites princesses, tandis que le gentilhomme philosophe est, bien sûr, anglicisé. Ils ont des absences, un "mur de verre" les sépare du narrateur: bien sûr, ils ne sont que les ombres d'une lanterne magique.

De là sans doute la frustration du rêveur qui cherche dans ces fantômes la clef d'un mystère qui ne peut que se dérober puisqu'il n'y a en eux rien de plus que lui-même. Le rêve est aussi dans une topographie qui se dérobe, labyrinthe autour du labyrinthe, et dans les hoquets de la raison du rêveur. Des terreurs subites, qu'il ne s'explique pas, des absences, pour lui aussi: comment en vient-il, quand il gravit la tour, à être surpris de la présence d'un cavalier dont le cheval broute au bas des murs? comment peut-il se trouver après des heures d'errance dans la grotte à l'entrée du jardin chinois?

Après avoir tourné la dernière page sur ce Château d'Ombres qui évoque tour à tour Sylvie ou le Grand Meaulnes, j'ai commis la même erreur que le narrateur. Pour comprendre le livre, j'y suis retournée, je l'ai découpé, j'en ai recherché le sens à travers la structure. Et cet exercice si éclairant pour beaucoup de romans est resté, bien entendu, parfaitement vain. Si le sens du rêve était dans sa logique, cela se saurait.

Château d'Ombres, Marcel Brion, 1942

jeudi 26 novembre 2009

Exit Ghost

"Exit Ghost", le titre, est sans doute ce qu'il y a de plus réussi dans Exit Ghost, le livre. Cette didascalie ramasse en deux mots deux cent pages de symptômes gériatriques entrecoupées de quelques notices nécrologiques et de scènes de dialogue imaginaires entre deux protagonistes en carton-pâte.

Nathan Zuckerman réussit la performance de devenir plus antipathique à son lecteur à chaque nouveau roman: que peut-on aimer d'un homme qui se retranche volontairement de la société de ses semblables? De fait, à la remorque de ce vieux salopard misanthrope et bientôt gâteux, le lecteur traverse les pages sans éprouver une étincelle d'empathie pour les personnages. Pour comble de malheur, Roth-Zuckerman abuse d'un style d'écriture qui confine à l'escroquerie, alternant des phrases entortillées qui prouvent, au moins, qu'il maîtrise la grammaire, avec des litanies d'irritantes juxtapositions supposées, j'imagine, traduire la spontanéité (et l'indigence, en l'occurrence) du discours direct. Le mot le plus employé dans Exit Ghost est très certainement "and".

Ayant craché mon venin, je peux maintenant admettre que Roth explore le thème peu populaire de l'érosion des facultés physiques et mentales avec un sérieux et une détermination qui confinent à l'audace tant, que l'on soit écrivain ou que l'on soit simplement humain, on est tenté de se voiler la face. C'est ce qui fait la qualité de ce livre, qui, avec tous ses défauts, reste un roman original et un projet ambitieux et bien maîtrisé.

D'autres thèmes chers à Roth résonnent en mineur tout au long du livre: la politique dans la société américaine, la virilité et ses complications, les affres du rapport filial, mais aussi, en prolongement, la figure du surhomme. Ce père de substitution est l'objet d'une admiration délirante d'un personnage plus jeune du fait de son talent littéraire, de son intégrité morale ou de son engagement politique: c'est Ira Ringold dans J'ai épousé un communiste, E.I. Lonoff dans Exit Ghost, et le pauvre Seymour Lvov lui-même essaie d'atteindre à cette dignité dans Pastorale Américaine. Dans tous les cas, le roman est construit autour d'un conflit entre deux volontés, l'une qui tend à abattre la statue, l'autre à la préserver.

C'est ce qui explique peut-être en partie que les livres de Roth s'adressent, finalement, soit à un public suffisamment jeune pour croire encore au surhomme, soit à des lecteurs assez mûrs pour affronter l'exploration d'un vieillissement impitoyable. A ce stade, je ne suis ni l'un ni l'autre.

Exit Ghost, Philip Roth, 2009

dimanche 22 novembre 2009

Lettre d'une inconnue

Lettre d'une inconnue est la complainte d'une femme trois fois inconnue: tombée amoureuse très jeune d'un homme auquel elle n'a jamais parlé, obsédée par lui, elle le rencontrera encore deux fois et en aura un enfant, sans que jamais il ne la reconnaisse.

La nouvelle est remarquablement écrite, avec le vocabulaire et les tournures de l'obsession; toi et moi, feu et glace, lumière et obscurité renvoient sans cesse l'un à l'autre. Elle est savamment structurée par l'utilisation de thèmes refrains, tels que celui du bouquet de roses. Il s'agit surtout, et c'est tout son intérêt, d'une oeuvre dérangeante en ce qu'elle rapproche le sublime de l'abject, nous renvoyant ainsi tous à nos propres amours et à la question de savoir si tout sacrifier à sa passion est un acte de dignité et de clairvoyance, le propre de ceux qui vont à l'essentiel, ou un abaissement et une abdication de la raison, sans justification ni contrepartie.

J'ai eu d'abord l'impression (pour moi déplaisante) que l'auteur penchait vers une sorte d'admiration pour son héroïne. Ce sentiment est renforcé par les résonances christiques qu'évoque l'histoire de l'inconnue: comme le Messie que le Diable a tenté au désert, l'inconnue aurait pu, sans doute, tourner le dos au sacrifice et choisir de régner en ce monde - elle aurait pu sortir de son silence, se reconnaître faible, et peut-être tout aurait-il été possible. Mais, trois fois reniée, elle accepte l'obscurité et l'oubli, avec un unique sursaut qui évoque un "Lama Sabacthani". Assimiler la passion et la Passion apparaît comme une façon de grandir les émois humains, si, du moins, on accepte l'idée chrétienne selon laquelle le souverain bien est hors de l'homme et dans l'abandon de sa raison. Comme, en ce qui me concerne, je ne l'accepte pas, j'en suis venue à me demander si ce parallèle n'était pas, plus subtilement, une façon de ramener la foi à une forme d'hystérie.

Bref, comme chacun voit midi à sa porte, il me semble qu'on peut aussi lire la Lettre d'une Inconnue comme un plaidoyer infiniment habile pour l'humanisme et la raison. Tellement habile, d'ailleurs, qu'il en manquerait sa cible une fois sur deux. En tous cas, c'est certainement une oeuvre puissante que celle qui, en quatre-vingt pages, contient la Vérité des uns et la vérité des autres.

Lettre d'une inconnue, Stefan Zweig, 1927
Trad. Alzir Hella et Olivier Bournac

samedi 21 novembre 2009

The Face of Battle

John Keegan, que je lisais pour la première fois en version originale, est un historien militaire remarquable, à plus d'un titre. Dans La Première Guerre Mondiale, il m'avait frappée par sa capacité à fournir une vision générale des opérations tout en restant manifestement sensible au sort du combattant. L'autre élément saillant de cette lecture était le point de vue très concret et très éclairant appliqué au décryptage des opérations; Keegan montre notamment dans ce livre comment l'évolution de l'armement et de la logistique, en précédant celle des transmissions, rend impossible le commandement "de l'avant" ou quoi que ce soit qui s'en rapproche.

The Face of Battle n'est pas consacré à un évènement mais à une analyse du phénomène "bataille" au cours de l'histoire. S'appuyant sur trois exemples (Azincourt, Waterloo et la bataille de la Somme en 1916) choisis notamment pour la relative richesse de la documentation disponible, Keegan décortique ce qui constitue le vécu de la bataille et analyse le niveau de contrainte physique et mentale - distinguant officiers et hommes du rang, fantassins et cavaliers, s'intéressant aux blessés et aux fuyards, évoquant la composition sociologique des troupes, leur état d'esprit au regard de la religion et la date de leur dernier repas chaud: le tout dans une langue élégante à laquelle l'anglais prête sa concision quelque peu retorse.

Le livre s'ouvre sur une introduction, très intéressante mais dont la lecture m'a parue particulièrement ardue, consacrée aux carences de l'historiographie militaire sur le sujet que l'auteur s'apprête à traiter; d'où il ressort que le sujet est toujours traité, dans l'espoir de recréer un sens là où, sur l'instant, il n'y en avait guère, d'une façon exagérément schématique et abstraite, les divisions faisant figure d'entités homogènes animées d'une volonté unique. Il se clôt par quelques chapitres de synthèse et de prospective d'une extrême richesse. On y décèle, chez l'auteur, un certain scepticisme quant à la capacité du char et de l'avion à changer le visage de la bataille, mais également une conception de la stratégie en complète opposition avec la fascination de la manoeuvre qui travaille par exemple Liddell Hart. D'une façon qui a été d'ailleurs reprochée aux généraux anglo-américains, notamment par ce même Liddell Hart, grand thuriféraire de Manstein et des généraux allemands, Keegan semble admettre qu'au total, une bonne accumulation de moyens et une doctrine d'emploi des forces pas trop stupide sont les seuls leviers dont dispose l'état-major. Pour l'avenir (le livre date de 1976) Keegan s'interroge sur les conséquences de l'intensification du niveau de contrainte pesant sur le combattant (avec la désorientation et le confinement liés au char ou à l'avion, la dépersonnalisation extrême, le combat 24/24 aujourd'hui permis par les dispositifs de vision nocturne) et suggère que celui-ci pourrait finir par s'effondrer avant même le contact effectif avec l'ennemi, rendant de fait caduque la notion même de bataille.

S'il fallait reprocher quelque chose à Keegan (opération à laquelle je répugne tant je suis impressionnée par l'intelligence de cet homme, par la qualité de son écriture et par la profondeur et l'étendue de ses connaissances), c'est un fond de partialité pour le soldat britannique. Je veux bien que la documentation ait été abondante, mais le choix d'Azincourt et de Waterloo me paraît quand même un peu orienté. Ah, le soldat britannique! sa patience, son endurance et sa bonne volonté, le sens du sacrifice de ses officiers! Keegan vous tirerait des larmes avec les bataillons de potes de Kitchener. Au fait, il y a de quoi. Mais, tant qu'à mettre la pile aux Français sur les deux premières batailles, il aurait pu consacrer plus de quatre lignes à leurs exploits pendant la bataille de la Somme - et éviter le commentaire narquois sur les tranchées françaises fleuries de marguerites récupérées par les Anglais avant l'offensive.

The Face of Battle, John Keegan, 1976

jeudi 12 novembre 2009

La Réserve

De Russell Banks, je n'ai lu, avant La Réserve, qu'American Darling et Affliction qui sont d'ailleurs assez bons l'un et l'autre. Comme La Réserve, ils mettent en scène des personnages qui, aux prises avec des situations émotionnellement insupportables, dévident leur monologue intérieur en une succession de plans plus ou moins articulés entre eux, ce qui crée une impression d'anesthésie pour le lecteur. Celui-ci est confronté aux personnages non pas de l'extérieur, mais pratiquement à travers eux, même si le récit est fait à la troisième personne; mais quand l'émotion submerge les protagonistes, on repasse brusquement d'un discours intérieur suivant les méandres de leurs pensées à un regard extérieur rapportant strictement leurs actes. Ce procédé, conforté par une absence d'humour qui relève non du parti-pris mais, semble-t-il, de l'absence d'occasion, donne une impression curieusement clinique, mêlant une participation très intime du lecteur aux sentiments des personnages et une sorte d'indifférence ou de froideur à l'endroit de leurs destinées.

La Réserve est le lieu du roman: un endroit magnifique, totalement préservé écologiquement autant que totalement dénaturé sur le plan social et historique, un "zoo pour arbres" où un petit nombre de membres viennent de père en fils goûter les joies d'une vie proche de la nature dans des maisons en rondins soigneusement mal dégrossis, protégés par un règlement draconien et servis par des autochtones qui n'ont plus aucune autre source de revenus. Et si ce lieu fournit le titre, c'est que pèse sur tout le roman la dimension paradoxale et monstrueuse de ce lieu totalement factice et totalement naturel.

Les quatre personnages principaux - le peintre et aviateur engagé, sa femme, le guide de montagne veuf et bourru et la sulfureuse ex-débutante - illustrent ou résolvent chacun à leur façon cette contradiction entre nature et humanité qui ronge la Réserve. Ils sont beaux, sains, forts et habiles; mais le couple central, Vanessa Cole et Jordan Groves, réunit deux êtres en déséquilibre, l'une parce que son passé recèle des secrets qui la minent, l'autre parce qu'il ne parvient qu'à frôler la trop magnifique image de lui-même qu'il voudrait atteindre et ne parvient pas à concilier sa conception assez primitive de la liberté et ses engagements familiaux. Tous deux souffrent ainsi d'une innocence perdue, l'une parce qu'elle sait ce qu'elle ne devrait pas savoir, l'autre parce qu'il peut ce qu'il ne devrait pas pouvoir - il peut changer de vie, ce qui vide sa vie de sens.

La Réserve est en fait une utopie américaine, qui n'est pas sans points communs avec une communauté hippie, niant une réalité sociale inacceptable et cernée par un monde presqu'en guerre; c'est aussi, comme les communautés hippies, le lieu d'une tentative de recréation de l'Eden que la quête désespérée de l'innocence transforme en farce grotesque. Un livre assez frappant, finalement, même si, comme les autres Russell Banks, il n'est pas très agréable à lire: heureusement, il est publié par Babel qui, avec son papier crème et ses couvertures lisses, apporte au lecteur un petite consolation des sens.

La Réserve, Russell Banks, 2007
Trad. Pierre Furlan

mardi 10 novembre 2009

Mandragore

Je n'ai pas vraiment aimé Mandragore, qui est un roman outrageusement allemand: tout y est excessif, de la longueur des phrases au nombre des adjectifs, de l'abjection des personnages à l'ambiance romantisante et dépourvue d'humour. Cependant, c'est aussi un roman remarquablement bien construit, et sans doute bien écrit, si l'on apprécie le style fleuri.

La Mandragore éponyme est issue de l'imagination fertile de Frank Braun, jeune homme essentiellement occupé à jeter sa gourme; c'est lui qui conçoit le projet de féconder une prostituée avec la dernière semence d'un condamné à mort (oui, je sais). Son oncle, puissant et respectable vicelard adonné aux expériences de vivisection, est suffisamment émoustillé par l'idée pour la mettre en oeuvre et adopter le fruit de l'expérience. La petite Mandragore, d'emblée antipathique, grandit ignorante du secret de sa naissance, exerçant sur son entourage un ascendant cruel, apportant la chance à qui la possède et la mort à qui l'approche de trop près.

La puberté augmente évidemment l'emprise de son charme androgyne et vénéneux; mais c'est aussi pour elle la croisée des chemins, car elle passe sous la tutelle de Frank Braun, en tombe amoureuse et apprend l'histoire de sa conception. Gravement ébranlée (on le serait à moins), elle nourrit alors pour Frank Braun des sentiments puissants et contradictoires où se mêlent le désir de vengeance, la soif de possession et la terreur à l'idée de détruire son amant involontairement.

L'histoire se déroule sur fond de société interlope où s'ébattent des comtesses douteuses, des avocats véreux, des étudiants perpétuels et d'inutiles officiers. Les lois et les règles qui régissent ce monde apparaissent désuètes et purement conventionnelles, terrain de jeux pour des personnages décadents: tout cet arrière-plan dessine un monde en décomposition dans les crevasses duquel les "forces du mal", avec lesquelles on a pu faire plus ample connaissance vingt ans après Mandragore, commencent à passer leur gueule dentue. L'introduction de François Truchaud sur ce thème de l'éclosion des forces du mal est d'ailleurs tout à fait intéressante.

Ce qui fait la force de Mandragore, outre cette lecture évidemment un peu facile a posteriori, c'est son thème qui réintroduit plusieurs mythes - celui de la mandragore bien sûr, celui de Frankenstein, créateur détruit par sa créature, celui de la sirène qui perd sa nature, à grande douleur, quand elle cède à l'amour d'un homme - dans un contexte non pas magique, mais teinté de cette ambition pseudo-scientifique fuligineuse qui caractérisait l'époque et que l'on retrouve tant dans les théories de la race que dans le matérialisme historique. Cette transposition devrait sans doute rendre plus facile d'adhérer à l'histoire, qui ne fait jamais explicitement appel au surnaturel; ceci étant, le roman reste furieusement métaphorique, et ne suscite pas le sentiment d'expérience. Plus qu'un roman, il est en fait lui-même un récit de l'ordre du mythe.

Mandragore, Hanns Heinz Ewers, 1911
Trad. François Truchaud

samedi 7 novembre 2009

Les accommodements raisonnables

Jean-Paul Dubois est français, comme son nom l'indique, et contemporain de surcroît, ce qui n'est pas engageant (je ne me remets pas du Renaudot de Beigbeder...). Ses héros déprimés ou névrosés, portant sur la politique française et la société américaine un regard désabusé sans être original, partagent avec ceux de Houellebecq le sens du détail inutile et le vertige devant la sexualité. Cependant, Dubois n'est pas un Houellebecq: il n'en a ni le côté systématique, ni le style wikipedia, ni le manque d'humour. Avec une vision du monde moins cohérente, ce qui est sans doute une infériorité, il a bien davantage d'humanité: on s'attache à certains des personnages qui traversent ses pages, ce qui n'arrive jamais avec Houellebecq.

A part cela, que dire des Accommodements raisonnables? l'intrigue, pour tout dire, ne mérite pas qu'on s'y étende. Ce livre est juste un moment, dans la vie de son héros comme dans celle de son lecteur (bien que plus bref dans un cas que dans l'autre...). On y entre, on en sort, sans savoir très bien à quoi ça a bien pu servir; mais tant qu'on y est, on n'y est pas si mal. Un bon livre de Relais H, et un auteur qui me reste sympathique - surtout parce que je n'ai jamais eu l'impression qu'il écrive pour se faire mousser.

Les accommodements raisonnables, Jean-Paul Dubois, 2008

mercredi 4 novembre 2009

L'Araignée d'eau

L'Araignée d'Eau, et son auteur inconnu de moi jusqu'à la semaine dernière, m'ont été chaudement recommandés: sans quoi, je n'aurais jamais pensé à m'y intéresser. Le fantastique m'a toujours fait l'effet d'un genre difficile, où l'échec est fréquent et généralement fort ridicule; il est bien rare qu'un auteur parvienne, à coup de visions "d'angles obscènes" ou de créatures indescriptibles, à entrer en résonance avec l'expérience de son lecteur.

Mais c'est précisément ce que fait Béalu dans l'Araignée d'Eau, avec une extraordinaire habileté. Par l'exploration de ces marges incertaines qui s'étendent entre le rêve et l'éveil, où il déploie un sens étonnant de ces détails précis et déplacés qui donnent sa puissance au rêve tout en révélant au rêveur son état; par ses pérégrinations aux accents vaguement bradburiens dans ces lieux fantastiques par vocation que sont les foires et les échoppes borgnes à la destination douteuse; par la confrontation à une logique implacable dont le principe fuit devant la raison, dans un mouvement qui rappelle Borges...

Le conte de l'Araignée d'Eau et les courts textes des Messagers Clandestins (avec mentions spéciales pour le Soliloque d'un veuf, les Enfants Rois et la Chronique de l'An Pire) qui complètent le recueil enlacent trop de thèmes pour qu'il soit possible d'en extraire l'arête: l'amour et la mort, la pureté et la faute s'y rencontrent dans une complexité qui appelle là encore à l'expérience des vies humaines où rien n'est réellement démêlable.

Cette maîtrise exceptionnelle, qui s'appuie sur un vocabulaire transparent où affleure parfois une dérision grinçante, m'a donné l'impression de toucher du doigt pendant quelques instants le propos et le sens même de la littérature fantastique: explorer et déplier la couche supplémentaire de réalité, obéissant à des lois insaisissables, qu'introduit dans le monde physique le grouillement fascinant du psychisme humain. Alors que le fantastique crée souvent un sentiment de frustration ou de mystification chez le lecteur, on referme l'Araignée d'Eau à regret, avec le sentiment de tenir dans sa main une boîte remplie de quelque chose de chatoyant et de visqueux.

L'Araignée d'eau, Marcel Béalu, 1948

mardi 3 novembre 2009

Washington Square

Washington Square est un roman théâtral. Peu de personnages - en dehors des quelques figurants, quatre personnages qui assument, d'ailleurs, des rôles du répertoire - et, comme dans un vaudeville, une série d'entrevues pour laquelle on nous indique, en didascalie, dans quelle pièce elles se déroulent (et, au besoin, sur quel fauteuil). Evidemment, les deux épisodes qui interviennent pendant le voyage en Europe de l'héroïne et de son père obligeraient à renouveler les décors, et il y a aussi une scène dans un bar à huîtres, mais dans l'ensemble, je suppose qu'un metteur en scène pourrait se tirer avec honneur de la gageure.

De plus, supprimer la voix du narrateur (voix qui parle, au demeurant, un langage aussi châtié que délicatement ironique) aurait certains avantages. Il se trouve en effet que, dans cette atmosphère restreinte et entre gens de peu de mots comme le sont Catherine et son père, l'intervention du narrateur est plutôt plus perturbante que d'habitude. On a l'habitude que ledit narrateur sache ce que tout le monde ignore, mais curieusement, dans cette ambiance, cela passe un peu les bornes. Et comme toute l'histoire est celle d'une incapacité à communiquer (entre Catherine et son père), on imagine bien qu'on pourrait laisser le lecteur se débrouiller avec le non-dit.

Tout ceci ne tend pas à insinuer que le livre n'est pas bon, ou qu'il aurait été meilleur autrement; de fait, il est délicieusement écrit - je ne résiste pas au plaisir de citer le père accusant, à mots couverts, sa soeur d'avoir reçu chez lui le prétendant de sa fille: je ne vous pose pas de question, dit-il, "I wouldn't put you to the inconvenience of having to - a - excogitate an answer". Ce qui est une façon particulièrement délicate de traiter quelqu'un de sale menteur; on souhaiterait être capable d'en faire autant. De plus, privé de toute possibilité de diversion par une focale volontairement rétrécie (ou élargie? je n'y ai jamais rien compris), l'auteur est contraint de porter une attention serrée à ses personnages, qui présentent, en ce qui concerne les deux protagonistes, une densité remarquable pour des gens aussi peu diserts.

Quant à ces personnages, puisqu'il faut quand même venir à en parler, avouons-le: j'ai eu vaguement l'impression que la pauvre Catherine était, comment dire... différente? Son père la compare (favorablement, il est vrai) à un paquet de châles. Cette pauvre fille, qui vit entre son père manipulateur et son soupirant intéressé un véritable drame, se montre durablement incapable d'avoir la moindre réaction dramatique. Son destin est finalement totalement énigmatique: a-t-elle eu, en chassant son ancien soupirant, le dernier mot, et la tranquillité qui l'accompagne? a-t-elle été définitivement anesthésiée par les cruautés morales auxquelles elle a dû faire face? Morris, le soupirant, et l'exaspérante tante Penniman sont moins ambigüs. En revanche, le docteur Sloper est parfaitement méphistophélique. Il aime sa fille moins qu'il ne la méprise, et moins qu'il n'aime avoir raison; mais on ne cesse de se demander si, au fond, il ne l'aime pas plus qu'il n'est capable de le montrer.

La symétrie et la sobriété de la distribution, l'inocuité apparente des situations (après tout, personne ne perd son gagne-pain ou sa position sociale, personne ne va même jusqu'à faire une scène) et le contraste entre cette inocuité et la violence morale qui est faite à Catherine sont réellement remarquables, ce qui fait de ce roman une oeuvre peu commune.

Washington Square, Henry James