jeudi 12 novembre 2009

La Réserve

De Russell Banks, je n'ai lu, avant La Réserve, qu'American Darling et Affliction qui sont d'ailleurs assez bons l'un et l'autre. Comme La Réserve, ils mettent en scène des personnages qui, aux prises avec des situations émotionnellement insupportables, dévident leur monologue intérieur en une succession de plans plus ou moins articulés entre eux, ce qui crée une impression d'anesthésie pour le lecteur. Celui-ci est confronté aux personnages non pas de l'extérieur, mais pratiquement à travers eux, même si le récit est fait à la troisième personne; mais quand l'émotion submerge les protagonistes, on repasse brusquement d'un discours intérieur suivant les méandres de leurs pensées à un regard extérieur rapportant strictement leurs actes. Ce procédé, conforté par une absence d'humour qui relève non du parti-pris mais, semble-t-il, de l'absence d'occasion, donne une impression curieusement clinique, mêlant une participation très intime du lecteur aux sentiments des personnages et une sorte d'indifférence ou de froideur à l'endroit de leurs destinées.

La Réserve est le lieu du roman: un endroit magnifique, totalement préservé écologiquement autant que totalement dénaturé sur le plan social et historique, un "zoo pour arbres" où un petit nombre de membres viennent de père en fils goûter les joies d'une vie proche de la nature dans des maisons en rondins soigneusement mal dégrossis, protégés par un règlement draconien et servis par des autochtones qui n'ont plus aucune autre source de revenus. Et si ce lieu fournit le titre, c'est que pèse sur tout le roman la dimension paradoxale et monstrueuse de ce lieu totalement factice et totalement naturel.

Les quatre personnages principaux - le peintre et aviateur engagé, sa femme, le guide de montagne veuf et bourru et la sulfureuse ex-débutante - illustrent ou résolvent chacun à leur façon cette contradiction entre nature et humanité qui ronge la Réserve. Ils sont beaux, sains, forts et habiles; mais le couple central, Vanessa Cole et Jordan Groves, réunit deux êtres en déséquilibre, l'une parce que son passé recèle des secrets qui la minent, l'autre parce qu'il ne parvient qu'à frôler la trop magnifique image de lui-même qu'il voudrait atteindre et ne parvient pas à concilier sa conception assez primitive de la liberté et ses engagements familiaux. Tous deux souffrent ainsi d'une innocence perdue, l'une parce qu'elle sait ce qu'elle ne devrait pas savoir, l'autre parce qu'il peut ce qu'il ne devrait pas pouvoir - il peut changer de vie, ce qui vide sa vie de sens.

La Réserve est en fait une utopie américaine, qui n'est pas sans points communs avec une communauté hippie, niant une réalité sociale inacceptable et cernée par un monde presqu'en guerre; c'est aussi, comme les communautés hippies, le lieu d'une tentative de recréation de l'Eden que la quête désespérée de l'innocence transforme en farce grotesque. Un livre assez frappant, finalement, même si, comme les autres Russell Banks, il n'est pas très agréable à lire: heureusement, il est publié par Babel qui, avec son papier crème et ses couvertures lisses, apporte au lecteur un petite consolation des sens.

La Réserve, Russell Banks, 2007
Trad. Pierre Furlan

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