mardi 3 novembre 2009

Washington Square

Washington Square est un roman théâtral. Peu de personnages - en dehors des quelques figurants, quatre personnages qui assument, d'ailleurs, des rôles du répertoire - et, comme dans un vaudeville, une série d'entrevues pour laquelle on nous indique, en didascalie, dans quelle pièce elles se déroulent (et, au besoin, sur quel fauteuil). Evidemment, les deux épisodes qui interviennent pendant le voyage en Europe de l'héroïne et de son père obligeraient à renouveler les décors, et il y a aussi une scène dans un bar à huîtres, mais dans l'ensemble, je suppose qu'un metteur en scène pourrait se tirer avec honneur de la gageure.

De plus, supprimer la voix du narrateur (voix qui parle, au demeurant, un langage aussi châtié que délicatement ironique) aurait certains avantages. Il se trouve en effet que, dans cette atmosphère restreinte et entre gens de peu de mots comme le sont Catherine et son père, l'intervention du narrateur est plutôt plus perturbante que d'habitude. On a l'habitude que ledit narrateur sache ce que tout le monde ignore, mais curieusement, dans cette ambiance, cela passe un peu les bornes. Et comme toute l'histoire est celle d'une incapacité à communiquer (entre Catherine et son père), on imagine bien qu'on pourrait laisser le lecteur se débrouiller avec le non-dit.

Tout ceci ne tend pas à insinuer que le livre n'est pas bon, ou qu'il aurait été meilleur autrement; de fait, il est délicieusement écrit - je ne résiste pas au plaisir de citer le père accusant, à mots couverts, sa soeur d'avoir reçu chez lui le prétendant de sa fille: je ne vous pose pas de question, dit-il, "I wouldn't put you to the inconvenience of having to - a - excogitate an answer". Ce qui est une façon particulièrement délicate de traiter quelqu'un de sale menteur; on souhaiterait être capable d'en faire autant. De plus, privé de toute possibilité de diversion par une focale volontairement rétrécie (ou élargie? je n'y ai jamais rien compris), l'auteur est contraint de porter une attention serrée à ses personnages, qui présentent, en ce qui concerne les deux protagonistes, une densité remarquable pour des gens aussi peu diserts.

Quant à ces personnages, puisqu'il faut quand même venir à en parler, avouons-le: j'ai eu vaguement l'impression que la pauvre Catherine était, comment dire... différente? Son père la compare (favorablement, il est vrai) à un paquet de châles. Cette pauvre fille, qui vit entre son père manipulateur et son soupirant intéressé un véritable drame, se montre durablement incapable d'avoir la moindre réaction dramatique. Son destin est finalement totalement énigmatique: a-t-elle eu, en chassant son ancien soupirant, le dernier mot, et la tranquillité qui l'accompagne? a-t-elle été définitivement anesthésiée par les cruautés morales auxquelles elle a dû faire face? Morris, le soupirant, et l'exaspérante tante Penniman sont moins ambigüs. En revanche, le docteur Sloper est parfaitement méphistophélique. Il aime sa fille moins qu'il ne la méprise, et moins qu'il n'aime avoir raison; mais on ne cesse de se demander si, au fond, il ne l'aime pas plus qu'il n'est capable de le montrer.

La symétrie et la sobriété de la distribution, l'inocuité apparente des situations (après tout, personne ne perd son gagne-pain ou sa position sociale, personne ne va même jusqu'à faire une scène) et le contraste entre cette inocuité et la violence morale qui est faite à Catherine sont réellement remarquables, ce qui fait de ce roman une oeuvre peu commune.

Washington Square, Henry James

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