jeudi 24 décembre 2009

The Caine Mutiny

The Caine Mutiny est un vrai roman, comme on n'en fait plus, qui raconte les aventures d'un jeune enseigne de la Marine américaine pendant la seconde guerre mondiale. Willie Keith est, au début du livre, un gentil gosse de riches irresponsable que sa maman planque dans la Navy pour lui éviter pire. Au bout de six cent pages de jargon nautique, il rentre au pays commandant de son dragueur de mines, décoré comme un sapin de Noël et décidé à épouser la fille que ses préjugés de classe lui avaient auparavant fait larguer (oui, larguer: c'est du vocabulaire nautique, après tout). C'est tout à fait Capitaines courageux, avec moins de poisson. C'est aussi très bien écrit, assez drôle et réellement prenant.

A la réflexion, il y a quelques éléments supplémentaires là-dedans, et notamment la mutinerie qui donne son titre au roman. En un mot comme en cent, le commandant du Caine, un horrible vieux rafiot qui draguera sept mines dans toute la guerre, est jugé incompétent par ses officiers. Alors qu'il panique au milieu d'un typhon, pendant que Willie est de quart, il est relevé d'autorité par Steve Maryk, son second. Le procès en cour martiale qui s'ensuit tourne autour de deux questions: le commandant était-il ou non apte à commander, et le second était-il ou non apte à en juger?

Le débat se noue explicitement autour du caractère plus ou moins paranoïde du commandant; implicitement, il s'agit en fait de l'affrontement de deux conceptions de l'autorité. Pour la Marine régulière, l'autorité est issue de l'institution et seule l'institution peut la transférer ou la dénier. Toute remise en cause de l'autorité est un danger majeur pour la Navy, au point que la dépression de quelques marins ou officiers subalternes soumis à des vexations quotidiennes, ou même le naufrage d'un navire, apparaissent moins graves qu'un acte d'insubordination et certainement pas de nature à justifier une mutinerie. Pour les officiers de réserve qui affluent sur les navires durant la guerre, cette conception est choquante. Pour le lecteur aussi, qui voit avec enthousiasme Willie Keith et Steve Maryk défendre devant la cour martiale le droit à une appréciation personnelle. On leur fait observer qu'ils ne sont pas des marins de métier, ni des psychiatres professionnels, et pas davantage des juristes; ils affirment qu'ils sont des êtres humains et que leurs actions doivent être conformes à leur jugement.

Ce débat fait de The Caine Mutiny une parfaite illustration de Obedience to Authority (dont les membres les moins assidus de mon public trouveront le commentaire juste en dessous). La démonstration est d'autant plus percutante que Herman Wouk, au bout du compte, fait exprimer par ses personnages une morale à cette histoire, et que ce n'est pas celle que nous aurions choisie. Tant Barney Greenwald, l'avocat de Maryk, que Willie Keith, qui deviendra par la suite, sans perdre son âme, le second idéal d'un commandant irascible et poltron, regrettent d'avoir mis en cause l'autorité de la Navy, tout comme la minorité des cobayes de Milgram qui ont défié l'autorité de l'expérimentateur. Ce qui apparaît tout à fait clair au spectateur des expériences de Milgram, à savoir où est le bien et où est le mal, ne l'est pas, la dernière page tournée, pour le lecteur de The Caine Mutiny. L'autorité est le principe vital de toute organisation. Que pèse la conscience face à cela?

En nous rendant suspect, quoique sympathique, celui qui choisit la conscience, Herman Wouk renvoie implicitement la question de l'autorité à un niveau politique. Pour lui, celui qui obéit à une autorité institutionnelle ne devrait jamais avoir à interroger sa conscience: de quels mécanismes dispose-t-on pour s'en assurer?

The Caine Mutiny, Herman Wouk, 1951

3 commentaires:

  1. « Celui qui obéit à une autorité institutionnelle ne devrait jamais avoir à interroger sa conscience : de quels mécanismes dispose-t-on pour s'en assurer ? »

    L’analyse des termes du sujet, seule, conduit à se poser une infinité de questions toutes fondamentales et dont chacune, j’en ai peur, suffit à invalider l’opinion que semble vouloir exprimer l’auteur, sans qu’il soit même besoin de s’interroger sur la pertinence d’une démarche cherchant à tirer d’un cas particulier une règle universelle.

    L’obéissance, d’abord, me semble devoir être envisagée sous au moins deux aspects qui sont ceux de la soumission et de la participation volontaire et consciente à un projet collectif. Or la soumission, qui est une attitude fréquemment adoptée, par exemple, chez les jeunes Français qui choisissent de devenir soldats, est si peu naturelle, si contraire à l’essence même de l’être humain, qu’elle ne persiste jamais bien longtemps et que le libre-arbitre, tôt ou tard, finit toujours par la mettre à mal ; il importe donc selon moi d’avoir un œil attentif sur la façon dont se forgent, en tout individu, les outils avec lesquels il manifestera sa singularité afin de s’assurer que cette expression soit aussi conforme que possible aux intérêts de ceux à qui il est donné le pouvoir d’exiger l’obéissance.

    L’autorité institutionnelle, quant à elle, est ici manifestement présentée comme une indépassable perfection, au mépris flagrant de ce que nous enseigne l’Histoire sur l’évolution des sociétés humaines. Les seules institutions parfaites sont celles qui gouvernent un essaim d’abeilles, ou toute autre société animale ; mais ce qui permet de les qualifier de parfaites est précisément le fait de n’être jamais confrontées à l’intelligence (qu’on tient, c’est entendu, pour le propre de l’Homme), mais plutôt d’obéir, par le jeu de l’évolution des espèces théorisée par Darwin, et se manifestant par des mutations sans conséquences sur les individus ni participation de leur part, à l’impératif consubstantiel à la vie même, je veux parler de la survie des espèces. Ni conçues, ni appliquées par des êtres doués de raison, les règles de vie auxquelles chaque abeille est soumise, quel que soit la position qu’elle occupe dans la société, peuvent être suivies aveuglément ; il n’est pas plus de règle humaine dont on puisse dire autant, que d’institution susceptible de promulguer de telles règles ; et l’intelligence, seule, est cause de cela.

    Je tiens pour extrêmement risqué l’emploi de « jamais » lorsqu’on envisage la réalité la plus complexe qui soit : l’intelligence. Je veux bien croire que, si grand que soit n, jamais 1/n ne puisse être égal à zéro. Vouloir que « jamais » s’impose comme une frontière indépassable à la pensée n’est-il pas aussi vain que chercher un n tellement grand qu’1/n soit nul ?

    Il n’est pas que l’intelligence qui rende utopique toute volonté de mécanisation de la pensée ; la conscience qu’on ne devrait, d’après l’auteur, jamais avoir à interroger, pourrait bien aussi se montrer rétive à l’enfermement. Sale bête que cette conscience qui ne sait rester en sommeil et qui, même quand on ne lui demande rien, se permet de nous faire connaitre que le bien-fondé de nos actions, quel que soit le principe dont elles découlent, est parfois plus que douteux…

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  2. Je déduis de ce qui précède que toute autorité institutionnelle, ne procédant que de l’intelligence, est faillible, et que la conscience est justement ce qui permet d’en dépasser les failles. Cette conscience, en démocratie (je fais crédit à l’auteur ; peut-être imagine-t-il après tout qu’une autorité institutionnelle non démocratique mérite aussi qu’on bâillonne sa conscience et la suive aveuglément !), se manifeste par la voix des partis d’opposition, des médias, des associations et des syndicats, dont la liberté est garantie par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

    Pour ceux qui malgré ma ferme opposition voudraient encore museler les consciences, je recommande l’usage massif de drogues, ou, pour gagner du temps et de l’argent, la généralisation de l’euthanasie. Au risque que de telles pratiques me privent du bonheur de lire l’expression d’idées diamétralement opposées aux miennes !

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  3. A la décharge d'Herman Wouk, il faut rappeler qu'il était américain, persuadé de vivre sous le meilleur régime du monde du point de vue du pouvoir politique de la conscience, et qu'il écrivait avant My Lai et Abou Ghraib...

    J'ai trouvé son livre très bien fait, passionnant, et d'autant plus passionnant que la question de l'autorité et de la conscience y est intelligemment mise en scène.

    De plus, sa morale est ambigüe, car les personnages qui désobéissent sont ceux qui ont (logiquement) le plus de valeur morale et militaire, et de loin les plus sympathiques.

    Bref, lis-le, je ne lui ai sans doute pas rendu justice! (lis-le en occasion, car je ne le crois pas réédité; mais je le prête à qui me le demande).

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