mercredi 30 décembre 2009

L'insoutenable légèreté de l'être

Qu'est-ce qui ne va pas chez Kundera pour que le seul personnage crédible de ce livre soit un chien transsexuel?

La construction est pourtant soignée: l'histoire de Tomas et Tereza est racontée en sept parties qui se répondent et s'articulent autour de la rupture que constitue l'invasion russe - Tomas avant, Tereza avant, interlude Franz et Sabina, Tereza après, Tomas après, interlude Franz et Sabina, fin. Cette construction contient d'autres alternances qui enrichissent le propos; Franz et Sabina, qui n'ont aucun intérêt pour l'intrique à proprement parler, pour autant que l'on suppose que le cas de Tomas et Tereza est vraiment le coeur du propos, illustrent en revanche le thème du kitsch de façon à charger de sens la dernière partie, qui célèbre le temps circulaire comme celui du bonheur.

La phrase ci-dessus demande, j'en suis consciente, quelques explications, mais le propos n'est pas facile à résumer. Kundera s'attaque au kitsch, réduction de la complexité des idées à des métaphores simplificatrices et uniformisantes. Toute la gauche politique est pour lui fédérée par le kitsch de la "Grande Marche": l'idée de la progression d'une foule fraternelle vers des lendemains qui chantent. Franz barbote dans le kitsch jusqu'à sa mort elle-même, ornée d'un sens qui lui est totalement étranger, tandis que Sabina fuit sans espoir le kitsch communiste, puis celui du rebelle échappé d'un pays sous le joug communiste. A l'opposé, la fin de l'histoire de Tomas et Tereza est une libération: lourde d'expérience, à travers la mort du chien et l'aboutissement de leur vie qui se finira bien à deux, elle est vide de symboles. Il n'y a plus personne pour regarder Tomas et Tereza dans la campagne dépeuplée où ils se réfugient. Plus rien n'est symbole, tout est expérience et donc profondément incommunicable, alors que où le symbole est partage et encourage une sorte de fusion mentale des êtres en une communauté béate et vide. C'est la répétition qui donne son sens à cette expérience, qui lui confère de l'épaisseur et de la réalité, à l'opposé d'un temps linéaire dans lequel tout est toujours nouveau et donc sans mesure.

De fait, cette thèse est portée très efficacement par le livre qui promène son lecteur dans une sorte de vacuité par moments bouffonne, avant de l'immerger puissamment et subitement dans le monde statique où ont abouti Tomas et Tereza. Malgré cela, L'insoutenable légèreté de l'être a vieilli: peut-être est-ce parce que le récit s'inscrit dans une période si médiocrement dramatique, par rapport à celle de la seconde guerre mondiale qui l'a engendrée, et en même temps si traumatisée par le souvenir du conflit, que l'on arrive pas à se projeter dans sa trame comme on s'immerge dans la terreur et la haine toujours actuelles des années 40. On se sent étranger à ces personnages qui promènent leurs cauchemars d'holocauste à travers un totalitarisme joué en mineur. C'est sans doute un peu injuste, d'ailleurs, de faire grief à l'auteur de ce décalage, tant cette situation où le passé déniait son sens à l'expérience immédiate devait être étrange et marquée d'irréalité.

Le chien transsexuel sauve finalement du vide l'insoutenable légèreté de l'être: mais c'est, plutôt que la preuve de la maladresse du livre, le résumé de son message. Il n'empêche, je ne le relirai pas de sitôt.

L'insoutenable légèreté de l'être, Milan Kundera, 1984
Trad. François Kérel

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire