dimanche 20 décembre 2009

Mémoires d'Hadrien

Fascinante Yourcenar! Les trois cents pages de Mémoires d'Hadrien sont le fruit d'une interminable gestation de vingt-sept années: il n'y manque rien, et ce texte est aussi proche de la perfection qu'on peut le rêver. A le lire, on le croirait presque traduit du latin, avec ses phrases scandées, souvent rythmées par une césure, et ses mots régulièrement précédés d'une unique épithète.

Hadrien, empereur bâtisseur, y raconte à l'heure de son agonie sa jeunesse, son accession au pouvoir, ses efforts et ses succès, sa passion pour le jeune Antinoüs mort à vingt ans. Faisant preuve d'une attitude déférente et sans enthousiasme vis-à-vis des dieux - dont il fera partie, après tout - et d'une confiance prudente en l'homme en lequel il voit, sans en être spécialement ravi, l'étalon de toutes choses, il examine les questions de son temps, non sans faire à l'occasion un clin d'oeil au nôtre.

Il est surtout occupé du visage que présente sa vie: dans le premier chapitre, qui introduit le récit destiné à Marc-Aurèle, il s'exclame "quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe". A quoi il répond lui-même, dans les dernières pages "je m'émerveille d'être à la longue devenu pour certains yeux ce que je souhaitais d'être, et que cette réussite soit faite de si peu de chose". A quel autre moment qu'à la mort peut-on répondre à la question "qui suis-je"? Mémoires d'Hadrien illustre cette réduction progressive du virtuel au profit du réel que constitue, pour chaque être, le passage du temps. Aux derniers mots écrits par l'Hadrien de Yourcenar, "tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts..." le livre offre pour vis-à-vis l'épitaphe du Divin Hadrien Auguste: au dernier effort pour jouir du plus infime des possibles répond la pétrification éternelle.

Un Antinoüs un peu pâle illustre en mineur ce même thème de l'identité. La brièveté même de cette vie couronnée par le sacrifice ne suffit pas à lui donner cette course sagittale qu'Hadrien trouve aux vies des héros; l'immortalité multiforme qu'Antinoüs trouve dans le culte instauré par Hadrien témoigne de ce que le jeune homme, comme la passion qu'il a inspirée, n'était guère qu'une pâte encore informe. Antinoüs n'a pas eu, lui, le temps d'échanger mille possibles contre une seule vie irréfutable et détaillée; il a acheté au prix de sa propre identité l'éternelle perfection de la jeunesse.

Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, 1951

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