lundi 21 décembre 2009

Obedience to Authority

Obedience to Authority relate les expériences conçues et conduites par une équipe de Yale pour explorer les mécanismes de l'obéissance. En résumé, l'expérience consistait à créer un conflit entre les valeurs d'un sujet et les exigences d'une autorité: en l'occurrence, une personne volontaire pour participer à une expérience scientifique se voyait demander par le personnel du laboratoire d'administrer une série de chocs électriques à une autre personne, malgré les cris et les protestations que ce traitement provoquait. Le résultat de l'expérience fut si choquant que Stanley Milgram doit consacrer à la description des procédures et des réactions des sujets une grande partie du livre: la première réaction est en effet de croire à une erreur d'interprétation et à une expérience mal conçue.

Cette partie descriptive est d'ailleurs étonnamment intéressante, d'une part parce qu'elle montre comment se construisent les expériences qui permettent de reproduire les traits fondamentaux de situations réelles, de les doser et d'en faire varier l'influence, d'autre part parce qu'en témoignant des réactions des sujets elle amène petit à petit le lecteur à s'interroger sur son propre comportement. En effet, l'équipe de Stanley Milgram a constaté que seule une minorité (de 15 à 40% selon l'échantillon) finissait par désobéir à l'expérimentateur en chef, le reste de la population poussant consciencieusement le générateur jusqu'à 450 V (et jusqu'à la mort apparente du cobaye) malgré les signes évidents d'un pénible conflit intérieur.

En guise de discussion sur ces résultats, Stanley Milgram rappelle que l'autorité est le fondement de la société, et qu'il est normal et souhaitable de s'y conformer; celui qui le fait se sent lié par une forme de fidélité au détenteur de l'autorité, en même temps que non responsable de ses actes. Si ceux-ci ne sont pas conformes aux impératifs moraux, un inconfort viscéral l'en avertit, ce qui crée un conflit intérieur. L'auteur introduit l'idée d'un "état d'agent" qui serait celui d'une personne agissant pour le compte d'une autre et qui diffèrerait matériellement (par des concentrations d'hormones, des connexions neuronales, ou autre mécanisme inexploré) de l'état autonome. Il propose également une approche cybernétique de la question: étant donné une entité omnivore, de quelles régulations doit-elle être munie pour assurer sa survie et celle de son espèce? Ainsi, à partir du simple constat de la survie de l'espèce humaine jusqu'à ce jour, déduit-il l'existence de quelques régulations psychologiques fondamentales qui ne sont d'ailleurs pas sans rappeler les trois lois de la robotique dont Isaac Asimov a fait dans ses livres un usage aussi réjouissant qu'intelligent.

Que conclure de cette étude? Obedience to Authority met le lecteur en face d'une véritable interrogation sur lui-même. Plus largement, le livre, écrit en pleine guerre froide, exprime un certain pessimisme. L'évolution des technologies, la complexité croissante des organisations introduisent des écrans entre l'agent et les conséquences de ses actes. Dans ces conditions, le conflit entre autorité et conscience est nettement diminué, avec toutes les conséquences que l'on peut imaginer: pour l'opérateur d'un système de missiles nucléaires, prétend Milgram de façon imagée, déclencher l'enfer est l'équivalent technique mais aussi émotionnel de "appuyer sur un gros bouton". Sans aller si loin, le livre est en tous cas passionnant et réellement dérangeant. Comme les sujets de l'expérience, certains lecteurs en retireront sans doute une utile vigilance sur leurs propres réactions.

Obedience to Authority, Stanley Milgram, 1974

2 commentaires:

  1. Ça voudrait-il dire que la défense de Nuremberg n'est en fait pas sans un certain mérite? Choquant.

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  2. Elle n'est pas pertinente, mais elle est naturelle, c'est plutôt ça que ça veut dire.

    Ce débat a naturellement fait rage à la sortie du livre et, un peu avant, à la publication de Eichmann à Jérusalem, dans lequel Hannah Arendt constatait que les efforts des Israeliens pour peindre Eichmann comme une brute sanguinaire étaient assez vains et introduisait l'idée de la "banalité du mal" en présentant Eichmann comme un bureaucrate zélé.

    Milgram distingue ce qui doit l'être (la menace, composante du régime nazi, et non de l'expérience; la légitimité des fins invoquées, qui sont "mauvaises" chez les nazis et "bonnes" dans l'expérience - encore que cela me paraisse hautement relatif). Mais il affirme que les mécanismes psychologiques de soumission à l'autorité ont joué un rôle, ce qui est assez logique. Il incite ainsi chacun à la vigilance sur son propre rapport à l'autorité.

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