mercredi 29 décembre 2010

Purge

Aliide est née dans l’Estonie des années vingt où elle a vécu toute une vie dans le même village entre champs et forêts. Purge est son histoire, écrite avant tout comme une histoire de femmes. Un peu comme John Updike dans les sorcières d’Eastwick, Sofi Oksanen octroie en effet une place envahissante à la pulsation organique du monde autour d’Aliide, aux odeurs, aux ingrédients, aux sécrétions. Pendant la première scène du roman, par exemple, l’esprit d’Aliide va et vient entre l’objet inconnu, donc inquiétant, qu’elle aperçoit dans sa cour et la mouche à viande qui bourdonne dans sa cuisine, prête à pondre. Et tout au long du livre on est poursuivi par des grouillements, des taches, des débris coincés entre les dents, des poils dans les oreilles : autant de sous-produits de l’existence qui sont le châtiment des ménagères et la matière première des sortilèges. Les personnages, bien sûr, sont des femmes, mais plus encore : des sœurs, des filles, des femmes liées par le sang et la terre face auxquelles s’agitent, vains et meurtriers, des hommes-pantins possédés par des abstractions, tel le malheureux Hans dont les quelques messages d’outre-tombe commencent tous absurdement par la mention «pour une Estonie libre!».

Le roman commence quand Zara, une jeune prostituée en fuite, atterrit dans la cour d’Aliide qui reconnaît chez la jeune fille la terreur et la honte qu’elle-même dissimule depuis cinquante ans. Zara, comme Aliide, est la victime de viols permis et accomplis par une espèce que la Russie voisine semble engendrer inépuisablement, quel que soit le régime politique et l’idéologie à l’honneur : celle des hommes en Volga noire et en bottes de cuir. Le fil du roman dévoile avec une grande habileté la façon dont une certaine nuit dans la cave de la mairie a gangrené toute la vie d’Aliide qui ne fera plus un choix qui ne soit dicté par ce souvenir, jusqu’à une remarquable conclusion à double détente qui fournit une clé de voûte à l’édifice de trahisons qu’Aliide a bâti pour survivre. Tournant le dos, par honte et par nécessité, à toutes celles qui ont partagé son sort, Aliide détruit ce qu’elle a aimé, fait alliance avec ses bourreaux et se trahit elle-même par un mécanisme si implacable et si ravageur que l’on s’étonne qu’elle ait reporté pendant cinquante ans sa propre destruction. Cet épilogue extraordinaire reprend et retourne en quelques phrases toute l’histoire d’Aliide, vue de l’autre côté : les rapports administratifs remplacent les divagations de vieille femme, le "nous" désincarné et plein d’assurance remplace le "elle" d’une femme qui n’ose plus penser "je" (et qui serait d’ailleurs ce "je"?), l’«interrogatoire tripartite» remplace la séance de torture d’une enfant de sept ans par sa propre tante.

Purge est un roman glaçant à plus d’un titre: par la perspective qu’il offre sur un moment de l’histoire, mais également par l’actualité redoutable de la violence qui en fait le cœur, et dont on sait fort bien que, Staline ou pas, les femmes continuent à souffrir aujourd’hui. On hésite à y lire ce qui est pourtant, d’une façon assez tordue, quelque chose comme un certain optimisme: après tout, in extremis, et non sans être tentée de faire autrement, Aliide choisira le camp des victimes et tentera de redresser quelques torts. Pour une raison ou pour une autre, cela ne suffit pas complètement à nous remonter le moral.

Purge, Sofi Oksanen, 2010
Trad. Sébastien Cagnoli

Harry Potter

J’ai un peu honte d’avouer que je suis une Potter-addict de la première heure. A partir du volume 4, j’ai commandé tous les pavés de JK Rowling sur Amazon trois mois avant leur parution en version originale, pour les recevoir à la première heure et les lire d’une traite. J’ai lu les quatre premiers tomes à mes enfants (donnant ainsi congé provisoirement à Roule Galette et à Sophie Canétang) et je ne leur ai épargné les suivants qu’en considération de leur âge encore tendre. J’ai même vu certains des films, que j’ai à vrai dire trouvés très mauvais, comme le sont toujours à mon goût les adaptations d’œuvres complexes. Et je ne manque jamais de verser des larmes amères sur la mort de Dobby l’elfe de maison. Il est donc urgent que je me justifie à mes propres yeux en dressant ici un mausolée à Mme Rowling (comme si elle en avait besoin).

Le génie de JK Rowling est de conjuguer avec bonheur la simplicité et la complexité. La simplicité est dans sa façon de raconter, qui exploite un cadre extrêmement précis et répétitif. Chacun des sept volumes couvre une année scolaire et s’articule autour d’une quête ou d’une mission ; chacune de ces missions s’inscrit dans la quête majeure qui fait l’objet du cycle entier et qui est double, Harry recherchant à la fois son passé – orphelin célèbre, marqué dès la naissance par un destin exceptionnel, il est le personnage qui en sait le moins sur sa propre histoire et il ne cessera de chercher à reconstruire l’histoire de ses parents – et son avenir, puisqu’il doit au fil des années comprendre peu à peu la mission qui lui a été donnée en même temps qu’il cherche, à l’aveuglette, à la réaliser. Cette construction en épisodes fait de chaque tome un livre parfaitement intelligible même pour de très jeunes lecteurs (en tous cas jusqu’au quatrième volume au moins) et leur permet par là d’accéder à la complexité et la richesse de l’intrigue générale. Ce qui est vrai pour le jeune lecteur ne l’est pas moins pour le vieux routier : le lecteur chevronné trouvera également plaisir à ce cadre rigide et au rythme qu’il impose à la narration.

On m’objectera bien, au sujet de la technique narrative, que JK Rowling cède trop souvent à la facilité, en particulier par le recours au « récit dans le récit » pour faire avancer l’intrigue – un témoin apporte à Harry des informations qui lui manquaient. Or il me semble au contraire que c’est un parti-pris justifié: à de très rares exceptions près, comme la scène introductive du premier épisode ou l’entrevue du Premier Ministre avec le Ministre de la Magie, au début du septième volume, la totalité des sept volumes est racontée du point de vue de Harry, ce qui n’exclut d’ailleurs pas, grâce à d’opportunes interventions de la magie, des incursions dans le passé de différents personnages ou dans la perspective de Voldemort, la Némésis du jeune sorcier. Pour couvrir une intrigue enracinée dans le passé sans décoller un instant le récit de Harry qui en est à la fois le héros (au sens premier du terme), le catalyseur et l’objet – puisque le combat du bien et du mal s’opère à travers la découverte progressive de Harry par lui-même – ces quelques contorsions sont nécessaires et à mon sens assez naturelles, si l’on accepte évidemment que tout, dans Harry Potter, soit soumis à un principe de nécessité.

Chaque rencontre que fait Harry, chaque information qu’il reçoit, chaque objet qu’il conserve relève en effet d’une double nécessité. Par rapport à l’intrigue d’abord, c'est-à-dire par rapport au futur de Harry: comme les cailloux du petit Poucet, ou plutôt comme le peigne et la serviette de la petite fille qui fuit Baba Yaga, chacun de ces éléments apparemment fortuits prend un sens et une utilité concrète à un moment ou à un autre de l’intrigue. C’est ce qu’illustre par exemple le legs de Dumbledore, au septième volume: Harry et ses compagnons, Ron et Hermione, reçoivent tous trois un objet dont ils ne comprennent pas l’utilité, mais qu’ils conservent jusqu’au moment où cet objet joue soudain un rôle aussi décisif qu’inopiné. Il en va de même, dans ce volume, du fourbi sentimental que Harry conserve dans une poche secrète et qui relève, lui, de l’histoire consciente de notre héros: morceau de miroir cassé et baguette irréparable sont les témoins des épreuves qu’il a subies en même temps que les instruments de ses progrès futurs. Mais cette nécessité qu’on peut qualifier pompeusement de téléologique se double d’une nécessité ou d’une légitimité ontologique (oui, désolée…): rien n’arrive à Harry par hasard, tout prend racine dans ce passé qui lui est inconnu et lui revient de droit. La cape d’invisibilité qui lui permet surtout, au départ, de faire les quatre cents coups hors des dortoirs et qui lui vient en ligne directe d’un très ancien sorcier; la Carte du Maraudeur, rédigée par son père lorsqu’il était élève du collège; sa baguette magique, au cœur fait d’une plume de phénix comme celle de l’homme qui a tenté en vain de le tuer alors qu’il était tout petit; sa cicatrice, bien sûr, témoin du même épisode; aucun des «attributs» de Harry ne lui est conféré sans raison historique.

Il en va de même, plus largement, du récit dans son ensemble où les scènes qui n’obéissent pas à ce principe de nécessité relèvent généralement de l’intention comique qui reste présente jusqu’au bout dans l’histoire, malgré le climat de plus en plus sombre. Une grande partie des dialogues, notamment les répliques des jumeaux Weasley, s’inscrivent dans cette veine. La plupart des aperçus des cours dispensés aux jeunes sorciers sont également volontairement comiques, par le décalage qu’ils proposent avec les cours de maths ou de techno qui ont fait notre quotidien. Les élèves sont sommés de faire pousser des pattes à une tasse à thé ou de changer des sucriers en souris, sans que l’on ne comprenne très bien dans quelle théorie cela s’inscrit. JK Rowling ne s’embarrasse guère de conceptualisation: les lois qui président à l’usage de la magie ou à celui des technologies « de substitution » (comme l’électricité) ne sont pas explicitées, et sans doute pas très claires pour l’auteur elle-même si l’on en juge par certains à-peu-près. Pourquoi le professeur Rogue, par exemple, se laisse-t-il abuser au cours des premiers épisodes par les excuses embrouillées de Harry surpris là où il n’a rien à faire, alors qu’il se révèle par la suite « Legilimens », capable de lire certaines choses dans l’esprit de son interlocuteur ? Comment la mise en œuvre de la Loi sur le secret magique est-elle garantie dans le cas de sorciers issus de parents « moldus » (non sorciers)? Peu importe, à vrai dire, en tous cas pour moi : l’intelligence pure et l’équilibre de la construction théorique ne sont pas des composantes fondamentales du plaisir de lire un roman.

En revanche, Rowling s’attache plus soigneusement à fournir des aperçus sur la gouvernance, si j’ose dire, du monde des sorciers, obéissant là encore à la nécessité puisque les positions ambigües du Ministère de la Magie et le caractère moyennement libéral des institutions qu’il encadre confèrent à l’univers potterien l’ambivalence qui aurait pu, sans cela, lui faire défaut, en même temps qu’elles fournissent une traduction du conflit fondamental qui traverse la société des sorciers dans des termes quasi-administratifs auxquels les lecteurs adultes sont sans doute plus sensibles, pour le coup, que les jeunes lecteurs. De même, l’auteur s’efforce de nourrir au fil des épisodes, au travers des dialogues et des réactions de ses protagonistes, une dimension psychologique centrée sur l’adolescence et sur les premiers attachements, amours ou amitiés. Elle enrichit ainsi, sans trop se forcer il faut le reconnaître, des personnages au départ assez sommaires, tout en confortant la geste de Harry Potter dans ce qu’elle doit au roman d’apprentissage.

Tout ceci n’explique pas, cela dit, pourquoi je trouve que Harry Potter est un livre profondément émouvant. Remarquablement bien construit à mon goût, certes; un peu léger sur la partie conceptuelle et sur la dimension psychologique des personnages, parcouru de clins d’œil comiques sans prétention mais bien venus, d’accord; mais on ne voit pas ce qui là-dedans justifie de sangloter sur la dépouille d’une créature d’un mètre de haut qui s’exprime uniquement en couinant à la troisième personne.

Ce que, personnellement, je trouve extrêmement touchant est la façon dont Harry assume dès le premier épisode une vocation sacrificielle qui ne lui apparaît pas alors dans toute sa dimension. Victime élue dès sa naissance par Voldemort, le mage noir qu’il ne cessera d’affronter, Harry doit au sacrifice de sa mère d’avoir survécu. A son tour, dès son retour dans le monde des sorciers, il ne cessera de renoncer à ce qu’il a conquis – à la sécurité, à la victoire (dans le tournoi des Trois Sorciers), à son avenir (lorsque Dumbledore lui révèle la teneur de la prophétie qui lie son destin à celui de son pire ennemi), à la vie même – et de s’offrir pour protéger ceux qui lui sont chers. A la fin du quatrième volume et à la fin du septième, cette dimension oblative s’exprime de façon particulièrement explicite, lorsque Voldemort procède au sacrifice métaphorique de Harry dans un cimetière pour retrouver les forces qu’il a perdues, et lorsque Harry marche à la mort volontairement, ayant compris que c’était la seule façon de détruire son ennemi. Le talent de JK Rowling est de donner sens et vraisemblance à ces sacrifices, en en graduant la portée au fil du récit; l’enjeu va grandissant et la conscience qu’a Harry de son destin, le poids que pèse cette conscience ne cessent également de croître. Pour accomplir cette vocation, Harry doit incarner le courage et la loyauté qui, par ricochet en quelque sorte, sont les moteurs profonds de chaque personnage du livre : Ron et Hermione, les inséparables comparses, Neville, le double obscur, empoté et héroïque, Sirius, le parrain de Harry, Rogue, le professeur haï, tous se meuvent et s’expliquent par ces deux ressorts, dans un monde dont les différences mêmes avec le nôtre mettent l’accent sur ces deux qualités. Le monde des sorciers est un monde d’histoire, largement irrationnel, où l’allégeance est une dimension fondamentale, comme en témoigne le rôle du « Choixpeau » qui trie les élèves par maison à leur entrée au collège. C’est un monde de risque aussi, où la responsabilité pèse très tôt sur les épaules des jeunes gens, comme le symbolise le fait que la majorité pour les jeunes sorciers intervient à dix-sept ans et non dix-huit. Courage et loyauté sont donc les qualités de tous ceux qui agissent. Seul Dumbledore ne se définit pas par là, mais par sa clairvoyance quasi-surnaturelle qui le place en dehors de l’action, dans un rôle de deux ex machina qui n’est pas, comme on le découvre progressivement, un accomplissement, mais un renoncement, un châtiment qui expie une faute originelle. Comme Lancelot, Dumbledore, malgré ses qualités exceptionnelles, doit laisser place à plus pur que lui.

Après avoir exploré et relié son passé et son avenir pour réaliser la mission qui était la sienne et découvrir sa propre personnalité héroïque, Harry renoncera enfin à sa victoire elle-même et dispersera les attributs du pouvoir qu’il a conquis, accomplissant ainsi jusqu’au bout sa vocation dans ce qui sera son premier sacrifice heureux. Vous qui avez trouvé un peu tarte le « petit sorcier à lunettes », sans doute cette conclusion ne vous convaincra-t-elle pas plus que ne l’a fait l’œuvre de Rowling. Pour moi, elle parachève la profonde cohérence de l’histoire de Harry Potter et le caractère de mythe que revêt ce récit positif de la construction de soi.

jeudi 2 décembre 2010

Journal d'un curé de campagne

Ma lecture du Journal d’un curé de campagne a mal commencé puisqu’en plein milieu de la première tirade du curé de Torcy, mon exemplaire (emprunté à la bibliothèque) est tombé sur les rails du RER où, à ma connaissance, il gît toujours. Cette petite contrariété mise à part, j’ai donc fini par lire mon premier Bernanos, ce journal d’un jeune curé égrotant et timide qui, dans sa première paroisse, accumule les maladresses. Et je reste quelque peu perplexe devant ce qui est certainement une œuvre singulière et puissante, mais au message largement inintelligible.

Bernanos met en scène un être sensible et vulnérable qui va d’échec en échec, ne parvenant finalement même pas à survivre. Touché par la grâce divine, comme on le voit lors de l’épisode central de la conversion de la comtesse locale, le malheureux curé n’en est certes pas illuminé ; il traîne sa mine grisâtre et ses naïvetés sous le regard malveillant de ses paroissiens et de ses supérieurs, et ne trouve de refuge qu’auprès du curé de Torcy et de son ami le docteur Delbende, deux personnages totalement invraisemblables qui ne cessent de débiter au kilomètre leurs définitions à l’emporte-pièce et leurs théories sur le sacerdoce, le rôle social de l’Eglise et les avantages et les inconvénients de la sainteté.

Cela donne par exemple ceci : «D’où vient que le temps de notre petite enfance nous apparaît si doux, si rayonnant? Un gosse a des peines comme tout le monde, et il est, en somme, si désarmé contre la douleur, la maladie! L’enfance et l’extrême vieillesse devraient être les deux grandes épreuves de l’homme. Mais c’est du sentiment de sa propre impuissance que l’enfant tire humblement le principe même de sa joie. Il s’en rapporte à sa mère, comprends-tu? Présent, passé, avenir, toute sa vie, la vie entière tient dans un regard, et ce regard est un sourire. Hé bien, mon garçon, si l’on nous avait laissés faire, nous autres, l’Eglise eût donné aux hommes cette espèce de sécurité souveraine. Retiens que chacun n’en aurait pas moins eu sa part d’embêtements. La faim, la soif, la pauvreté, la jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable dans notre poche, tu penses! Mais l’homme se serait su le fils de Dieu, voilà le miracle! Il aurait vécu, il serait mort avec cette idée dans la caboche – et non pas une idée apprise seulement dans les livres, - non.» Intéressant, cette théologie pour les nuls, vulgarisée à grand renfort de mots populaires et d'interjections et étayée comme souvent le discours religieux par une analogie tirée du registre de la vie familiale, avec un double effet: c'est facile à comprendre, et ça attendrit le chaland.

Tout ça est extrêmement bien écrit, au point qu’on suit en haletant la conversation décisive entre la comtesse et le curé; mais une fois le livre refermé, il n’en reste qu’une bouillie sentimentale dont ne se dégagent guère qu’une sorte de rancune vis-à-vis, non pas de l’Eglise, mais de sa hiérarchie (ce qui est très courant chez les écrivains catholiques, voire chez les catholiques en général) et une aspiration confuse à une grâce rédemptrice qui irriguerait la société, nourrirait les forts et les purs jusqu’à l’héroïsme, comme dans un Moyen Äge plus ou moins fantasmé par le neveu militaire et infréquentable de la comtesse convertie. Sans oublier, bien sûr, l’angoisse pathétique du petit curé devant la volupté, ce péché ultime, cette corruption sans retour de la dignité humaine. N’importe, ce Bernanos est sympathique, avec tout son verbiage : j’en lirai volontiers davantage, et peut-être comprendrai-je mieux alors comment il peut autant tenir à tout ce fatras arbitraire; car s’il y a bien une chose que le Journal d’un curé de campagne ne nous dit pas, c’est pourquoi? Pourquoi la grâce à l’un et pas à l’autre? Pourquoi n’y aurait-il pas d’amour dans l’homme, hors celui qui lui vient de dieu?

Journal d’un curé de campagne, Georges Bernanos, 1935

Love, etc

Je suis frappée en lisant les élucubrations du Pape et de ses malfaisants séides de la distinction qu’ils font entre l’amour (sanctifié) et la luxure, le stupre, enfin appelons cela comme vous voudrez ; comme si l’amour n’était pas en général exactement ce désir passionné de posséder l’inaccessible qui conduit, entre autres, aux pratiques socialement aberrantes que sont les diverses formes de pénétrations. L’amour, un sentiment noble, un oubli de soi-même? Allons donc! si vous avez pratiqué l’amour maternel, par exemple, qui comme chacun le sait est censé n’être que vertu et désintéressement, vous l’aurez réalisé comme moi : l’amour maternel est cannibale. Regarder ses enfants, les toucher, les humer – ils ne peuvent pas s’échapper - c’est déjà une forme de vampirisme ; mais les éduquer! les pétrir, les orienter de ci ou de là, décider de leurs lectures et de leurs loisirs, et observer goulûment la façon dont, comme des souris de laboratoire, ils répondent à ce dispositif expérimental! Il est bien heureux que cette débauche de voluptés aboutisse en général à la croissance sans histoire d’un futur adulte pas plus névrosé que la moyenne, mais à considérer strictement le rapport entre l’effort et la rétribution, la maternité me paraît être une pratique tout aussi égoïste et condamnable que, par exemple, la nécrophilie. Ou, à l’inverse, la nécrophilie semble, sur le plan de l’épanouissement de l’individu, tout aussi recommandable que la maternité. Après tout, il s’agit dans les deux cas de jouir d’un autre qui vous est livré, sans défense, dans son inaltérable différence. Images magiquement altérées de qui les possède, l’enfant ou le cadavre renferment la garantie d’une réalité intérieure, d’un noyau compact d’altérité, d’un devenir ou d’un passé insaisissables. Le vertige de l’amour est dans cette proximité avec le gouffre qu’ouvre devant soi un semblable pourtant forcément et délicieusement autre. Aussi toute la puissance de la relation amoureuse tient-elle dans le compromis qui doit s’établir entre l’espoir d’atteindre les tréfonds mystérieux de l’aimé et la distance indispensable à la solidité et à la consistance de ce mystère. Le narrateur d’A l’ombre des jeunes filles en fleur, perdu dans la contemplation d’Albertine, peut s’émerveiller de son regard oblique et s’interroger sur ce que recouvre sa carnation dense et crémeuse ; quand enfin il la tient dans ses bras, il ne la voit plus, et «à ces signes détestables, je reconnus que j’embrassais Albertine».

En dehors de l’enfant et du cadavre, qui sont des exemples extrêmes, qu’est-ce qui fait ce mystère, qu’est-ce qui le rend irrésistible ? L’objet aimé est comme un livre vivant le réceptacle d’une expérience, mais celle-là encore brute et créatrice, façonnant l’être qui la contient. Derrière ses yeux on entend presque ronronner comme les rouages d’une pendule une mécanique produisant sans cesse des jugements, des opinions, des pensées. Contrairement à un collègue de bureau ou à la dame qui vous passe devant au guichet de la Poste, il est, en fait, non un objet, fût-il mû par un arbitraire perpétuel, mais un sujet, et le sentiment permanent d’insatisfaction que l’on ressent à son contact est lié à cette reconnaissance et à l’illusion qu’en s’approchant un peu plus de cet autre « moi », en habitant sa maison et en couchant dans son lit, on peut en quelque sorte se l’annexer. Tous les codes de la relation amoureuse sont fondés sur un emboîtement de distances successives, qui ne s’abolissent que pour laisser paraître de nouveaux glacis. Avec un égal, bien sûr, l’amant ne jouit pas comme la mère face à son enfant de la certitude de son emprise; mais c’est à l’inverse la jubilation de l’improbable qui lui chavire le cœur. L’une des traductions de cette dialectique de la distance s’exprime dans les rapports de pouvoir : aphrodisiaque notoire, le pouvoir signifie et constitue une altérité fondamentale pour celui qui en est dépourvu, en même temps qu’il instaure une distance mesurable dont le raccourcissement, fût-il temporaire, se perçoit de façon incontestable. La compagne de César ne doute pas de son bonheur quand celui-ci lui rend les armes – du moins, on ne l’imagine pas.

Mais si l’amour lui-même est égoïste, s’il est quête de possession, que reste-t-il à opposer dans les homélies aux débauches de la chair? existe-t-il vraiment, ce sentiment de « caritas », cet amour du prochain malgré qu’il est autre, et non parce qu’il est autre, qui serait l’inverse du désir? sans doute: c’est la compassion, ou le pouvoir d’abolir immédiatement la distance érogène sans effacer en même temps la conscience d’une autre subjectivité. On s’augmente d’autrui, ou plutôt on augmente par lui sa surface de contact avec l’univers, mais on ne le désire plus: «je ne suis plus un arbre, je suis une forêt» comme le disait un ami de tempérament poétique. Pour autant, le désir et la charité, Eros et Agapè, ces deux modes de reconnaissance d’autrui, ne sont pas des déclinaisons du Mal et du Bien, ou de la matière et de l’esprit, ainsi que l’Eglise semble parfois l’affirmer. Car sans Eros, que reste-t-il de la civilisation ? Avec le sens du partage, mais non l’appétit d'inquisition, où passent la psychologie et l’histoire, le roman et le portrait, et finalement même ce vertigineux désir retourné vers soi-même qui donne les ascètes, les musiciens et les héros ? Avec la seule charité, on serait encore en pagne…

Va et regarde

En Biélorussie, en 1943, le jeune Florya déniche un fusil et rejoint les partisans dans la forêt. Son premier contact avec la guerre est à la fois décevant et idyllique : laissé en arrière, à sa grande consternation, par les combattants plus expérimentés, il batifole entre les arbres avec une jeune personne délurée. Malgré un bombardement qui le tourneboule un peu et lui laisse un sifflement pénible entre les oreilles, Florya est tout faraud quand il ramène Glacha chez sa mère. Survient alors une scène remarquable où il fait à son amie les honneurs de la maison déserte où le bourdonnement des mouches se confond avec le sifflement que Florya a dans l’oreille. La caméra revient obstinément sur des poupées étalées sur le sol et couvertes de mouches. Quand Florya sort de la maison pour aller chercher sa mère et ses sœurs qu’il croit cachées dans le marais, un mouvement de la caméra dévoile et dérobe aussitôt le charnier où s’empile, contre le mur de la maison, une masse indistincte de cadavres. C’est le premier massacre du film ; le traitement du second sera beaucoup moins elliptique.

Après avoir retrouvé les survivants de son village dans les marais, ce qui donne lieu à deux scènes à l’ambiance très particulière – l’interminable traversée du bourbier et la confection du mannequin d’Hitler - Florya est envoyé au ravitaillement avec trois joyeux comparses qui mourront en route. Comme les Allemands pullulent, il se cache dans un village dont toute la population sera massacrée, à l’exception de quelques miraculés dont une jeune fille qui, elle, sera copieusement violée. Cette très longue séquence est l’occasion de saisir la diversité des comportements des bourreaux dans une sorte d’encyclopédie visuelle de l’inhumain.

Sans transition, on retrouve ensuite les Allemands défaits, blessés et désarmés face aux partisans qui, impuissants à leur infliger un châtiment à la hauteur de leur crime, muets devant leurs protestations d’innocence ou leurs professions de foi politiques, finissent par les liquider sommairement à la mitrailleuse et par quitter les lieux en silence pour s’enfoncer dans la forêt tandis que Florya, avant de les rejoindre et de se fondre dans la colonne, s’acharne à coup de fusil sur un portrait d’Hitler dans un bizarre montage d’images d’archives sur la guerre et la prise du pouvoir par les Nazis, présentées en marche arrière comme si les coups de fusil successifs pouvaient effacer progressivement la monstruosité de ce dont Florya a été témoin.

Va et regarde est un film étonnant par son inventivité : ni l’image, ni le son ne ressemblent à ce qu’on a l’habitude de voir et d’entendre dans les films de guerre. L’image, parfois en très gros plan (comme dans la scène de la mort de la vache), est à d’autres moments filmée par une caméra portée pour suivre le regard des acteurs et donner une très prenante impression de profondeur : on se perd, on se noie, on s’embourbe dans cette Biélorussie mangée de forêts et de marais d’où les villages n’émergent qu’à peine, on étouffe sous ce ciel rare, voilé de brouillard ou de fumée quand il n’est pas masqué par les arbres. A plusieurs reprises, rompant avec ce parti-pris, le film montre le ciel vers lequel Florya lève les yeux : un avion de reconnaissance, toujours le même, y vrombit, inerte et malveillant. Le son participe à cette impression d’étouffement : comme sur le visage de Florya, qui se ravine à vue d’œil et se vide en quelques heures de toute la fraîcheur de sa jeunesse, la guerre imprime sur ses tympans une sorte d’archive de sifflements et de cris, un brouillard sonore passé qui cohabite avec le son de l’instant présent. Le spectateur est ainsi immergé, par la vue et par l’ouïe, dans la subjectivité de plus en plus perturbée de Florya, et assiste à la fois aux horreurs de la guerre en direct, et à ses ravages psychologiques sur ce jeune témoin.

Cette dimension psychologique est amplifiée par un traitement qui se rapproche du film d’horreur: plusieurs scènes, en particulier celles qui se passent dans le marais, évoquent des rituels primitifs ou des cauchemars. Dans la scène du massacre des villageois, ce qui est particulièrement frappant, c’est la superposition de deux mondes – deux « règnes » serait-on tenté de dire à la manière des zoologistes - qui ne semblent se rencontrer que dans l’ordre physique, mais jamais dans l’ordre psychique. Les actes des Allemands sont incompréhensibles à leurs victimes, et les protestations des villageois sont si évidemment inutiles, voire comiques, que l’on ne comprend plus pourquoi ils ne s’abstiennent pas de manifestations vidées de sens par l’absence de destinataire. L’horreur de la scène et son caractère quasi fantastique naissent de cette situation irréelle dont on retrouve l’équivalent dans un film comme la Nuit des Morts-Vivants, par exemple. Réciproquement, on voit ensuite Florya s’approcher d’une Allemande agonisante pour prendre dans sa boîte à pansements de quoi soigner son propre fusil, abîmé par une balle : là encore, la mourante n’est plus humaine que pour le spectateur.

La fin du film en rajoute même sur cette façon d’extérioriser dans l’image et dans l’action les angoisses et le mal qui tenaillent les personnages ; illustrant le titre initial du film, Tuer Hitler !, la scène où Florya fusille le portrait m’a paru très longue et pas totalement nécessaire à la cohérence du film. Ce n’est pas sa vraisemblance qui pose problème (évidemment, personne dans le film ne voit ou n’imagine les images d’archives qui défilent alors à l’écran, mais ce n’est pas grave), c’est son caractère exagérément explicite et symbolique. Le désarroi de Florya, confronté à un résumé de toutes les barbaries humaines, puis à l’impossibilité, face aux bourreaux, de réparer ou de comprendre quoi que ce soit, n’avait peut-être pas besoin d’être ainsi souligné.

Va et regarde, Elem Klimov, 1985

dimanche 28 novembre 2010

Attention Dieu méchant

Beware of God, en version originale, est un recueil de nouvelles juives : une sorte de commentaire sur l’alliance entre Dieu et le peuple élu, et la façon dont ils se gâchent mutuellement la vie. Je ne sais pas trop si, comme l’indique la quatrième de couverture, ce recueil « soulève des questions fondamentales sur la condition humaine et son besoin d’interdits ». Je ne suis pas sûre non plus qu’il s’agisse à proprement parler d’histoires « jubilatoires, iconoclastes et hilarantes » (comment une histoire s’attaquant au dieu des Juifs pourrait-elle être iconoclaste, d’ailleurs, vu les précautions que Yahvé a prises dans ce domaine ?). En fait, elles ne m’ont pas tellement fait rire. Sauf deux (sur quatorze, car bien sûr, il y en a quatorze ; tout autre nombre qu’un multiple de sept était inenvisageable).

Le dilemme du prophète met en scène un malheureux cadre intermédiaire à qui Ha Chem donne des ordres apparemment dénués de sens : construis un autel et fais-moi des sacrifices, bâtis une arche, etc. La divinité ne semble pas se rendre compte des problèmes de voisinage que posent les sacrifices d’animaux dans les jardins et se révèle vétilleuse sur des questions pratiques de portée apparemment limitée, comme celle de savoir de quel bois on fait les arches. Le prophète désigné finit par envoyer braire son Créateur : c’est donc une histoire qui finit bien.

Quelle horreur d’être Créateur est ma préférée : Epstein a construit un golem qui le sert avec exactitude et dont il est fort content. Les choses se gâtent quand il produit un second golem qui se met aussitôt à débattre interminablement avec le premier du sens des commandements et de la portée de leur formulation exacte ; ce pilpoul incessant et le souci bien compréhensible des golems d’extraire tout le sens possible de la parole divine les empêche évidemment de remplir leurs tâches domestiques et, après une sanglante guerre de religion, la maison désertée par Epstein excédé finit plus ou moins par s’écrouler sur leurs têtes.

Il me semble que ça se passe de commentaire, non ?

Attention Dieu méchant, Shalom Ausländer, 2005
Trad. Bernard Cohen

La voleuse d'hommes

Pour Margaret Atwood, les femmes ne sont pas des hommes comme les autres. En dehors d’Oryx and Crake, roman d’anticipation qui décrit l’auto-destruction d’une sorte de société 2.0 aussi antipathique que vraisemblable, tous les romans que j’ai lus d’elle sont construits autour de personnages agressivement féminins. Les hommes sont lâches, volages, fragiles, menteurs, éventuellement morts ; en tous cas, inutile de compter sur eux. Ce sont les femmes qui ont du poids, de l’épaisseur, de la constance ; c’est à travers elles que les histoires se racontent. Ajoutez à cela un petit penchant de Margaret Atwood pour l’irrationalité qui se manifeste parfois au travers de personnages centraux franchement désaxés – l’extraordinaire héroïne d’Alias Grace ou la narratrice névrosée de The Edible Woman ; la Voleuse d’hommes, qui tient son titre d’un personnage maléfique aux personnalités multiples et apparemment doté de plusieurs vies, renforce ce climat par une structure ternaire qui évoque les récits issus de traditions orales (trois femmes, trois trahisons), et en prend décidément l’aspect d’un conte de fées. Ou d’un conte de femmes ? car au fond, de Peau d’Ane à Blanche-Neige, les contes de fées sont bien souvent d’horribles histoires de bonne femme.

Comme un conte de fées en tous cas la Voleuse d’hommes, au demeurant bien écrit et d’une lecture agréable, peut décevoir un peu le lecteur auquel elle ne propose, une fois refermée, aucun axe de réflexion, aucune question. On s’attend à autre chose de la part de Margaret Atwood, et peut-être a-t-on tort, en l’occurrence. La Voleuse d’hommes pourrait être un texte purement cathartique, ou une sorte de conjuration : un tombereau d’angoisses féminines déversées telles quelles, et un happy end un peu rapide pour boucler l’affaire. Cela n’en fait certainement pas le meilleur Atwood, mais cela reste un témoignage de l’exceptionnelle maîtrise de cet écrivain, capable de se confronter avec une certaine efficacité à un genre aussi désuet.

La voleuse d’hommes, Margaret Atwood, 1993
Trad. Anne Rabinovitch

"Quelles références historiques pour la crise actuelle?"

(c'était une question posée par Le Monde à qui voulait bien y répondre. J'y ai répondu, et ça m'ennuierait de perdre ma réponse, donc je la recolle là).

Quelles références historiques pour la crise actuelle ? Mais d’abord, quelle étrange question !

S’appuyer sur des références historiques pour analyser une situation actuelle est une tentation classique – au sens fort de ce classicisme pour lequel l’antiquité constituait une référence indépassable. Ignorer l’histoire, dit-on, c’est se condamner à la répéter. Or si ignorer l’histoire en effet c’est se priver de clés de compréhension de la littérature, de l’architecture, de l’esprit des institutions et du génie des civilisations, si la connaissance de l’histoire est indispensable pour déchiffrer la pensée et le discours politique en général, elle est parfaitement inutile pour comprendre ce qui dans le présent ne relève pas du discours.

En premier lieu, parce que cette foi dans une Histoire quasi-prédictive est totalement anti-scientifique. Etablir, comme l’a tenté Marx, des lois historiques sur la base de l’expérience humaine est une démarche hasardeuse, notamment parce que ladite expérience n’est pas reproductible. Sait-on jamais, quand on déduit de l’histoire de la Révolution française qu’une crise financière conjuguée à une crise de légitimité des institutions conduit à un bouleversement social, culturel et institutionnel, si l’enchaînement de cause à effet se trouve bien là où on le voit ? On ne le sait pas et on ne peut pas le savoir, puisqu’il est impossible d’isoler et de faire varier les données du problème. Post hoc, ergo propter hoc : c’est tout le raisonnement que l’on fait en l’occurrence. N’a-t-on pas négligé un facteur, par exemple le rôle de certaines individualités ? l’enchaînement de cause à effet ainsi postulé se reproduirait-il si les circonstances n’étaient pas exactement les mêmes ? En bref, ces évènements ont-ils la moindre pertinence, rapportés à ceux qui nous occupent aujourd’hui ? J’en doute.

Que le culte de la référence historique soit inepte passe encore, mais il est de plus, malheureusement, contre-productif. L’usage d’une grille d’analyse totalement impropre entrave la réflexion et conduit à des discours purement absurdes : ainsi l’assimilation au port de l’étoile jaune de toute pratique potentiellement discriminatoire, alors même que le contexte institutionnel et culturel est radicalement différent, relève de tout autre chose que d’une démarche rationnelle. Il faut souhaiter qu’on ne prenne jamais de décisions sur la base de pareils arguments. Pis encore, l’usage de la référence historique en politique aggrave de fait la tendance à la « mémorialisation » de l’histoire. La mémoire, au sens du tristement célèbre « devoir de mémoire », c’est l’utilisation de l’histoire à des fins morales. Cette tendance n’est pas neuve : on a vu tout au long du XXème siècle les historiens s’affronter sur un terrain politique autour de la Révolution Française, chacun et les marxistes en premier lieu s’efforçant de lui donner un sens qui conforte sa propre vision, non du passé, mais de l’avenir. La violence, au moins verbale, de ces combats autour d’évènements dont on soupçonne au demeurant que malgré les nombreuses interprétations dont ils font l’objet, ils restent largement inconnaissables, montre le poids de l’enjeu. Hélas, cette démarche de « mémorialisation » a deux effets pervers. D’une part, et c’est son but, elle alourdit considérablement le climat affectif autour de la référence historique : celle-ci, loin de constituer un argument rationnel, devient une manipulation émotionnelle. D’autre part, parce que le citoyen est moins sot qu’il n’en a l’air, elle suscite chez certains une méfiance qui tourne parfois à la complotite aigüe : c’est ainsi que la loi Gayssot sur la négation de l’Holocauste a renforcé tant la crédibilité des révisionnistes, bien que celle-ci ne résiste pas à un examen plus approfondi, que leur position morale, puisqu’ils se présentent depuis lors en martyrs de la liberté de pensée.

Enfin l’usage systématique de la référence historique en politique comporte en germe un aspect profondément pervers et antagoniste à la conception moderne de l’individu. La référence historique est d’une certaine façon un appel à user d’un héritage comme d’un argument. J’entends bien que ce n’est pas le cas lorsqu’elle est introduite à des fins d’analyse. Mais le glissement est rapide de l’analyse à l’appropriation, et on voit surgir dans les débats des phrases comme « mon grand-père était résistant » (sous-entendu, pendant que le vôtre s’adonnait à de vichyssoises turpitudes) : énoncé qui non seulement n’a aucune pertinence mais en plus se réfère implicitement à une conception de l’individu comme porteur de droits et devoirs, fussent-ils seulement moraux, créés par le hasard de sa naissance.

De la même façon que les internautes décernent le « Point Godwin » au premier qui fait référence aux Nazis dans un fil de discussion, la référence historique devrait disqualifier celui qui l’utilise dans une analyse politique. Non pas évidemment quand il s’agit d’employer, pour exprimer une idée, les mots d’un prédécesseur qui l’aura parfaitement formulée ; non pas quand il s’agit de rappeler des faits pour mesurer le chemin parcouru ; mais quand il s’agit de soutenir un point de vue, de défendre une ligne d’action. Le passé peut aider à lire la pensée ou le discours de ceux qui s’y réfèrent ; certainement pas à déchiffrer l’évènement lui-même.

samedi 27 novembre 2010

La Puissance et la Gloire

La Puissance et la Gloire est l’histoire de l’un de ces personnages contradictoires comme semblent les adorer les écrivains catholiques, de Mauriac à Bernanos. C’est un prêtre indigne, alcoolique et père d’une fillette bâtarde, que l’on suit à travers une errance misérablement héroïque dans le Mexique de années 1930, gangrené par la misère et où l’Eglise est devenue hors-la-loi. Déclaré traître et menacé de mort, le prêtre manque par deux fois trouver la sécurité en quittant le pays : à chaque fois, appelé (d’ailleurs inutilement) au chevet d’un mourant, il renonce à cette chance de salut.

Le récit n’avance en fait que par ces deux épisodes qui font la première et la troisième partie du livre : toute la deuxième partie montre le prêtre tournant en rond sans espoir et apparemment sans but, pratiquement sous le nez du lieutenant qui le cherche dans tout le pays. On le voit disputant un os à un chien, échouant à se procurer du vin pour la messe, passant une nuit en prison ; tout ceci ne fait guère progresser l’histoire, mais impose peu à peu au lecteur ce personnage dérisoire et tenace, sa foi inconditionnelle en la grandeur de son ministère et la conscience de son indignité.

Le prêtre mourra, bien sûr, en victime de sa foi ; cependant le roman ne se lit pas comme la défense d’une Eglise de chats-fourrés qui, après avoir exploité ces Mexicains pouilleux et les avoir entretenus dans l’idée que leur condition était dans l’ordre voulu par Dieu, les ont abandonnés devant les persécutions d’un gouvernement athée. On adhèrerait bien plus facilement au point de vue du lieutenant qui poursuit le prêtre : homme sincère, désintéressé et énergique, et non dépourvu de bonté, il hait cette Eglise qui a contribué à la misère de son peuple. Son erreur est sans doute de la poursuivre dans un homme. Mais enfin tout ceci est terriblement catholique ; que de questions inutiles, finalement ! ce pauvre homme de prêtre est torturé par son indignité ; après tout elle ne fait de mal à personne. Ce n’est évidemment pas le message de Graham Greene qui fait ici de la conscience de l’indignité la condition de la sainteté, mais au total, on se fatigue de ces tourments sans objet.

Il n’en reste pas moins que la Puissance et la Gloire est remarquablement écrit, avec une grande force d’évocation. Ces mouches partout, cette chaleur, cet abrutissement général, la laideur et la mesquinerie des gens, l’absurdité de tout effort sont restitués de façon obsédante, notamment par l’intervention dans le récit de personnages secondaires européens (le dentiste Tench et le capitaine Fellows) au cerveau cotonneux, incapables de suivre le fil de leurs idées. Les personnages mexicains, eux, sont opaques : le récit ne traduit jamais leur pensée, à l’exception de celle du prêtre qui, d’ailleurs, parle anglais et a fait ses études aux Etats-Unis. Le lecteur se sent ainsi, à la remorque de ces Européens écrasés par la crasse et la chaleur, à la fois étranger et enfermé dans ce monde hostile et indéchiffrable ; au-delà de la réflexion sur le salut et le péché, dont on peut se sentir, à force, un peu fatigué, la Puissance et la Gloire est une plongée fiévreuse dans l’autre et l’ailleurs, ce qui suffit à en faire un excellent roman.

La Puissance et la gloire, Graham Greene, 1940
Trad. Marcelle Sibon

samedi 20 novembre 2010

Le Maître de trope

Le Maître de trope est un bizarre roman de Chaïm Potok, dans un registre qui ne semble pas lui convenir merveilleusement : ses thèmes de prédilection, le lien avec le père et le poids des héritages individuels et collectifs, sont ici traités dans un format très bref au travers de deux entretiens entre le personnage principal et sa voisine.

Benjamin Walter, universitaire américain et spécialiste reconnu des questions militaires et stratégiques, entreprend d’écrire ses mémoires et bute sur les premières années, dont il ne souvient que de façon fragmentaire. L’arrivée d’une nouvelle voisine, une femme seule auteur de nouvelles vaguement fantastiques, le trouble d’autant plus que sa propre femme, malade du SIDA, traverse à ses côtés une agonie au long cours. Cette Davita, amicale et perspicace, le poussera à retrouver les souvenirs qu’il ne sait même pas avoir enterrés : le père, émigrant d’Europe Centrale qui a fait la Première Guerre mondiale du mauvais côté ; son ami de toujours, le maître de trope, ravagé par la guerre et le souvenir de la désertion (la sienne ? celle du père ?) qui retourne en Europe au début de la guerre pour y régler ses comptes avec son histoire ; Benjamin lui-même en 1944, protégé infailliblement, de l’Atlantique aux Ardennes, par les conseils subliminaux du maître de trope disparu, qui l’amènent pour finir devant un camp bourré de cadavres, dont certains encore vivants lui demanderont pourquoi il a tant tardé.

Rempli de personnages trop sommaires – comme le collègue juif de Walter, rescapé des camps et s’exprimant uniquement par références à Auschwitz – et d’ellipses déconcertantes, le Maître de trope tourne un peu à la nouvelle de Stephen King quand l’épilogue montre Benjamin dérangeant la mystérieuse Davita , incompréhensiblement devenue obèse et fort peu civile, alors qu’elle écrit nuitamment face à la fenêtre de notre héros qui s’aperçoit alors soudain lui-même dans son bureau de l’autre côté du jardin.

En bataillant parmi les métaphores, on peut supposer que cette enflure maléfique trahit un processus de création vaguement organique qui transforme Benjamin et ses confidences paranormales en aliment pour sa prolifique voisine. Benjamin serait une proie d’autant plus facile qu’il est entièrement reconstruit, ayant mis ses premières années de petit Juif enfant de déserteur sous le boisseau pour conserver sa vie durant la posture de l’Américain qui contrôle le monde par les armes. Le titre lui-même, si l’on veut bien chercher la petite bête, rappelle cette substitution d’identité, le trope (n.m) étant 1) une figure de rhétorique par laquelle un mot ou une expression sont détournés de leur sens propre 2) chez les Hébreux, le nom d’un signe musical. Benjamin serait-il détourné de son sens propre, par lui-même, et avec maîtrise encore ? Enfin, la fable est un peu trop entortillée pour qu’on la goûte.

Le maître de trope, Chaïm Potok, 1994
Trad Jean Pierre Quijano.

lundi 15 novembre 2010

La Princesse de Montpensier

La Princesse de Montpensier est adapté de la première nouvelle qu’a publiée Madame de Lafayette, à la fin du XVIIème siècle. Il s’y empile donc sur l’histoire de Marie de Montpensier et de ses quatre soupirants plusieurs couches de décalage historique, entre un XVIème siècle violent, instable et coloré, un XVIIème assagi et ordonné, mais certes pas plus libéral, et notre XIXème siècle.

La langue est celle du XVIIème ; les quelques phrases extraites de la nouvelle sont assez habilement incluses dans des dialogues que l’on a pris la peine de mettre à l’unisson, avec un résultat d’autant plus heureux que les échanges restent, au total, plutôt nerveux. Les personnages n’abusent pas des longues périodes et des couples d’opposés qui rythment souvent la langue classique mais qui auraient alourdi leurs entretiens ; dans leurs échanges souvent en suspens, interrompus par l’action ou avortés du fait de l’embarras des protagonistes, la concision cependant n’exclut pas la nuance, et l’on jouit à les ouïr du pouvoir des mots, fussent-ils en petit nombre. Ainsi l’alternance entre « Marie » et « Madame » fournit-elle, selon le personnage qui l’emploie, tout un baromètre. Quand on s’étend davantage, c’est pour négocier, comme Mézières et Montpensier discutant l’avenir de leurs enfants, ou pour pavoiser ; la parole dans ce film appartient surtout à ceux qui, revenus de l’amour, tirent les ficelles ou prétendent le faire – les pères des mariés, la reine ; on est trop heureux de les voir l’accaparer tant Michel Vuillemoz par exemple (le duc de Montpensier), est manifestement à l’aise avec cette langue que Mélanie Thierry (Marie de Montpensier) fait parfois au contraire traîner de façon fort provinciale – mais, après tout, certainement pas anachronique. Quand Marie, justement, prend la parole et la garde, ce n’est pas pour négocier, mais pour se confier ; elle ne parle que lorsqu’elle peut parler d’amour, c’est-à-dire bien rarement. Comme elle ni Guise ni Anjou, ni Montpensier ni Chabannes ne s’étendent guère, au total, sur des sentiments qui sont parfois si bien dissimulés que leur expression subite en devient incongrue, comme la déclaration de Chabannes. Reprocher à Tavernier d’avoir fait un film verbeux, comme je l’ai lu ici ou là, me paraît donc franchement exagéré.

Si le langage est du XVIIème, les héros eux sont bien du XIVème. Guise est un peu falot peut-être, encore bien jeune et plus irréfléchi que frondeur : un animal, en vérité, et guère plus. Mais Anjou est merveilleusement réussi : Raphael Personnaz, maquillé, emperlé et flamboyant dans des pourpoints cramoisis, rend justice au caractère complexe du futur Henri III, à son mélange de cynisme et de sens de l’Etat, et à sa vive intelligence. Montpensier, que la critique a beaucoup décrié, me paraît, avec sa coiffure Playmobil et ses yeux de mouton, tout à fait à sa place dans le rôle du jeune homme trop sérieux, convaincu de ses devoirs et assuré de ses droits. Tout au plus se demande-t-on vaguement comment ce garçon sympathique mais un peu terne a pu susciter chez Chabannes une telle dévotion. Quant à Chabannes, justement, son personnage déroute au premier abord : tout cuirassé d’austérité huguenote et de drap noir, on a peine à croire au soudain éveil de son cœur, et la trahison qu’il commet en introduisant Guise chez Marie paraît tout bonnement incompréhensible. D’une noblesse obscure, proscrit par les catholiques et les protestants, il est le seul personnage d’âge mûr qui soit aussi peu disert, et le seul que frappe l’amour. Il se situe ainsi entre l’obscurité et la lumière, entre le Pape et la Réforme, entre la jeunesse et l’âge mûr ; et, comme de juste, il joue les messagers. Un faiseur de ponts en somme : c’est le comble, pour un huguenot !

C’est à travers les caractères et les trajectoires de ces quatre hommes que l’on peut percevoir la dimension historique du film. Elle ne me paraît pas résider dans un message rebattu sur les horreurs des mœurs pré-modernes ; cela n’aurait pas grand intérêt, et d’ailleurs Tavernier me semble au contraire filmer le récit d’une façon tout à fait ethnologique, sans inciter à porter de jugement sur ce qu’il montre. Lors de la négociation du mariage de Marie de Mézières et de sa nuit de noces, les émotions de la jeune fille restent assez discrètes ; non pas parce que Mélanie Thierry ne comprend pas ce qui se passe, comme certains spectateurs ont pu le lui reprocher, mais parce que Marie ressent la violence qui lui est faite de façon très atténuée. C’est l’usage après tout, et sa responsabilité de fille bien née, que de se plier à la décision de son père et de garantir la bonne fin du contrat en donnant des preuves que le mariage est consommé et qu’elle y est arrivée vierge. Elle s’y résigne vite, et si elle en garde à son mari quelque rancune, cela apparaît presque comme un enfantillage au spectateur qui juge, d’ailleurs, le pauvre Montpensier aussi malmené que sa femme.

Ce n’est donc pas par un rapprochement pataud entre deux organisations sociales que Tavernier réalise un film historique. C’est en confrontant autour de Marie des hommes représentatifs des époques différentes qui s’effacent ou s’annoncent en cette fin du XVIème siècle. Voyez l’affiche : Montpensier et Anjou encadrent Marie. Ce sont deux hommes responsables et accomplis, bien que l’un soit plus brillant que l’autre. Adaptés à la société de leur temps, ils connaissent leurs devoirs et les accomplissent avec compétence ; au-dessus d’Anjou brille évidemment par surcroît l’étoile du futur roi. Leur vêtement chatoyant dit également leur conscience de ce qu’ils doivent à eux-mêmes, et donc au royaume. De part et d’autre de ces deux hommes figurent Chabannes et Guise, tout de noir vêtus - noir austère pour l’un, noir guerrier pour l’autre. Chabannes est un transfuge, et pour tout dire un asocial. Mais Guise ne l’est pas moins, lui qui se vante de n’obéir qu’à ses impulsions et sur lequel plane déjà un avenir d’orgueil et de violence. Guise, c’est la Ligue, le refus du pouvoir royal et l’insolence nobiliaire à laquelle, de Henri III à Louis XIII, les souverains s’acharneront à tordre le cou. Guise le fauteur de guerre civile est l’un des derniers représentants d’une espèce qui va s’éteindre ; Chabannes quant à lui est dans ce quatuor la figure de la modernité. Individualiste et libéral, en ce qu’il écoute la voix de son cœur contre les usages du temps, il est tolérant, intéressé par les sciences ; c’est le seul personnage du film pour qui la religion semble avoir un sens, mais c’est, bien entendu, un protestant, donc un homme de raison (pour l’époque). Sa mort n’était qu’historique dans la nouvelle, puisqu’il y est victime de la Saint Barthélémy ; elle est romantique dans le film où Chabannes meurt pour sauver une femme inconnue, avec sur le cœur sa dernière lettre à Marie. Le destin de Chabannes, qui s’humiliera par amour et mourra par compassion, a des résonances dostoïevskiennes. Gisant ensanglanté sur le pavé de Paris, Chabannes est déjà vainqueur : son temps viendra quand celui des Guise, des Valois et même des Bourbons sera passé.

La Princesse de Montpensier, Bertrand Tavernier, 2010

mardi 9 novembre 2010

Le rite et la vertu

Je ne sais pourquoi se pose aujourd’hui à moi avec insistance le problème d’une morale athée. Ce sujet est régulièrement évoqué, d’une façon étonnamment contre-productive, par les défenseurs des religions pour lesquelles celles-ci sont des institutions indispensables à la fondation d’une morale. Quand bien même ce serait le cas, il serait difficile de comprendre en quoi il s’agit d’un argument en faveur de l’existence de dieu : c’est ce qui s’appelle prendre ses désirs pour des réalités.

Reste qu’il faut vivre et, lorsqu’on est honnête, vivre sans dieu entre le bien et le mal. Vivre sans dieu veut dire, en l’occurrence, sans les deux outils fondamentaux de la religion que sont la doctrine et le rituel. La doctrine délimite le bien et le mal (encore que, même pour les croyants, la question reste manifestement assez compliquée, en raison des incompréhensibles silences divins sur certains points cruciaux). Le rituel donne au croyant la force de faire les choix que lui impose la doctrine.

Le rituel m’apparaît comme une forme d’échauffement moral : il s’agit après tout d’un sacrifice. Les rituels les plus anciens sont d’ailleurs des sacrifices, au sens littéral du terme ; aujourd’hui encore, on « sacrifie » à un rituel. Que lui sacrifie-t-on, au juste ? une parcelle de liberté, sans doute, que l’on dépose un instant pour obéir à un cérémonial dicté par d’autres : prêtres, fondateurs, ou même simplement le soi de la veille ou de l’année précédente, celui qui a conçu la règle à laquelle on se plie. Dans cet abandon il y a à la fois un renoncement et une volupté : celle de céder, de s’offrir, de se soumettre, grandie encore lorsque le rituel est collectif par l’expérience du partage des gestes et des émotions du rite. Dans la jouissance de la prière, notamment collective, le croyant apprivoise inconsciemment, au niveau neuronal, l’idée du sacrifice qui lui est associé. J’imagine que, comme dans tout processus d’apprentissage, certaines connexions nerveuses s’en trouvent créées ou renforcées, et que ce mécanisme fonctionne par renforcement positif comme un dressage au sacrifice. Or qu’est ce que la vertu, sinon le courage (« virtus ») de faire le bien, et pour cela de renoncer parfois à des chemins plus faciles ?

La difficulté pour l’incrédule est de se passer de cet entraînement auquel il ne parvient pas à donner un sens. Renoncer pour renoncer n’a pas d’intérêt, si la récompense du sacrifice ne vient pas conforter le dressage ; et quelle récompense l’athée trouvera-t-il dans un rite qui n’a pas de sens ? Pire, la raison même de ce renoncement se dérobera sans cesse devant lui : pourquoi abdiquer sa liberté, même temporairement, pour une règle qu’un autre a écrite, ou que j’ai écrite hier – quels titres avais-je alors à gouverner ma conduite d’aujourd’hui ? Les religions sont bien faites, qui répondent à cette question en mettant l’humilité au rang des vertus salvatrices et prescrivent d’obéir sans comprendre pour plaire à dieu; mais pour l’athée, comment renoncer à l’exercice de la raison ici et maintenant ?

Egarée sans rite ni doctrine, je rêve d’une règle qui serait assez absurde pour m’éduquer, que je partagerais avec d’autres, mes frères, et dont les fins me seraient respectables. D'ailleurs cette règle, au fond, il y a un temps où je l'ai eue; mais l'enfance est brève, et la vie est longue...

lundi 8 novembre 2010

La Nouvelle Héloïse

La Nouvelle Héloïse raconte, à travers les lettres que s'écrivent ses personnages, les amours éternellement contrariées de Julie d’Etange et de Saint-Preux, un jeune homme un peu plus âgé qu’elle et qui lui a servi un temps de professeur. Les deux amants découvrent la passion à laquelle Julie finit par sacrifier sa vertu ; le jeune homme est contraint de s’éloigner, car ils pourraient éveiller les soupçons ; la mère de Julie découvre le pot aux roses et son père la contraint à épouser un sien ami. Julie se repent de ses errements et s’engage dans le mariage avec conviction, tandis que son amant désespéré entreprend un périlleux voyage autour du monde. A son retour, six ans plus tard, Saint-Preux retrouve Julie et son mari, qui l’accueille aimablement. Après quelques moments de gêne, il s’installe auprès du ménage et le projet d’en faire le précepteur des enfants de Julie est agité. Tout ce petit monde jouit du plus aimable et du plus innocent bonheur domestique pendant quelques mois (bien que Julie soit fort préoccupée du salut de son mari, malheureusement athée) mais les choses se terminent tragiquement par la fin prématurée et édifiante de Julie.

Fidèle à sa vocation de philosophe et à son tempérament péniblement didactique, Rousseau s’efforce de faire entrer dans le cadre du roman tout un système : aussi les lettres abordent-elles les sujets les plus variés. La passion, l’honneur et la vertu, bien sûr ; mais aussi l’économie locale, l’agriculture, les mœurs parisiennes, la musique italienne, les lectures des jeunes filles, la conduite du ménage, la conception des jardins, l’éducation des enfants, la religion, rien ne nous est épargné. Cela pourrait faire de la Nouvelle Héloïse un livre parfaitement indigeste. En réalité, ces digressions contribuent à colorer le récit et à l’enrichir ; si le cours en devient parfois un peu paresseux, cela n’a d’autre effet que de donner au lecteur à sentir le temps qui passe (opération toujours délicate dans un roman épistolaire).

C’est que l’on se plaît, au fond, dans la Nouvelle Héloïse et dans la façon qu’ont les protagonistes de développer méticuleusement chaque argument et chaque exemple, recourant massivement à l’abstraction et aux raisons les plus générales qu’ils peuvent trouver, à travers une sorte de thermodynamique des cœurs qui s’exprime de façon quasi scientifique. Tout ceci est mis en valeur par une forme de style balancé, où la pensée progresse au fil de reformulations et de répétitions, de propositions et de contraposées. La lettre 57 de la première partie, par exemple, dans laquelle Julie adjure son amant de renoncer à un duel, ou la lettre 18 de la troisième partie par laquelle elle lui décrit ce qui s’apparente à une conversion, sont des modèles du genre. Au long d’une progression minutieuse, Julie épluche tous les arguments et contre-arguments, consolidant les uns, démolissant les autres dans des phrases rythmées par l’utilisation systématique de paires de termes contraires. Dans ces lettres interminables on sent non seulement le philosophe qui se plaît à discuter, mais aussi les amants pour qui parler (ou écrire, en l’occurrence) est déjà une volupté.

De fait, malgré les ridicules (involontaires) des personnages – l’expression est terriblement datée, et les héros s’abreuvent mutuellement d’apostrophes telles que « ô fille incomparable ! » et autres manifestations d’émoi pour lesquelles je ne trouve pas d’autre qualificatif que « tarte » - il y a dans ce roman une réelle puissance d’évocation. Le lecteur a beau sentir qu’il ne se serait pas pâmé devant Julie, il est sensible aux tourments et aux élans de son admirateur. Julie est prude et dévote, elle affiche pour ses parents des sentiments exaltés, et rutile de tant de perfections qu’on en aurait des aigreurs d’estomac ; mais elle écrit bien, et on lui pardonne beaucoup pour cela.

Ce qui m’a émue, je crois, au-delà des amours des deux tourtereaux, c’est la conviction qui émane de ces pages que le bonheur naît de la vertu. J’entends la vertu au sens étymologique de virtus, le courage ; car si Julie se ronge les sangs parce qu’elle a perdu la sienne (de vertu), il ne me semble pas pour autant que la pureté des mœurs soit le principal sujet de Rousseau qui, après tout, choisit pratiquement de canoniser une héroïne pourtant marquée dans ce domaine d’une tache indélébile. Saint-Preux et Julie poursuivent tout au long de leurs échanges l’idée d’un amour et, au-delà, d’une vie entière fondée sur la vertu, c’est-à-dire sur le courage de faire le bien. Il est pour moi extrêmement frustrant de partager l’intérêt et l’appétit des personnages pour cette idée sans adhérer un instant à la conception qu’ils ont de la source et de la définition du bien. « Adorez l’Etre éternel ! » comme Julie exhorte son amant à le faire, et tout le reste vous sera donné de surcroît ; mais pour nous à qui l’Etre éternel ne paraît pas mériter tant de vénération ni édicter des règles si évidentes, que reste-t-il comme principes, hors celui de ne pas faire souffrir son prochain ? encore ce principe en vaut-il un autre ; mais quel effort pour fonder dessus une règle de vie qui permettrait de se sentir meilleur parce qu’elle ferait appel, inlassablement, à un courage qu’elle fortifierait en le sollicitant ! je ne vois même pas à cette question le début d’une réponse.

La Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques Rousseau, 1761

jeudi 4 novembre 2010

Planning familial

J’aime bien les romans indiens, et il m’est arrivé d’en lire qui n’étaient pas entièrement tragiques, mais c’est la première fois que je lis un roman indien dont la coloration principale est franchement comique. Rakesh Ahuja est un politicien vaguement véreux qui entretient de calamiteux rêves de grandeur urbanistiques, louvoie dans les méandres des faveurs et défaveurs ministérielles et consacre ses moments de loisir à trimballer ses treize enfants chez le glacier. L’histoire se déroule sur quelques mois alors que l’aîné des enfants, Arjun, aborde l’adolescence : le récit revient sur le secret de sa naissance – car Arjun, fils du premier amour de Rakesh, n’est que le demi-frère des douze marmots qui le suivent – et dévoile les peu enviables secrets conjugaux de Rakesh et de Sangita.

Karan Mahajan, dont c’est le premier roman, réussit au prix de quelques pages un peu creuses une très réjouissante mise en scène de Rakesh Ahuja dont il fait un personnage intéressant, mélange de médiocrité, d’ambition et d’un réel talent pour l’empathie et la manipulation – fût-ce sur la personne de ses propres enfants. Sangita elle aussi, quoique plus effacée, possède une certaine épaisseur, un tempérament bien à elle et même, en quelque sorte, un destin propre. Mais ce qu’il y a toujours d’un peu pesant et d’un peu tragique dans l’exploration d’un caractère, de ses dilemmes et de ses regrets est allégé par la bouffonnerie secrétée par la famille trop nombreuse. Comme dans l’immortel Treize à la douzaine, le moindre geste, répété quatorze fois, prend des proportions épiques et les enfants, lorsqu’ils font nombre, deviennent des créatures intrinsèquement comiques, comme autant de chats ou de singes. Le tout est immergé dans l’univers bizarrement puéril, parce qu’effervescent et bourrelé de contradictions, d’une Delhi étranglée par ses embouteillages.

Planning familial
possède ainsi de l’Inde le caractère pléthorique et perpétuellement excessif, mais aussi la finesse psychologique et le sens d’une certaine fatalité : c’est donc bien, en effet, du comique indien, et c’est ma foi fort sympathique.

Planning familial, Karan Mahajan, 2008
Trad Julie Sibony

La mise à nu des époux Ransome

Les époux Ransome sont ennuyeux comme la pluie. Ils vivent apparemment depuis quatre décennies entre la stéréo de Maurice, régulièrement améliorée, et la porcelaine de leur mariage qu’aucun enfant n’a jamais dérangée et que Rosemary époussette régulièrement. Et voilà qu’un beau soir, en rentrant d’une représentation de Cosi Fan Tutte, ils trouvent leur appartement entièrement et absurdement vide. En 185 pages très vite lues, le livre décrit avec enjouement ce qu’on pourrait désigner, par une expression ridicule et fort en vogue, comme leur travail de deuil. Bousculée par l’aventure, Rosemary y découvre l’occasion de réveiller des dispositions naturelles plutôt aimables : la curiosité, l’empathie et une certaine joie de vivre. Maurice, lui, incapable de rien apprendre ou de rien oublier, s’efforce désespérément de rétropédaler vers son état antérieur et de reconstituer son existence à l’identique. Tout ceci est plutôt bien écrit et à l’occasion franchement comique, grâce à l’ingénuité de Rosemary. De là à considérer la mise à nu des époux Ransome comme une révélation philosophique sur le rapport entre l’être et l’avoir, il y a une marge que l’éditeur franchit allègrement : on n’est pas obligé de le suivre.

La mise à nu des époux Ransome, Alan Bennett, 2002
Trad Pierre Ménard

mercredi 3 novembre 2010

Je suis l'argile

Durant la guerre de Corée, un couple de vieillards fuit son village et les combats avec une charrette à bras pour tout bagage. Sur les chemins de l’exode, eux qui n’ont pas eu d’enfant recueillent un gamin grièvement blessé qui partage ensuite leur cruelle errance, jusqu’au retour au village miraculeusement épargné. Alors que le vieil homme reste méfiant et fermé face à ce garçon qui n’est pas de son sang, la vieille femme endosse immédiatement et de tout cœur cette maternité tardive et imprévue. Lorsqu’elle meurt, le vieil homme et le garçon restent face à face pour ruminer avec maussaderie les éternelles questions de la paternité : que dois-je à cet homme ? quel lien ma mère a-t-elle créé entre lui et moi ? quelles promesses recèle ce garçon, qui est-il vraiment, et en quoi me continue-t-il ?

« Le vieux », « la vieille », « le garçon » : les personnages sans nom de cette histoire sans paroles rompent avec les héros hassidim de L’Elu et du Don d’Asher Lev, chez qui la filiation est également le drame principal, ici par son caractère fatal et déterminant, là par son inconsistance. Chez les uns le verbe surabonde et fournit le principe et la loi d’une existence complexe, fertile en dilemmes et en méditations ; chez les autres il se dérobe et laisse place aux gestes obstinés de la survie et aux codes sommaires de relations réduites à leur plus simple expression.

La narration elle-même, traitée dans ces deux autres romans par la première personne d’un héros éclairé qui imprime au livre une perspective très décidée, se dissout ici dans des changements réguliers de point de vue qui font ressortir, par contraste, l’impossibilité où est chaque personnage de formuler une vision de l’aventure. Le «Je» du titre est le seul du livre ; encore renvoie-t-il directement à un Je qui ne pense pas – «je suis l’argile» ; qui dans cette argile insufflera le verbe?

Cette intimité taciturne, cette pensée brisée, cette absence d’anticipation viennent-elles de l’incapacité de Chaïm Potok à pénétrer des échanges auxquels il n’a pas participé, ou retracent-elles fidèlement un mode d’existence dont il a été témoin ? Le lecteur qui a pris goût aux inquiétudes raffinées des Juifs américains de Potok ne peut en tout cas se défendre d’une certaine frustration que ne guérit pas entièrement le récit au demeurant magistral de cette misérable odyssée.

Reste que Je suis l’argile est, sur les trois romans de Potok que j’ai lus, le seul dans lequel apparaît un personnage de mère. Il me semble que ce n’est pas complètement un hasard si la mère surgit seulement lorsqu’aucune attache sociale, aucune convention, aucun patrimoine ne lie le père et le fils. Par ses actes, par ses dons surtout, au-delà même de la mort, la mère institue la filiation lorsque rien d’autre ne pourrait le faire ; à l’inverse, lorsque ce lien est avéré et que la question est de savoir comment vivre avec, la mère disparaît et ne fournit pas même une médiation entre père et fils. Elle qui nourrit l’un et l’autre et les fait fils et père ne leur procure pas les mots pour se comprendre et se penser chacun en face de l’autre. En cela, Je suis l’argile constitue un étonnant miroir aux romans américains de Potok, où se confirme en creux une sorte de schéma psychanalytique très rigide que l’auteur ne semble cesser de retourner et d’observer sous toutes ses coutures.

En tous cas, ça se confirme : pour les autres écrivains juifs américains, je ne suis toujours pas plus avancée, mais Potok au moins est complètement obsédé par la paternité et la filiation. Je me demande si on peut en dire autant de Saul Bellow – ou de Woody Allen ?

Je suis l’argile, Chaïm Potok, 1993
Trad Elie Robert-Nicoud

lundi 11 octobre 2010

Archéologues français à Angkor

Le musée Cernuschi expose une collection de photographies des différents temples d’Angkor, bâtis entre le IXème et le XIIIème siècle puis engloutis par la forêt, au cours de leur dégagement de la toison végétale qui les recouvrait en 1900. L’exposition, ponctuée de grands panneaux historiques sur le règne des rois cambodgiens, suit l’ordre chronologique de construction des sites dont la topographie est rappelée sur des plans qui jalonnent le parcours.

La difficulté d’accès de cette exposition tient à ce qu’elle mélange deux chronologies, toutes deux incomplètes. D’une part, la visite suit donc la chronologie de la construction des temples, dans laquelle le visiteur se perd un peu, malgré les repères qui lui sont fournis (le nom des rois bâtisseurs n’est pas d’un grand secours, car on mélange très vite tous ces Jayavarman successifs et leurs homologues aux noms tout aussi khmers). D’autre part, les photos, elles, restituent les travaux réalisés sur ces temples : à quelques aquarelles de Jean Commines, conservateur du site en 1900, succèdent des photos prises au cours du siècle par les archéologues intervenant sur les sites.

Du coup, on ne sait plus bien finalement ce qu’on vient voir : les temples, ou l’album souvenir de l’Ecole Française d’Extrême Orient ? On se trouve donc un peu frustré, d’autant que l’abondance des textes (légendes et panneaux) et, paradoxalement, la parcimonie des illustrations (il n’y a pratiquement pas de schémas) ôte beaucoup de substance à la seconde dimension. La performance technique que représente l’anastylose (c’est-à-dire le démontage et le remontage des temples bloc par bloc) est difficile à appréhender au travers de quelques photos au cadrage variable qui ne constituent pas des séquences.

Au long des 108 photos qui constituent l’exposition, on regrette également de voir si rarement les temples sous leur couverture végétale. Les quelques exceptions, un visage géant enturbanné de racines ou un temple envahi par d’immenses fromagers, laissent pourtant deviner une fascinante beauté dans ce mariage des pierres et des arbres. Esthétiquement aussi, l’expérience est donc plutôt frustrante.

Finalement, cette exposition pèche sans doute par une conception insuffisamment imaginative, et par l’excès de rigidité – ou le manque de moyens – qui a empêché de compléter la perspective offerte par les photos du fonds par d’autres clichés, plus récents ou en couleurs, en tous cas susceptibles de boucher les trous de l’album et de fournir une vision moins parcellaire et plus organisée des différents temples. Le projet de l’exposition tel que l’annonce son titre est, cela dit, strictement respecté : le visiteur déçu ne s’en prendra donc qu’à lui-même.

Archéologues français à Angkor, Musée Cernuschi

vendredi 8 octobre 2010

Sous le soleil de Satan

Sous le soleil de Satan est l’adaptation d’une pièce écrite par Georges Bernanos en 1926. Le film raconte l’histoire du sacerdoce de l’abbé Donissan, espèce de Julien Sorel à l’envers, épais comme un taureau et pliant sous le poids de la grâce divine. Sa première affectation, auprès du curé Menou-Segrais qui reconnaît en lui cette grâce, se passe mal. Les paroissiens ne l’aiment pas, le jeune abbé doute de lui-même; il est mis à l’épreuve par le Malin en personne qu’il rencontre au crépuscule sur une route déserte et qui ajoute à ses maux une mystérieuse clairvoyance. En rentrant au presbytère, Donissan croise Germaine Malorthy et comprend aussitôt qu’elle a sur la conscience le meurtre de son amant; les paroles qu’ils échangent poussent la jeune fille au suicide et Donissan à quitter la paroisse. On le retrouve ensuite, plusieurs mois ou plusieurs années plus tard, curé de Lumbres, au milieu d’ouailles qui le soupçonnent d’être un saint et le poussent à mettre la grâce à l’épreuve. Donissan ressuscite ainsi un enfant mort avant de s’éteindre, épuisé, dans son confessionnal.

Soyons clairs, ce film est laid, ennuyeux et piètrement joué. L’image est plate et pauvre comme si Pialat doutait de la capacité du spectateur à traiter plus de deux objets à la fois ; de plus, elle est fatalement monotone, s’étirant en plans fixes interminables et en champs – contrechamps conventionnels au rythme des tirades extraites de la pièce. Le soleil de Satan est voilé en permanence par les nuages et tout le film baigne dans une lumière grisâtre de sacristie. Surtout, le jeu des acteurs, et notamment d’un Depardieu expressif et transparent comme un bloc de savon, est totalement impuissant à rendre la nature et la complexité des conflits qui se jouent en eux. Leurs mots de ce fait apparaissent arbitraires, obéissant à une logique que l’on ne saisit pas, comme si les personnages étaient possédés: les dialogues de Donissan avec Satan, puis avec Mouchette sont particulièrement frappants de ce point de vue.

En réalité, la qualité et l’audace de ce film résident sans doute essentiellement dans le projet d’adapter Bernanos, et d’aborder ainsi, sujets assez rares au cinéma, les questions de la grâce et de l’orgueil. De ce point de vue, Sous le soleil de Satan est un film dérangeant qui montre le visage rébarbatif de la grâce, son caractère ambivalent et problématique: comment accepter la grâce sans la mettre à l’épreuve, et que reste-t-il de cette grâce une fois qu’elle est éprouvée? le miracle est une preuve d’abandon, mais aussi une preuve d’orgueil, puisqu’il va contre les voies divines : serait-il dès lors, comme la grâce, une illusion diabolique ? Le film n’apporte pas de réponse à cette question soulignée par un épilogue grinçant : Donissan qui se sent mourir demande à Dieu de le maintenir en vie « s’il peut encore être utile à quelque chose ». Manifestement, Dieu n’a plus l’usage de son serviteur, puisqu’il passe de vie à trépas dans le quart d’heure. L’humilité lui interdit de vaincre sa propre mort comme il a vaincu celle d’un enfant ; mais quelle sinistre réponse du Très-Haut à cette question de Donissan sur le sens et l’utilité de son existence !

Sous le soleil de Satan, Maurice Pialat, 1987

L'Hypnotiseur

Il y a deux enquêteurs dans l’Hypnotiseur: le policier, Joona Linna, et le psy, Erik Maria Bark. Une fois n’est pas coutume, le plus cinglé des deux n’est pas le policier, qui semble raisonnablement équilibré. Le psy, en revanche, imbibé de somnifères et d’anxiolytiques, navigue dans un brouillard chimique depuis qu’à la suite d’accusations portées par une patiente il a abandonné de prometteuses recherches sur la thérapie des traumatismes par l’hypnose collective.

Il y a deux meurtriers dans l’Hypnotiseur: deux déséquilibrés apparemment vulnérables, en réalité sadiques et manipulateurs, et qui ont pour point commun leur féroce rancune contre le psychiatre qui a mis au jour ce qu’ils voulaient cacher. Grâce à ce dédoublement des coupables et à la position originale d’Erik, maître de l’hypnose à demi détruit par les incertitudes de cette technique ambivalente – thérapie ? enquête ? – Lars Kepler redonne des couleurs au schéma traditionnel de l’enquêteur pris pour cible par sa proie. Une construction assez soignée, reposant sur deux récits emboîtés, donne par ailleurs beaucoup d’épaisseur à l’histoire qui traite à la fois de la double enquête du présent et de la quête avortée d’Erik dans le passé.

Il y a deux auteurs de l’Hypnotiseur. C’est peut-être à cela que l’on doit une narration pas très rigoureuse qui a tendance à glisser de façon un peu agaçante d’un point de vue à un autre. Cela reste cependant une gêne mineure qui ne gâche pas l’atmosphère très prenante du livre. Plusieurs scènes en particulier, vues par des yeux embués et un cerveau embrumé par l’abus de médicaments ou par les restes d’une transe hypnotique, contribuent à créer un climat de cauchemar diffus, dans lequel les personnages – et le lecteur avec eux – sont conscients d’assister à des scènes inquiétantes, sans toutefois parvenir à en déchiffrer le sens ou à y réagir.

Avec tout cela, l’Hypnotiseur est un cas malheureusement rare de roman qui parvient, pendant un moment, à faire réellement douter le lecteur, c’est-à-dire à l’intéresser à ce doute au lieu de le traîner, passif, jusqu’au dénouement. Que ce doute porte davantage sur la personnalité d’Erik que sur l’identité des meurtriers n’enlève rien à la qualité de roman, certainement un des meilleurs policiers que j’ai lu depuis longtemps.

L’Hypnotiseur, Lars Kepler, 2009 – traduction Hege Roel-Rousson et Pascale Rosier

Les Neiges bleues

Piotr a huit ans. Fils d’une Juive et d’un Polonais condamné au goulag, il vit avec sa mère et sa grand-mère assignées à résidence au fin fond de la Sibérie. Les Neiges bleues décrit, en une succession de courts chapitres à l’épilogue abrupt, son cheminement accéléré vers l’âge adulte à travers les disparitions successives de ses grands-parents, de son père et de sa mère.

Enfermé dans un univers matériellement hostile, entre le froid, la faim et les pressions des fonctionnaires du NKVD qui s’entretuent pour les beaux yeux de sa mère, Piotr, qui raconte l’histoire à la première personne, ne s’attarde guère sur les difficultés du quotidien, pas plus que sur le chagrin de ces morts successives. C’est à travers les fins tragiques de ses amis Kolia et Kim, les orphelins qui disparaîtront dans leur recherche éperdue d’un père ou d’une mère, que cette douleur apparaît le plus nettement ; c’est peut-être parce que c'est par ce truchement qu’elle est exprimée le plus facilement.

Cette réalité brutale, vue au ras du sol sans trop de précisions sur son organisation administrative ou économique, est transfigurée et expliquée par l’Olympe qui la surmonte : le Dieu de la Bible et des Béatitudes, le poète Lermontov, et la figure diabolique et omniprésente de Staline aident Piotr à interpréter la sauvagerie du monde qui l’entoure et à s’y donner un rôle et un destin. Piotr se voit poète, enfant du peuple élu, et double sa route jalonnée de morts d’un chemin de défis symboliques au Diable et à ses séides. Par ces actes (le maquillage du buste de Staline, la déclaration d’amour cousue à son tricot, l’érection de la tombe de Kolia…), Piotr le déporté de huit ans cesse très vite de subir et devient acteur et conquérant ; c’est ce qui, par une sorte de justice poétique, le fera remarquer de la femme qui le sauvera de l’orphelinat et du goulag.

Ecrit dans une langue alternativement rêche et emphatique, les Neiges bleues agacerait par son ton puéril si l’on n’y entendait pas précisément la voix d’un gamin loqueteux et combatif. Tel quel, c’est un livre surprenant sur la capacité des hommes – même tous petits – à se servir de mythes pour se forger une personnalité et un destin.

Les neiges bleues, Piotr Bednarski, 1996 - traduction Jacques Burko et al.

jeudi 7 octobre 2010

La cité Saturne

Je suis parfaitement inculte en matière de bandes dessinées en général et de mangas en particulier, mais il se trouve que le rayon mangas est le premier sur lequel on tombe en entrant dans la bibliothèque municipale. N’écoutant que mon courage qui, en matière littéraire, est sans limites, j’ai donc emprunté les deux premiers volumes de la Cité Saturne.

On y suit un adolescent nommé Mitsu qui, armé de sa bonne volonté, de son affection pour les faibles et de son respect pour les forts, fait ses premiers pas dans la vie active à l’ombre d’un père tragiquement disparu cinq ans plus tôt. La psychologie des personnages n’est pas très fouillée, comme on l’aura compris, pas davantage d’ailleurs que leurs corps ou leurs expressions qui sont dessinés sans doute avec habileté, mais auxquels le cadre de la bande dessinée ne rend pas justice : ces successions d’attitudes déconnectées les unes des autres, tantôt stéréotypées et tantôt décalées, produisent une désagréable impression de superficialité, à la manière d’un roman photo. La maigre place laissée au texte ne corrige pas cette faiblesse et la juxtaposition des textes et des dessins paraît impuissante à rendre nombre d’effets, ce que compensent difficilement quelques indications griffonnées sur l’image (par exemple « vêtements trop serrés » à côté d’un personnage qui ne paraît pas aussi boudiné qu’il le devrait).

Si la cité Saturne est décevant de ce point de vue, l’auteur est en revanche bien plus à son affaire pour représenter l’univers dans lequel évoluent les personnages. Dès que le cadre s’élargit un peu, que l’on aperçoit un couloir, un jardin, une chambre ou un bâtiment, l’omniprésence de l’image reprend tout son sens. Une fois les personnages mis à distance, vus de loin ou enfermés dans des combinaisons anonymes, le caractère statique et un peu schématique de la représentation ne perturbe plus le lecteur qui peut jouir à son aise de la variété des angles de vue et du soin apporté aux compositions. Et si l’on s’agace de la pauvreté forcée des dialogues et de la psychologie sommaire des personnages, on s’intéresse en revanche à ce monde artificiel et discrètement cruel que Hisae Iwaoka dévoile par petites touches.

Grâce à cela, la narration à épisodes, qui suit l’insipide Mitsu au fil de péripéties sans grand intérêt conçues comme une sorte de roman d’apprentissage délayé, reprend un intérêt en devenant prétexte à une découverte nonchalante de ce satellite de verre et de métal à l’intérieur duquel les hommes semblent n’avoir aucune prise sur leur destin. Il faut espérer que l’auteur creuse cette veine et qu’au fil des volumes nous soit révélé le mystère de cette espèce de fourmilière spatiale. C’est ce que semble promettre d’ailleurs le choix du titre ; on acceptera peut-être dans cette perspective de subir quelques pages de plus la compagnie sans grand attrait du morne Mitsu.

La cité Saturne 1 (2009) et 2 (2010), Hisae Iwaoka

Le vol des cigognes - La ligne noire

Un bon moyen de mettre un auteur à l’épreuve est de lire à la suite deux de ses romans. En ce qui concerne Jean-Christophe Grangé, le test est concluant: je n’ai même pas réussi à finir le deuxième. Si l’intrigue est toujours ficelée avec minutie, les ressorts dramatiques finissent par rouiller à l’usage. Les héros de Grangé, suffoquant uniformément sous le poids d’un passé insupportable, entreprennent une quête exotique à la poursuite d’un meurtrier animé par le Mal absolu. Celui-ci se manifeste par une cruauté esthétisante exigeant une débauche de moyens et de compétences, le modus operandi du tueur pouvant mobiliser selon les cas un hélicoptère, un bloc opératoire et des compétences pionnières en chirurgie cardiaque, ou un talent unique pour l’apnée et un pot de miel hémostatique thaïlandais.

Outre le caractère totalement gratuit de ces fantasmes de romancier, le lecteur finit par être terriblement agacé par ce qui peut être interprété en creux comme une banalisation du mal ordinaire. En quoi le déploiement d’une imagination littéralement dantesque pour faire souffrir son prochain, non sans inscrire, paradoxalement, ces rituels sanguinaires dans une quête de rédemption et de purification comme le font les tueurs de la Ligne Noire et du Vol des Cigognes, rapproche-t-il davantage du mal absolu que l’usage quotidien et monotone d’un bête gourdin sur les côtes et les phalanges d’une épouse ou d’un rejeton sans défense?

A ce lyrisme visuel de film d’horreur Grangé superpose son lyrisme tout court, alternant les périodes alambiquées et des rafales de simili-phrases de quatre mots dépourvues de verbe, censées fonctionner, sur le principe du marteau-piqueur, par impacts bruyants et répétés. Il truffe ses pages de références à des chocs et à des fractures définitives pour évoquer des réactions aussi courantes que la surprise ou la frayeur (ainsi « mon esprit vola en éclats » signifie que l’on est étonné). On retrouve aussi dans ses phrases des métaphores tortueuses et gratuites qui rappellent celles qui m’ont tant agacée chez Yasmina Khadra – et que l’on pouvait toujours, chez ce dernier, mettre sur le compte des influences culturelles d’un Moyen Orient que l’on suppose grandiloquent; Grangé n’a pas cette excuse.

Certains tics de langage enfin vous donnent envie au bout d’un moment de lancer le livre par la fenêtre, le plus agaçant de tous étant la terreur des répétitions qui, honorable quand elle s’applique aux noms communs, devient ridicule quand il s’agit des noms propres. Là où d’autres obsédés de la répétition recourent à une collection de périphrases pour initiés, Jean-Christophe Grangé, moins inventif, choisit une fois pour toutes d’user d’une alternance métronomique entre le nom du personnage et sa nationalité. Ce qui donne des résultats souvent peu naturels et parfois ridicules: ainsi, quand un médecin rom commente l’autopsie d’un cadavre rom et conclut «le Rom est mort de souffrance». C’est un peu comme si je parlais de Grangé en l’appelant «le Français».

Je devrais donc être définitivement guérie de Grangé. Mais comme on oublie ces livres presqu’aussi vite qu’on les lit, je m’avertis pour la prochaine fois: ne plus lire de romans de Grangé !

Le vol des cigognes (1994) – La ligne noire (2004), Jean Christophe Grangé

samedi 2 octobre 2010

Monet au Grand Palais

L’exposition des toiles de Monet au Grand Palais est construite, à l’image de la vie du peintre, comme une promenade. On y vagabonde de la forêt de Fontainebleau à la côte normande, de Bougival à Argenteuil, de la Gare Saint Lazare au Pont-Neuf, d’Antibes à Vétheuil et de la Creuse à Belle-Île ; avant Giverny, quelques échappées déjà monomaniaques vers la cathédrale de Rouen, la Tamise à Londres et les palais vénitiens ; puis ce sont à Giverny des errances rétrécies, d’immenses toiles pour de minuscules perspectives : le jardin, le bassin aux nymphéas, quelques pétales dans l’eau…

Certes la manière de Monet change tout au long de ce périple : on voit apparaître dans les eaux de la Grenouillère la fragmentation de la lumière qui envahira peu à peu toute l’œuvre du peintre, et l’on peut suivre également l’évolution de sa palette. Bruns, ocres et verts à Fontainebleau, bleus et rouges des jardins fleuris devant la mer normande, roses, bleus et ors de la Méditerranée, et surtout ces mauves et ces oranges qui apparaissent lors de la débâcle à Vétheuil et qu’il ne lâchera plus ensuite ; quelquefois une surprise – la capeline rouge vif de Camille derrière une porte, le bleu Van Gogh d’une régate à Argenteuil ; et ces trouées crémeuses et denses de jaune et de blanc qui se coulent entre les arbres du Pavé de Chailly, qui rebondissent sur les ombrelles de Sainte-Adresse et les robes des Femmes au jardin, qui éclaboussent les scènes hivernales, jusqu’à envahir entièrement certains tableaux comme la Pie ou l’effet de neige à Giverny.

Ce qui ne change pas en revanche, immédiatement sensible dès ces premières vues de la forêt de Fontainebleau, c’est la brutalité de cette peinture aux cadrages agressifs qui tantôt collent au nez du spectateur un paysage omniprésent et sans ciel, tantôt, libérant le regard par un ciel réouvert, plantent au milieu du tableau un signe, soleil rouge ou arbuste tordu, qui hurle littéralement « regarde moi ! », tantôt enfin imposent une construction si tenacement soulignée qu’elle confine à l’abstraction, comme dans les Déchargeurs, dans les vues du pont d’Argenteuil ou dans la rue Montorgueil pavoisée.

Car l’œil qui regarde la peinture de Monet n’est pas, comme au XVIIème siècle, un lieu géométrique où se croisent les lignes de fuite, voué à rester à distance d’un tableau qui lui est essentiellement extérieur. Monet s’adresse à cet œil comme à une surface palpitante et poreuse qui entre en contact avec le tableau, absorbe la buée rose d’un bras de Seine, le silence et le froid qui montent des glaçons charriés par la débâcle, le crissement de la neige, le tremblement de la lumière – et aussi le frisson de la peau sous l’air tendre du matin, la laine odorante d’un chandail un peu humide aux poignets, le repas à venir et la pomme encore intacte. Cette chute tête la première dans l’instant, c’est bien le projet de Monet qui par un heureux raccourci l’a exprimé lui-même dans le titre, devenu manifeste, du tableau emblématique (et d’ailleurs absent de cette exposition) Impression, Soleil Levant. C’est ce sur quoi il se concentrera toujours davantage à mesure qu’il délaissera les changements de cadre pour s’adonner aux séries : cathédrale, peupliers, meules, peu importe le sujet – seul compte l’instant, sa lumière fugitive et unique, mise en évidence par son inclusion au milieu d’une série d’autres instants.

Il est difficile de s’arracher à la fascination de ces instants, et l’on quitte Monet au bout d’une heure avec au cœur une nostalgie passionnée ; sans doute parce qu’au-delà du pur plaisir des sens, il illustre une forme de justification tautologique de l’existence – la seule, au fond, qui vaille. Exister ! être encore, le plus longtemps possible, ce puits où ruissellent la lumière, l’air et la couleur…

Monet au Grand Palais

jeudi 30 septembre 2010

Imperial Bedrooms

Depuis Moins que zéro, les personnages de Bret Easton Ellis abritent derrière leurs façades bronzées et leurs signes extérieurs de richesse les abîmes de leur vertigineuse absence d’empathie. Depuis American Psycho, on sait que les voyages au fond du gouffre qu’Ellis affectionne peuvent s’écrire vicieusement à la première personne. Les héros d’Imperial Bedrooms sont plus âgés que dans Moins que zéro, plus âgés aussi que Patrick Bateman, et ils se sentent vieux; mais ceci mis à part, il est difficile de voir ce qu’il y a de nouveau dans ce roman. L’âge et le succès ne font guère que modifier les ficelles du pouvoir qu’ils exercent sur leurs victimes; le temps les a dotés de téléphones portables et les a rendus accros aux SMS. Mais on ne va pas plus loin.

Comme on ne lit certainement pas Bret Easton Ellis pour le plaisir, je ne vois pas trop quelle motivation subsiste si, en plus, il n’y a plus de surprise. Et ce qui ressort finalement de ce quasi-cycle romanesque, c’est l’extrême pauvreté d’invention de ce petit enfer qu’est le Los Angeles d’Ellis. Allez écrire la Comédie Humaine en jouant sur de si maigres ressorts! le sexe, l’argent, le pouvoir: Balzac n’avait pourtant pas beaucoup plus de cordes à son arc, mais il entraînait son lecteur dans des constructions sociales et psychologiques infiniment plus riches que l’univers strictement bidimensionnel d’Ellis. Alors, évidemment, on me dira que c’est justement sur cette pauvreté que Bret Easton Ellis veut attirer notre attention; je maintiens qu’il l’avait déjà fait, et qu’il n’a pas besoin d’écrire, pour se faire comprendre, de nouveaux romans qui ne disent rien de plus que les anciens.

Imperial Bedrooms, Bret Easton Ellis, 2010

dimanche 26 septembre 2010

Le mythe des chambres à gaz

L'article 9 de la loi 90-615 dite loi Gayssot, visant à réprimer les actes racistes et antisémites, dispose que la négation de l’existence d’un crime contre l’humanité constitue un acte relevant du droit pénal et, pour tout dire, un crime. Cet article a permis des poursuites pénales contre les négationnistes que sont Robert Faurisson et Vincent Reynouard, actuellement emprisonné.

Il permet également auxdits négationnistes et à tous leurs émules de s’auto-promouvoir défenseurs de la liberté de pensée et de la vérité historique. Il autorise enfin les comparaisons les plus malveillantes entre notre société et celle du 1984 décrites par George Orwell. Car enfin, la démarche révisionniste s'inscrit dans une pratique de recherche historique dont le propre est d’aboutir parfois à des interprétations diverses de faits identiques. Dans une société qui reconnaît la transparence sur le présent et sur le passé comme le socle de la liberté, il est très choquant de criminaliser cette démarche quand elle produit un résultat indésirable. Le postulat de base de la loi Gayssot n’arrange rien : on suppose que nier publiquement une vérité solidement établie ne peut traduire que la folie, ou une intention perverse. Rappelons-nous que Galilée en son temps a nié une vérité solidement établie : ce n’est pas parce qu’on sait qu’il s’agit d’une vérité que c’est la vérité, hélas !

Mais quoi ? Peut-on sans verser dans un angélisme maladroit laisser de faux historiens brouillons, profs de lettres, ingénieurs ou pharmaciens, jeter le discrédit sur tout un peuple et lui dénier le droit au souvenir de ses morts ?

Regardons-y de plus près, car il me semble que le débat est mal posé. Les négationnistes aujourd’hui s’acharnent à prouver deux points essentiels : il n’y avait pas de chambres à gaz, et il n’y avait pas de plan d’extermination préétabli. Barbotant dans des mètres cubes de témoignages plus ou moins contradictoires et de données physico-chimiques auxquels les historiens n’entendent pas grand-chose, exploitant l’absence de directives écrites concernant l’extermination des Juifs, jouant sur l’obscurité du terme « Endlösung » (solution finale), ils parviennent parfois à semer le doute sur ces deux points.

Ce faisant, ils font tout sauf un travail historique, car ils posent une question sans proposer de réponse. Cette question est tout simplement « que sont devenus les Juifs ? » À l’évidence, « il n’y a pas de chambres à gaz » ne constitue pas une réponse. On sait – pour le coup, les lois, décrets et circulaires ne manquent pas sur la question – que les Juifs, tels que définis par les lois du Reich, ont été spoliés, exclus de la vie économique, privés de leurs droits civiques et de leur liberté de se déplacer ; et ce, à certaines nuances près, sur une très grande partie de l’Europe. Le Reich a ainsi constitué une population de mineurs légaux, incapables de subvenir à ses besoins par elle-même. Il fallait bien qu’on l’entretînt ; et cette charge qui eût été lourde pour un État démocratique en paix incombait à des gouvernements en guerre, à des fonctionnaires animés par une conception bien ancrée du caractère tout relatif du poids d’une vie humaine, à des idéologues du « repeuplement » pour qui les populations se déplaçaient comme des divisions. À l’Est, on sait aussi, grâce aux ordres du jour de l’Ostheer, que les Juifs ont été assimilés à des partisans, tous âges et sexes confondus. Il fallait bien qu’on les empêchât de nuire, pour être conséquent.

À regarder simplement ces textes largement connus et nullement contestés, on en vient à la conclusion suivante : spoliés, exclus, déportés, les Juifs dans l’Europe en guerre devaient mourir. Qu’ils soient morts de faim, de froid, du typhus ou d’épuisement, ou qu’on ait abrégé leurs souffrances par le gaz ou par le fer; qu’on ait prévu dès 1933 de les exterminer ou qu’on y ait été conduit par le « problème juif » insurmontable qu’on avait créé en les privant de toute ressource; qu’importe? Ils devaient mourir; ils sont morts. Le crime contre l’humanité est dans la spoliation, l’exclusion, la privation de liberté, la déportation qui ont entraîné la mort. Il n’est constitué ni par les chambres à gaz, ni par les diatribes prophétisantes de Mein Kampf; les négationnistes pourraient donc logiquement les nier en toute bonne conscience, dans le cadre même de la loi Gayssot, sans que les juges ne s’émeuvent.

Bien sûr, derrière la façade scientifique du négationnisme, il y a son aspect politique, celui auquel la loi Gayssot devait en réalité apporter réponse. Les chambres à gaz, nous disent Faurisson et ses épigones, sont un mensonge ; un mensonge est intentionnel ; donc ce mensonge profite à quelqu’un. Et puisque les chambres à gaz sont un mensonge, les Juifs ne sont pas morts. Ils sont donc là, tant en Israël qu’en Europe, pour bénéficier du « capital repentance » créé par leur mensonge. Discours absurde, puisque ni les chambres à gaz ni le plan d’extermination préalable ne sont nécessaires à l’Holocauste qui, par ailleurs, du fait de la diaspora, a évidemment laissé nombre de cousins d’Amérique ou d’Espagne survivre et faire vivre sa mémoire; mais discours paradoxalement étayé par le raidissement des États européens sur la question des chambres à gaz. Si on défend leur existence par la loi, si donc la négation nuit, c’est que l’affirmation profite : à qui ? C’est tout vu. Telle est la suite du raisonnement.

C’est ici qu’il faut sans doute reconnaître que les chambres à gaz ont effectivement un caractère mythique ; non dans le sens où elles n’auraient pas existé, mais dans le sens où elles ont très profondément marqué l’imaginaire collectif et, comme la crucifixion au christianisme, donné à l’Holocauste une imagerie que l’on n’ose qualifier de « porteuse ». Elles constitueraient ainsi le fondement, non d’une vérité scientifique, mais d’une conscience collective prompte aujourd’hui à s’émouvoir d’une atteinte aux droits essentiels. Seuls s’en attristeront ceux qui craignent que ce poids de culpabilité n’affaiblisse l’Occident et ne divise l’Europe au profit de nations moins complexées – à commencer par Israël. Or cette crainte même repose sur une vision étroite et pour ainsi dire génétique de l’Holocauste dans notre temps. Aujourd’hui, soixante-dix ans après, il n’y a plus ni victimes, ni bourreaux : les descendants des uns n’ont pas commis de faute dont les petits-fils des autres aient eu à souffrir, ils ne leur doivent rien. On a tort de ressortir les John Demjanjuk du placard aux sorcières : les chambres à gaz n’en mettront qu’un peu plus de temps à devenir symbole et mise en garde universelle.

Abrogeons la loi Gayssot, réponse dépassée à un faux problème ; laissons vaticiner les négationnistes, car la loi ne peut avoir pour objet ou pour intention de façonner l’inconscient collectif ; et laissons maintenant les morts enterrer les morts. L’Holocauste appartient aujourd’hui à la culture et non au droit. Cinéastes et romanciers retravailleront encore longtemps cette pâte sanglante pour en extraire ce qu’ils ont à nous dire de l’homme. Pour les juristes et les politiques, il est temps de s’occuper de l’avenir au lieu de se battre sur un passé qui nous a appris ce qu’il y avait à apprendre : à savoir, au cas où quelqu’un en aurait douté, que spolier des hommes en masse, les priver de leurs droits, de leurs ressources et de leur liberté de mouvement, c’est les mettre en danger de mort et créer une charge potentiellement insupportable pour la collectivité, la poussant ainsi au meurtre – ce qui, de quelque façon qu’on considère les choses, est doublement criminel.