dimanche 31 janvier 2010

Ce que j'ai cru comprendre

Il n’est peut-être pas très honnête de reprocher à un auteur de n’avoir pas écrit le livre qu’on voulait lire. Aussi n'est-ce pas ce que je vais faire. Il se trouve que j’ai lu Ce que j’ai cru comprendre par intérêt pour le communisme dans sa version française, après m’être convaincue, à la lecture de Philippe Robrieux, que rien ne valait l’observation de l’intérieur pour parler du PCF. Je n’y ai rien appris, ou presque, sur ce sujet, tant l’angle choisi par Annie Kriegel est limité. Il ne s’agissait pas en effet pour elle de rédiger un document sur le PCF mais d’écrire ses mémoires : ce dans quoi elle s’implique, ceux qu’elle a connus, voilà ce qui fait toute sa matière. Elle ne s’essaie à prendre du champ que sur lsraël et les rapports entre les juifs et le socialisme. Tant pis pour moi, qui ai avalé les 842 pages de Ce que j’ai cru comprendre sans même y prendre plaisir.

Car enfin, même quand on ne trouve pas dans un livre ce qu’on y cherchait, on peut passer un bon moment. Or Annie Kriegel m’a énervée dès le début, avec son ode aux vertus domestiques de sa mère (dont elle parle comme si elle avait eu douze enfants ; il m’a fallu accumuler les recoupements pour déduire, finalement, qu’elle en avait quatre, comme tout le monde). Elle creuse durant tout le livre cette veine vaguement moralisante, pinçant le nez devant les mœurs des parents modernes, nous servant du « mon époux » à tour de bras et regrettant, sur la fin, de ne pas avoir été croyante, parce que « sa maison aurait été plus belle encore si les heures et les jours de la Tradition en avaient scandé la vie quotidienne ».

Passe encore que son personnage m’ait agacée : j’en ai autant, pour des raisons différentes, à l’encontre de Simone de Beauvoir (que d’ailleurs Annie Kriegel ne peut pas supporter, fort logiquement). Mais au moins Beauvoir écrit-elle un français clair et que je lis volontiers, alors que le style d’Annie Kriegel est impardonnable. Faussement classique, truffé d’expressions comme la « jeune vigueur » ou le « mâle courage », il emprunte au grec ses phrases interminables dans lesquelles les négations successives finissent par occulter complètement le sens, quand on a eu encore la perspicacité d’identifier tout simplement le sujet : j’ai déniché une phrase dans laquelle celui-ci (en l’occurrence « le Parti ») était relégué à treize lignes du début. Ajoutez à cela que l’on rencontre beaucoup de gens que l’on ne connaît pas et dont le portrait manque de substance, si bien qu’on les reconnaît pas davantage à la page suivante ; que, dans la période communiste, le galimatias bolchevisant se superpose à la langue déjà pâteuse de l’auteur ; et que l’on avale, pour couronner le tout, des tombereaux d’une pesante érudition – le voyage en Israël, par exemple, est introduit par deux pages de divagations sur le thème de l’eau qui permettent d’évoquer, pêle-mêle, les Esséniens, Massada, Hérode, Pline, Gédéon et les Madianites, Saladin, les Nabatéens, et toute une liste de fruits et légumes exotiques.

Le paradoxe est que si j’ai trouvé Ce que j’ai cru comprendre illisible et prétentieux, son auteur me paraît, la dernière page tournée, assez sympathique. Elle s’arrange au total pour donner d’elle-même l’image d’une petite bonne femme sentimentale et pas très imaginative, observant avec angoisse les évolutions de la société et concluant qu’en dehors des progrès manifestes que sont la péridurale et le lave-linge, tout est allé plutôt de mal en pis. On a donc ainsi un échantillon de ce que donne la Mère Denis quand elle fait Normale Sup.

Ce que j’ai cru comprendre, Annie Kriegel, 1991

lundi 25 janvier 2010

Die Todesfuge

J’ai entendu la Fugue de mort de Paul Celan il y a dix ans, lue en allemand sous-titré sur des images en noir et blanc (bien sûr, c’était sur Arte). Telle est la puissance de ces mots obscurs qu’à ce jour, l'évocation du lait noir de l’aube ou des cheveux de cendre suffit encore à me cacher un instant le monde d’aujourd’hui derrière les ombres des crématoires.

Paul Celan est un poète juif roumain de langue allemande, né en 1920, particulièrement abstrus et qu’à ce titre on est excusable de ne pas connaître. Mais on rate quelque chose à ne pas lire cette Fugue de mort, en allemand quand on le peut, en français sinon. En quatre strophes entrelaçant et répétant des morceaux de phrases apparemment décousus, le poème raconte à plusieurs voix (d’où son nom) l’assassinat d’un groupe de Juifs sous l’autorité d’un Allemand qui leur impose d’abord, aux uns de creuser la fosse commune, aux autres de jouer un air de danse. Derrière cet épisode au travers duquel se font entendre la victime et le bourreau se profile la Shoah toute entière, les deux voix devenant celle de Hitler, l’homme qui joue avec les serpents, répondant à celle des fantômes dont « la tombe est dans le ciel ».

Les deux voix glissent parfois l’une dans l’autre : wir schaufeln ein Grab in den Lüften, disent les victimes en utilisant ce « den Lüften » assez recherché, da liegt man nicht eng, poursuivent-elles avec une tournure très plate et une ironie de corps de garde. Et de fait, peut-être à son corps défendant, Celan écrit sur la double tragédie, celle des victimes et celle du bourreau devenu fou, celle de l’Allemagne romantique et schizophrène, fascinée par elle-même. Le romantisme allemand, c'est la référence, dans le poème, à l'ombre et à la lumière, aux métaux (l'or, le fer, le plomb, quand les Juifs ont la terre, la cendre et la fumée), au mythe de Faust et au conte du Joueur de Flûte de Hameln. Cette Allemagne a suscité un vent de mort qui rôde maintenant à ses frontières – « er spielt mit den Schlangen und traümet der Tod ist ein Meister aus Deutschland » : le « aus » comme le « ex » latin traduit à la fois la provenance et la position extérieure. Celan a-t-il pensé, en écrivant en 1945 les deux derniers vers (« dein goldenes Haar, Margarete/ dein aschenes Haar, Sulamith », que déjà peut-être les cheveux d’or de cette Marguerite trempaient dans la boue sanglante des fossés de Poméranie?

La composition révèle une grande maîtrise du temps et du rythme du poème. L’usage de morceaux de phrases réagencés à chaque strophe permet de modifier le rythme, en particulier dans la dernière strophe où la linéarité du récit recule et où, dans la musique du texte, la terreur se substitue à la résignation. Ce procédé kaléidoscopique donne également une dimension cyclique à l’écoulement du temps, ce qui renvoie au temps du génocide tel que l’évoque par exemple Kertesz – un temps sans repère, qui tourne en rond.

Cette temporalité est aussi celle du rêve, ou plutôt du cauchemar: son évocation rend présente la dimension onirique du génocide. Le rêve dans la Shoah est dans la logique démente poussée à son terme, et aussi dans l’attente immobile d’une fin que l’on sait horrible et qu’on ne peut dire. Paul Celan a su user des mots du rêve : ils sont imprécis – on ne voit par exemple aucun visage, aucun nom – ils sont imagés au point d’en devenir absurdes – le lait noir, en particulier – sans que leur puissance en soit en rien diminuée : au contraire, même, tant l’implicite se fait immédiatement terrifiant dans ce contexte.

Paul Celan s'est suicidé à cinquante ans, après plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.

Die Todesfuge, Paul Celan, 1945

samedi 23 janvier 2010

Berlin

Jean Lopez a déjà commis un Stalingrad et un Koursk, l’un et l’autre d’une lecture agréable et instructive. Ses livres font moins de place aux témoignages que ceux d’un Beevor, et sont parfois écrits dans un style un peu sommaire, avec abondance de points d’exclamation et de mots en majuscules ; en contrepartie, le déroulement des opérations y est plus lisible et l’interprétation historique que défend l’auteur y est plus clairement annoncée et argumentée. Les chiffres, en particulier, sont plus présents, les rapports de force mieux documentés.

Berlin s’inscrit dans la continuité des deux précédents opus (non, je n’écrirai pas « opera », personne ne comprendrait pourquoi), à cette différence près qu’il fait six cent pages là où les autres en faisaient trois cent. La thèse défendue, qui apparaît déjà en filigrane dans le Koursk, est, en résumé, que les Soviétiques ne sont pas seulement beaucoup plus nombreux que les Allemands, mais qu’ils sont bien meilleurs. Les domaines d’excellence des Allemands sont la technique – rien ne surpasse la puissance destructrice du Tigre et du Panther, par exemple – la coordination inter-armes, tant que la qualité du recrutement et de l’instruction est restée bonne, et généralement la tactique, entendue dans un sens assez large : une fois identifié l’objectif d’une opération (l’endroit où parvenir, la force à détruire) la tactique serait l’art d’atteindre (ou de détruire) cet objectif. A contrario, les Allemands pèchent régulièrement par un renseignement et un contre-renseignement déficients, là où les Russes ont systématisé l’art de la maskirovka et de l’acquisition d’information. Plus grave, ils ne maîtrisent pas l’art « opératif » (et non opustif, pour ceux qui suivent).

Théorisé par les Russes (Chapochnikov, Toukhatchevski, Triandafillov…) avant que Staline ne purge l’Armée Rouge, puis remis en vigueur par les Rokossovski, Joukov et consorts, l’art opératif consiste à identifier des objectifs pertinents au regard de la stratégie générale et s’inscrit dans un cadre conceptuel mettant l’accent sur la notion de système militaire. Le système est plus que la somme de ses parties, comme chacun sait : c’est donc son caractère systémique même qu’il faut viser, en cherchant à le désorganiser en profondeur plutôt qu’à en détruire des parties. La recherche de la bataille d’anéantissement décisive n’a pas de sens. Ainsi la manœuvre allemande type d’encerclement-destruction, répétée à l’envi en Russie (puis imitée par les Russes à Stalingrad) n’amène-t-elle pas de résultats stratégiques compte tenu de la profondeur de l’espace russe. Quant à la Blitzkrieg, nous apprend-on, il s’agit d’une recette tactique et non d’un concept opératif ou stratégique. Cette dernière assertion aurait mérité d’être davantage défendue, mais il est vrai qu’un livre sur les offensives russes de 1945 n’était pas le meilleur cadre pour ce faire.

C’est bien sur le fond ce que l’on peut reprocher à Berlin : à vouloir illustrer sa thèse par un récit presque trop détaillé de Vistule – Oder puis de l’avancée Oder – Berlin, Jean Lopez la noie quelque peu. La théorie en matière militaire est toujours frustrante car perpétuellement démentie ou affaiblie par l’irréductible complexité de l’expérience. Ici en l’occurrence, la démonstration prend le pas sur l’exposé de cet « art opératif » si révolutionnaire, avec ce défaut que ladite démonstration n’est pas si concluante puisque, finalement, il ressort malgré tout du récit que les Soviétiques ont laminé au moyen de concentrations d’artillerie invraisemblables une Wehrmacht mal en point, largement mâtinée de Volksturm et de Jeunesses Hitlériennes.

Malgré ses imperfections, Berlin a en tous cas le mérite de donner envie de creuser le sujet : on aurait presque envie de se procurer les Field Manuals successifs de l’US Army qui, d’après l’auteur, reflètent l’évolution de la pensée militaire américaine, restée sous influence de la Wehrmacht pendant quarante ans avant de découvrir la supériorité de la pensée soviétique. A défaut, je lirais avec intérêt, si Jean Lopez veut me faire plaisir, un quatrième volet de sa saga de l'Armée Rouge qui serait consacré à la bataille de Budapest.

Berlin, les offensives géantes de l’Armée Rouge Vistule – Oder – Elbe (12 janvier – 9 mai 1945), Jean Lopez, 2009

vendredi 15 janvier 2010

Les frères Holt

J’ai eu toutes les peines du monde à mettre la main sur les frères Holt. J’aurais pourtant consenti à le lire en anglais aussi bien qu’en français, neuf ou d’occasion, en bon ou moins bon état; mais bernique ! Heureusement, un libraire de Montauban a fini par me l’envoyer, négligeant d’ailleurs dans le processus de prévoir des modalités de paiement. Après avoir trempé une des premières pages dans le Nutella vers sept heures hier matin, j’ai mis à profit tous les interstices de la journée, gondolé la couverture sur le bord de la baignoire autour de vingt-deux heures, et j’ai finalement tourné la dernière page assez avant dans la nuit – par chance, ce livre est de dimension raisonnable, sans quoi vraisemblablement je n’aurais pas dormi du tout.

Les frères Holt vaut bien en effet qu’on dérange un libraire du Tarn-et-Garonne. C’est l’histoire de la vie de Seymour et Randall Holt, dont on découvre dans le premier chapitre l’étrange sépulture: leur maison, énorme tombeau puant, entièrement rempli, de mur à mur et du sol au plafond, de journaux bien tassés et d’un bric-à-brac infernal au travers duquel ne subsistent que quelques tunnels étroits. Cette entrée en matière est suivie d’un retour en arrière, et l’histoire de Seymour et Randall est ensuite racontée chronologiquement, du point de vue de celui qui est responsable de l’autre (c’est le titre original du livre, My brother’s keeper) c’est-à-dire d’abord Seymour, puis Randall ; mais le procédé a mis le lecteur en alerte et l’a rendu sensible aux moindres signes qui annoncent chez les deux frères l’inéluctable dérapage.

Elevés sous la coupe d’une grand-mère tyrannique dont le testament les emprisonne dans une maison qu’ils n’ont jamais quittée, les deux frères paraissent d’abord capables d’échapper à l’amertume de leur enfance ; mais petit à petit ils semblent perdre leurs forces et s’abandonner au venin entêtant de leurs névroses. Seymour à la cave et Randall au grenier, sans en avoir parlé et pour des raisons différentes, commencent tous deux à entasser un fatras incompréhensible. La maison devient ainsi le troisième personnage du livre, une maison incroyable dont la gangrène rappelle le sort des personnes frappées d’obésité morbide. Elle est boursouflée et bourrée à craquer, plus rien n’y circule, elle se décompose sur pied tandis qu’enfermé à l’intérieur, le couple fraternel qui constitue son esprit malade continue à la remplir, obsessivement, quitte à y périr.

Les facultés de raisonnement des deux frères demeurent mais se mettent à éviter certains liens logiques ou certaines conclusions comme eux-mêmes évitent, dans la maison, des pièces qui les mettent mal à l’aise. Ils perdent leur intérêt pour la compagnie de leurs semblables, se mettent à les éviter, puis à les craindre. Et tout au long du livre, averti de leur ultime déchéance, le lecteur attend le moment où ils ne lui paraîtront plus humains, ce qui n’arrive jamais : bourrelés d’idées fixes, puants et nourris de croûtes et de potage en boîte froid, dans la maison sans eau ni chauffage qu’ils ont transformée en piège géant, Seymour et Randall restent nos semblables, et c’est en quoi leur histoire est si troublante.

Les frères Holt, Marcia Davenport, 1954
Trad F. de Bardy

jeudi 14 janvier 2010

La trahison des clercs

Julien Benda, à le lire, est un enragé platonicien (pour autant que ces deux mots soient compatibles). Doté d’une culture aussi vaste que précise, il déploie ses idées dans une langue dont le classicisme enthousiasmerait s’il n’agaçait pas en faisant paraître, s’il est possible, la forme de son discours redondante sur son fond. Classiques les titres, précédés souvent du « de » latin ; classiques la symétrie des périodes, l’antéposition des épithètes, le fil du raisonnement présenté au présent et à la première personne, classiques mêmes les asymétries qui mettent en attributs une proposition relative en regard d’un adjectif (« si j’en cherche les causes, j’en aperçois de profondes et qui m’interdisent de voir… ») et qu’autorise la confiance dans les soubassements de la phrase. Classique enfin le vocabulaire, plein de termes énergiques (comme « flétrir » si peu employé aujourd’hui dans le sens de « dénoncer ») et vierge de mots grecs – je crois qu’on n’en trouverait pas un en dehors de « philosophe », « métaphysique » et « géométrie ». Il est curieux d’ailleurs de constater à quel point le classique est grec dans sa pensée et latin dans son expression.

Mais je m’égare, car après tout Benda n’écrit pas qu’un exercice de style. Il expose en 1927 des inquiétudes, qui rétrospectivement apparaissent quasi-prophétiques, sur les extrémités auxquelles l’humanité peut se trouver précipitée par une rupture de l’équilibre entre le spirituel et le temporel. Le spirituel est pour lui le domaine des clercs et ne se limite pas à l’Eglise. Le clerc est celui dont l’étude poursuit des objets immuables, éternels et idéaux : communs donc à tous les hommes, abstraits de l’expérience et non consubstantiels à elle. Les vérités scientifiques, indépendamment de leurs applications ; la justice ; la liberté : autant d’objets qui relèvent de ce domaine spirituel, et autant de principes, dit Benda, purement négatifs, dans le sens où ils ne permettent ni de construire un Etat ou un établissement quelconque, ni de les préserver. La coexistence de cette caste cléricale et de « laïcs » aux appétits séculiers basés moins sur la raison et davantage sur les émotions – celles en particulier de posséder et de se distinguer – permet le progrès, entendu comme l’édification de sociétés de plus en plus puissantes matériellement et de moins en moins cruelles.

Tout le propos de la trahison des clercs est de montrer qu’au XXème siècle le clerc opère une conversion inattendue et entreprend de défendre le matériel, le particulier, l’organique, le contingent. L’exaltation et la justification morale de la patrie (ou de la classe), de la coutume, de la dureté et de la violence, de l’ordre (par opposition aux libertés et notamment les libertés démocratiques), de la propriété et de la jouissance paraissent nouvelles à Benda : non que ces notions elles-mêmes le soient, mais elles étaient jusqu’alors confinées dans un ordre temporel distinct du spirituel, et nulle morale ne les glorifiait.
Ce raisonnement est intéressant, même si la nature de l’influence des clercs reste un peu nébuleuse, parce qu’il permet de donner, sur la trajectoire de l’Europe, des avertissements que l’histoire ne démentira pas. Il l’est doublement en ce qu’il s’applique aussi à la suite : Benda suggère qu’après les catastrophes que l’on peut attendre de l’exaltation des haines de classe et de race, viendra une époque où le patriotisme, sans s’atténuer, se fera planétaire (notion à vrai dire un peu tirée par les cheveux) et où les hommes s’adonneront sans plus s’entretuer à leurs penchants matérialistes et à leur rage de construction et d’accumulation.

J’ai été contrariée à la lecture de la Trahison des clercs par ce que j’interprète comme le platonisme dogmatique de son auteur. Et si j’admets que le penseur se compromet en convoquant la raison universelle au service d’une cause particulière dans ce qu’elle a de particulier, je trouve que l’épilogue dont Benda nous menace n’est pas si terrifiant. Occupés à pacifiquement consommer et produire, les hommes n’auraient plus la soif de l’universel, au bien et au beau? Mais je crois bien que si !

La trahison des clercs, Julien Benda, 1927

mardi 12 janvier 2010

Loi du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort

Sur le site de l’Assemblée Nationale, on peut télécharger le compte-rendu des débats parlementaires des 17 et 18 septembre 1981 sur l’abolition de la peine de mort (ici : première, deuxième, troisième et quatrième séances). Si l’on ne rechigne pas à lire quelques cinquante pages de Journal Officiel, c’est un document fascinant sur le fonctionnement et les valeurs de notre démocratie.

En ce mois de septembre 1981, l’état de grâce n’a pas encore vécu pour les socialistes et leurs alliés communistes : ils sont pleins de l’arrogance qui leur vient de leur nombre et d’une naïve confiance dans leurs propres forces. On plaint presque les socialistes, trente ans après, quand on les voit s’emballer sur la refonte du système carcéral, le partage des richesses, la prévention de la criminalité par l’éducation… A côté d’eux, les communistes sont en pleine schizophrénie post-électorale, entrant de plain-pied dans les affres de la social-démocratie et arborant fièrement des convictions humanistes quelque peu comiques chez ceux qui étaient encore cinq ans plus tôt les séides de l’Union Soviétique. En face, la droite est renfrognée et manifestement agacée par le zèle du gouvernement et des nouveaux députés.

Le débat qui se noue alors est l’occasion pour nombre de députés de dire leur mot, non pour apporter des arguments originaux ou pour influer sur le résultat du vote – la loi passera, tout le monde le sait – mais apparemment pour prendre date avec la postérité. Ainsi, et cela vient comme autant de cheveux sur la soupe, plusieurs députés s’escriment à prouver que leur vote sur la peine de mort est directement en cohérence avec l’ensemble de leurs options politiques. La palme du hors sujet revient à Gisèle Halimi, qui explique que c’est en tant que féministe qu’elle est abolitionniste. Les communistes, qui font des phrases sur leur amour de l’humanité et sur la refondation de la société, ne sont pas tellement plus crédibles. Mais Badinter lui-même a ouvert le feu en expliquant longuement que l’abolition était un combat de la gauche, allant jusqu’à citer le précédent de la Convention qui proclama l’abolition de la peine de mort « à dater de l’instant où la paix générale serait rétablie ».

Sur le cœur du sujet, il y a débat entre ceux qui souhaitent soumettre l’abolition à referendum, ce qui conduirait à une véritable information de l’opinion (majoritairement opposée à l’abolition à la date du débat) et ceux qui rejettent l’idée au motif que le droit pénal ne relève pas du champ du referendum, délimité par l’article 11 de la Constitution.

Il y a débat entre ceux qui souhaitent une abolition immédiate par article unique, et ceux qui réclament que la révision de l’échelle des peines et autres modifications du code pénal rendues nécessaires par cette abolition soient votées en même temps qu’elle. Les premiers tiennent que le maintien en droit recouvrirait, pendant le temps nécessaire à l’élaboration des dispositions pénales ad hoc, une abolition de fait, et qu’autant vaudrait dès lors mettre le droit d’accord avec la pratique et se débarrasser d’une peine devenue, au sein de la communauté européenne, une horrible et incompréhensible particularité française. Les seconds, pour les mêmes raisons d’ailleurs – l’abolition de fait liée à la répugnance des jurys et à la grâce présidentielle – ne voient pas matière à se précipiter.

Il y a débat entre ceux qui considèrent la peine de mort comme un crime légal et ceux qui la voient comme une mesure de dissuasion mais surtout de prévention de la récidive. Tous les orateurs s’accordent en effet à considérer que la détention réellement perpétuelle est une peine inhumaine qui ne peut s’envisager: la question est dès lors celle de la responsabilité de la société dans les crimes commis par des récidivistes. Le débat met en balance la mort réelle du coupable et la mort potentielle de ses futures victimes. Sur cette question de la prévention il y a, en vertu du droit français qui ne condamne que celui qui est responsable de ses actes, une sorte de paradoxe qui n’est pas soulevé dans le cours des débats : la prévention ultime, par la suppression du meurtrier, est exclue pour ceux des meurtriers qui ne sont pas maîtres de leurs actes et dont on peut donc supposer qu’ils récidiveront dans tous les cas. Le droit interdit donc de fait d’employer réellement la peine de mort de façon préventive et l’argument de la prévention paraît dans cette perspective incomplet et un peu boiteux.

Les mêmes qui voient dans la peine de mort un crime légal s’opposent également à ceux qui en rappellent le caractère expiatoire et s’inquiètent du risque que les parents des victimes fassent justice eux-mêmes et du respect dû aux victimes. Plusieurs amendements proposeront pour cette raison de supprimer la peine de mort sauf pour des crimes particulièrement odieux – ce qui revient, naturellement, à ne pas la supprimer, puisqu’elle n’est de toutes façons pas prononcée pour les autres.

Il y a débat encore entre ceux qui voient dans la peine de mort une question de politique, donc essentiellement pratique, liée à une conception donnée de l’efficacité de la société, et ceux pour qui la question est essentiellement morale et donc située au-delà des calculs de coûts et de bénéfices. La distinction n’est pas sans importance car les opposants à l’abolition dénoncent la discipline de vote que vont appliquer les socialistes ; leurs protestations sont cependant un peu paradoxales car ce sont essentiellement des arguments politiques qui militent contre le projet dont ils veulent cependant faire, pour le repousser, une question morale.

La lecture intégrale des débats a ceci d’intéressant qu’elle rend ses nuances à un sujet que, trente ans plus tard, on voit volontiers de façon tranchée. Elle pose aussi, sur le fond, une question qui ne s’exprime pas directement mais qui est sous-jacente à la plupart des interventions : quelle est la fonction, quel est le sens du symbole en politique ? C’est le symbole, d’évidence, que cherche Badinter par cette loi rapidement bâtie et rapidement votée ; c’est sur le symbole qu’il argumente, quand il dépeint l’opprobre que la peine de mort fait peser sur le droit français ; c’est sur le symbole qu’il compte pour faire évoluer les esprits et repousser la peine de mort dans les limbes du passé. Fait-on de la politique avec des symboles ? les socialistes s’y sont assez souvent cassé les dents ; l’histoire a pourtant, cette fois-là, donné raison à Badinter, mais les réticences de ses opposants criant à l’effet de manches paraissent pourtant raisonnables. Enfin, le débat contient aussi en filigrane une question exprimée plus ou moins clairement par Claude-Gérard Marcus lors de son intervention contre le projet de loi : comment une société absolument humaniste, où l’on sacrifie le collectif (la sécurité de tous) pour le salut de l’individu (le criminel), peut-elle survivre, quand ses valeurs menacent sa propre pérennité ? C’est la « démocratie contre elle-même » de Marcel Gauchet : un problème central aujourd’hui, auquel nous n’avons guère de réponses.

samedi 9 janvier 2010

Lord Jim

Voilà un roman bâti autour d’une destinée et écrit dans un anglais luxuriant; les personnages secondaires y sont hauts en couleur, chargés souvent eux aussi d’un destin peu commun dont l’auteur nous fait cadeau en prime, peut-on dire. Si l’ambiance du livre est grave, des descriptions ou des lambeaux de scènes franchement comiques émaillent le récit, généralement d’ailleurs aux dépens d’un Français, d’un Allemand ou d’un métis - le tragique est réservé aux sujets de sa Majesté. Le personnage principal est très soigneusement mis en scène, sur le plan visuel notamment, d’une façon quasi impressionniste: on le voit souvent se détacher, immaculé, sur un fond sombre. Le lecteur est à certains moments aussi proche de lui qu’on peut l’être, à travers son récit direct ou à travers le regard de Marlow qui décrit l’impression que crée sa présence physique. Tout est mis en œuvre pour faire de Jim un héros inoubliable.

Tout ceci est assez conforme à ce que j’attends d’un roman, et j’aurais dû aimer Lord Jim. Mais en fait… non. Parce que Conrad écrit là le roman d’un empire colonial britannique dont je connais mal l’histoire et la culture ? Parce que l’histoire de Jim est d’un romanesque par trop échevelé ? Parce que les personnages qui l’entourent de près sont tous d’une vilenie ou d’une noblesse insoutenables, ce qui est un peu maladroit dans un roman du conflit moral, de la faute et de la réparation? Ou à cause des méthodes audacieuses employées par Conrad pour faire avancer le récit, donnant la parole à plusieurs personnages pour raconter le même évènement, dévoilant une issue avant de raconter l’épisode correspondant, glissant sans crier gare d’un point de vue narratif à un autre ?

Je ne sais trop : le fait est que chacun de ces facteurs contribue à alourdir le poids d’altérité qui pèse sur Jim. Il est « l’un des nôtres » comme le serine Marlow, incarnation par ses valeurs, ses espoirs et sa mine de l’aventure coloniale britannique, qui n’est plus la nôtre, justement. Il est une sorte de héros maudit, poursuivi par l’écho de sa faute au travers de coïncidences successives qui le dépouillent, finalement, de toute individualité pour ne laisser de lui que cet évènement originel. Et si le lecteur est souvent proche de lui, il ne le touche jamais: faute de faire l'objet d'un récit omniscient, ou de s'exprimer directement à la première personne, Jim est toujours séparé du lecteur par le regard d'un narrateur, que celui-ci parle de lui ou juge son discours.

Au total, paradoxalement, l’accumulation de procédés superlativement intelligents et maîtrisés fait de Jim une sorte de héros de fable ou de mythe plutôt que de roman. Peut-être cette déshumanisation du héros est-elle volontaire, mais j’ai plutôt l’impression qu’elle résulte d’un loupé – du côté de Conrad, ou, plus probablement, du mien.

Lord Jim, Joseph Conrad, 1900
Trad. Philippe Neel

vendredi 8 janvier 2010

Les guerres modernes racontées aux civils...

Ces livres français sur les guerres modernes, quand on en a lu un, on a l'impression de les avoir tous lus. Il faut dire que, par la force des choses, ils parlent tous des mêmes théâtres et des mêmes évènements. Mais comme, au demeurant, les opérations en question sont complexes et mal connues de l'opinion, la répétition n'enlève guère d'intérêt à la chose.

Le propos de Pierre Servent est d'armer les esprits occidentaux, comme le montre la construction en trois parties de son livre.
"Penser la guerre" nous démontre que, pour être asymétrique et donc méconnaissable pour des esprits formés par les conflits classiques, la guerre n'en est pas moins réelle, l'ennemi (notamment Al Qaida) déterminé et habile à profiter des lourdeurs et des faiblesses de l'Occident, les premières liées à la recherche du risque zéro, les secondes tenant à la sensibilité de l'opinion et au traitement instantané de l'information qui l'irrigue.
"Vivre la guerre" nous confronte à l'irréductible spécificité de l'expérience du combattant, et alerte par-là sur le nécessaire effort de préparation des forces armées.
"Préparer la guerre" invite explicitement le citoyen à adopter mentalement l'état de guerre. Pierre Servent évoque les dispositifs militaires dans lesquels les forces françaises s'insèrent pour souligner le caractère problématique de coalitions à géométrie variable et à commandement faible, dans lesquelles c'est à qui en fera le moins. En s'appuyant sur l'exemple de l'embuscade d'Uzbin et sur les réactions de la presse et des familles des morts, il nous renvoie l'image d'une société devenue si individualiste qu'elle refuse l'idée même de pertes humaines alors qu'il redevient nécessaire, pour préserver l'individualisme humaniste, d'être prêt à sacrifier des vies.

Les guerres modernes racontées aux civils est un livre accessible et intéressant, car il présente une vision à la fois globale, appuyée sur de nombreux faits et témoignages concrets, et suffisamment polarisée par la conviction de l'auteur pour en devenir intelligible. Cette conviction est défendue avec intelligence et clarté et, même si elle était excessive, ce sur quoi je suis mauvais juge, l'appel à la vigilance ne peut pas faire de mal.

Les guerres modernes racontées aux civils... et aux militaires, Pierre Servent, 2009

jeudi 7 janvier 2010

De l'entretien, en général

Le Figaro publiait lundi dans ses pages "Débats et Opinions" un entretien avec le sociologue Raymond Boudon sur... ma foi, sur les thèmes de société - tous les thèmes de société. Autrement dit, en quelques mille six cent mots, ledit sociologue aborde successivement la crise financière, l'identité nationale, le Petit Nicolas, l'avenir du libéralisme, l'organisation de l'Etat français et l'écologie.

Généralement, la pensée gagne à être exprimée: le travail qui consiste à la faire entrer dans la forme linéaire du discours contribue à l'affiner, à la préciser, parfois même à l'amener à des conclusions qui restaient insoupçonnées de celui même qui s'apprêtait à les écrire. Ecrire est le moyen par excellence de réaliser ce travail, le seul moyen qui permette de remettre l'ouvrage sur le métier jusqu'à ce qu'il soit achevé. Ecrire d'ailleurs n'empêche nullement de parler, et de mobiliser ainsi toutes les ressources de notre enveloppe charnelle au service du discours. Démosthène et Cicéron, Lincoln et Jaurès, et tous les orateurs respectueux de leur public ont conjugué la rigueur de la pensée écrite et la puissance de la parole. Encore faut-il faire les choses dans l'ordre, et réfléchir avant de parler.

L'entretien, cette forme bâtarde née des besoins du journalisme, représente exactement la démarche inverse. Les idées, ou ce qui en tient lieu, sont recueillies par oral, dans toute leur mollesse inarticulée; ces moignons sont encore charcutés par le journaliste pour tenir dans le gabarit; le résultat est restitué au lecteur par écrit, le privant de tout le suc non verbal que pouvait renfermer la conversation. A quoi l'exercice peut-il bien servir? certes, c'est facile à lire: mais ce n'est même pas agréable - il faudrait pour cela se donner la peine de recréer le ton de la conversation - et on n'en retient pas grand chose que des lieux communs. Le pauvre Raymond Boudon, qui a certainement des choses intéressantes à exprimer, s'en trouve réduit à quelques formules.

dimanche 3 janvier 2010

L'Holocauste comme culture

Recueil d'essais et de discours produits entre 1990 et 2002, L'Holocauste comme culture est un livre difficile d'accès. Kertèsz est hongrois, rescapé d'Auschwitz et auteur de l'éblouissant Etre sans destin, qui décrit cette expérience en en éclairant particulièrement l'aspect absurde. Dans l'Holocauste comme culture les thèmes d'Etre sans destin sont mêlés à des interrogations nées non tant du recul acquis avec le temps que du nouveau contexte historique (celui de la fin du communisme). Du fait de la construction du livre, les idées sont à la fois rabâchées et insuffisamment développées; Kertész oppose d'ailleurs en une occasion l'intellectuel, qui réfléchit sur les choses, et l'artiste qui les crée, en se posant clairement comme artiste et non comme intellectuel. Le lecteur ne doit donc pas s'étonner, je suppose, de sentir sa pensée fuyante et incomplètement aboutie. L'Holocauste comme culture vaut donc d'abord comme document sur l'évolution mentale au long du XXème siècle de cet "émigré intérieur" qu'est un écrivain juif qui a survécu aux camps pour retourner s'intaller dans une Hongrie satellisée par l'URSS. Quelques veines courent cependant tout au long de ce salmigondis et portent un sens qui surnage de la lecture: le thème de la langue et celui de la place de l’Holocauste dans l’histoire m'ont semblé particulièrement actuels.

Le thème de la langue est une préoccupation d'autant plus déterminante pour Kertész que c'est sa langue maternelle qui l'a enchaîné à son pays devenu dictature communiste - quelle est la raison d'être d'un écrivain de langue hongroise, n'importe où ailleurs qu'en Hongrie?
Comme Klemperer ou Orwell, Kertész perçoit dans la langue remodelée et déconnectée de l'expérience l'instrument fondamental du totalitarisme, celui qui impose au monde réel le nouveau sens créé par l'idéologie. Son regard sur l’intelligentsia, qui produit et légitime la « novlangue », est donc très méfiant : pour ou contre le système, l’intellectuel parle son langage et par là le conforte.
Mais Kertész évoque aussi, au sujet de la Hongrie, la langue comme barrière ou comme lien: pour lui, une pensée qui dépasse les nationalités, et qui seule est progressive et non régressive (la nationalité ne lui est pas une idée sympathique, de toute évidence) se formule dans une langue qui elle-même ne s'arrête pas aux frontières. Il pense en l'occurrence à l'allemand de Kafka, de Josef Roth ou de Paul Celan, une langue dont la fonction de lien trans-national a été détruite par les Allemands eux-mêmes durant la guerre, puisqu'ils ont saccagé tout l'espace culturel germanophone hors de leurs frontières. Mais on ne peut s'empêcher de penser aussi avec inquiétude au français, qui fut une de ces langues-liens et qui ne l'est plus, avec, certainement, des conséquences pour la pensée française.

Le thème de la langue peut paraître un peu périphérique, celui de l'histoire en revanche est évidemment central. A Auschwitz accident de l'histoire, ou à Auschwitz patrimoine juif, Kertész oppose l'idée d'Auschwitz comme concept proprement européen, comme point zéro de l'Europe, comme évènement originel imprimé sous forme de mythe dans le psychisme européen - à l'image du parricide originel freudien, ou de la crucifixion. La faiblesse de son discours, auquel j'adhèrerais volontiers par ailleurs, est qu'il ne formule pas clairement les valeurs ou les lois intériorisées issues de ce mythe: il m'a semblé qu'il les voyait dans la prééminence de l'expérience sur l'idée, peut-être aussi dans la méfiance devant tout fondement à une dynamique d'exclusion, mais je n'en suis finalement pas trop sûre.
En tous cas, Kertész reproche à l'Occident (celui du "devoir de mémoire" et de la Liste de Schindler) un traitement kitsch du mythe, qui se bornerait à le recopier en en appauvrissant forcément la substance, au lieu de l'enrichir et de l'enraciner en le traitant véritablement comme un mythe, c'est à dire en le réinterprétant, en le rejouant avec de nouveaux personnages et de nouvelles formes d'expression. La vie est belle, de Benigni, lui paraît ainsi constituer un traitement tout à fait approprié. Comme la stérilisation du mythe par l’approche kitsch, le recyclage populiste de la Shoah consistant à s’en servir comme terme de comparaison pour tout et n’importe quoi contribue à vider l'évènement de son poids d'expérience et à en dilapider la valeur d'enseignement.
Selon un mécanisme opposé contribuant, finalement, au même résultat, l'Europe orientale, sous domination communiste, aurait évacué le mythe de son histoire comme s'il ne la concernait pas: motif d'incompréhension et de divergence profonde, peut-être, avec l'Europe occidentale, cet oubli conduit à ce que les logiques d'exclusion (nationalistes et antisémites, notamment) s'inscrivent aujourd'hui à l'Est de l'Europe dans la continuité exacte de ce qu'elles étaient avant-guerre, ce qui n'est pas un tableau très rassurant.

Il faut batailler pour organiser ce que l’on retire de la lecture de l’Holocauste comme culture, mais il m’a semblé néanmoins que le jeu en valait la chandelle car, par ses défauts même, le livre nourrit la réflexion sur l’actualité du mythe d’Auschwitz sans l’encadrer. Or il y a sur ce sujet tant de maîtres à penser qu’il est bon, pour une fois, d’être renvoyé à ses propres facultés.

L'Holocauste comme culture, Imre Kertész, 2003
Trad. Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai

vendredi 1 janvier 2010

Cinq plaisirs de lire

Les textes prosélytes ne sont lus en général que par les convertis, et celui-là ne fera pas exception. Je ne me donne donc pas pour objectif d'inciter à la lecture, mais simplement de passer en revue les formes du plaisir de lire, puisqu'aussi bien mes notes de lecture sont, davantage que des critiques, des billets d'humeur témoignant de l'agacement ou de l'euphorie dans lequel un livre m'a plongée.

Dans mes cinq plaisirs de lire, je ne compterai pas bien sûr le plaisir de la solitude, cette joie préliminaire et coupable qu'apporte la première page tournée: lire est une activité qui retranche merveilleusement le lecteur du monde. Au diable, vous tous qui croisez mon chemin! j'ai le nez dans mes pages; plongez-vous dans les vôtres. Plus constructives, je l'espère, sont les cinq voluptés que je vais énumérer: plaisir des sens, de l'esprit, du coeur, de la raison et de la sagesse.

Le plaisir des sens est le premier que je citerai car il est le plus immédiat, celui qu'éveille une page, une phrase même, indépendamment du contexte. Le plaisir des sens en matière littéraire est incarné pour moi par Proust, qui sait comme peu d'autres auteurs faire sa part, non seulement au tableau - le petit pan de mur jaune que lui seul a rendu immortel - mais aux saveurs et aux textures. J'aime ses mots qui glissent de l'oeil au palais ou à la peau, ses fenêtres gélifiées, ses compotes dont la couleur et la transparence emprisonnent le goût, ses églantines dont le rose vous chatouille la main et vous sucre la bouche. Proust délivre miraculeusement son lecteur du mutisme de l'odorat et du toucher, pauvres sens privés de mots - et peut-être pour cela tellement plus personnels que la vue. (Il en fait peut-être autant pour l'ouïe, mais je suis si tragiquement privée d'oreille que ça n'a sur moi aucun effet). Il pousse l'art enfin jusqu'à éviter l'indigestion, à laquelle il fait parfois d'ironiques allusions (avec le discours bourratif d'Albertine sur les architectures de sorbet, par exemple); c'est là malheureusement que d'autres pèchent, en écrasant le lecteur sous des tombereaux d'adjectifs.

Le plaisir de l'esprit est celui qui naît de la complicité entre auteur et lecteur dans laquelle l'humour d'un texte se noue. Plaisir subtil du clin d'oeil, du double ou triple fond, de la référence partagée, de la dérision envers le personnage, ce tiers sans défense et un peu balourd; plaisir naïf du pur comique, de la "chute", de la métaphore décalée; l'humour dans un livre est toujours un dialogue, un geste d'amitié de l'auteur, une politesse enjouée du lecteur qui reconnaît le trait d'esprit. Certains livres qui ne brillent pas forcément par leurs autres qualités sont devenus pour moi d'agréables habitudes, aussi réconfortantes et moins exigeantes qu'une conversation avec un vieil ami pince-sans-rire: Claudine à l'école, de Colette, est un de ces livres qui charment mes grippes et mes insomnies.

Le plaisir du coeur est d'une toute autre nature; c'est, oserais-je dire sans jeu de mot, le coeur du plaisir de lire. C'est celui de l'expérience humaine élargie, diffractée, reflétée par les héros des livres. Nourri de la densité des personnages (foin des Joseph K. et autres Roquentin! qu'on me donne de la chair et de l'arrière-plan, Emma Bovary et Tess d'Urberville!) éclairé de la puissance de leurs destins, le plaisir du coeur s'appuie sur notre unique moyen de compréhension intime, notre expérience, enfermée hélas dans le champ limité de notre propre existence; sur ce point fixe le livre fait levier et soulève un instant l'irrévocable unicité de notre vie. De singulier, le lecteur devient multiple; d'arbre, il se fait forêt. Si c'est un homme (Primo Levi)ou Le Soldat oublié (Guy Sajer) sont des exemples de textes saisissants de ce point de vue.

Si j'écris que par contraste, le plaisir de la raison me paraît bien aride, croira-t-on à de la coquetterie? L'admiration pour la belle mécanique intellectuelle, pour l'intrigue savamment conduite, pour la rigueur de construction de l'arrière-plan est un des plaisirs de lire, mais il est rare qu'il soit pour moi prééminent, en tous cas dans une oeuvre de fiction. Le roman policier m'ennuie si le mystère n'est pas simple prétexte au discours sur l'homme ou la société; les mondes parallèles bâtis avec minutie me tombent des mains si leurs habitants manquent de chaleur. L'exemple le plus abouti de plaisir strictement intellectuel que je puisse évoquer est celui des Robots, les nouvelles d'Isaac Asimov construites comme des cas d'application des "trois lois de la robotique" par lui inventées. C'est différent, évidemment, pour un essai, dont on attend au minimum un raisonnement qui se tienne: encore faut-il qu'il aille plus loin et offre aussi le plaisir de la sagesse.

Je n'ai pas trouvé d'autre mot que sagesse, comme si la sagesse était une faculté et non un contenu, pour évoquer le plaisir métaphysique d'atteindre ou au moins d'effleurer un sens de l'expérience. Les bons essais, comme Obedience to Authority (Milgram) ou les Origines de la solution finale (Browning), tous deux commentés dans ces pages, apportent précisément ce sentiment enivrant de comprendre la nature d'un phénomène et de voir reculer légèrement les ténèbres de l'entendement. Mais le maître roman lui aussi va plus loin que le partage de l'expérience brute pour en faire émerger un sens, d'autant plus émouvant pour le lecteur qu'il n'est pas, comme dans un essai, explicite et formel, qu'il laisse plus de place aux émotions du doute et de la recherche. Dans mes lectures récentes, les magistrales Mémoires d'Hadrien de Yourcenar mais aussi le pénible Kundera m'ont donné, dans les dernières pages, l'accès à cet éclair métaphysique qui fait que, si l'on n'a pas forcément envie de les relire, on espère ne pas les oublier.

Avec tout ça, on se console qu'il n'y ait pas grand-chose à la télé...

Dagon

L'histoire de Dagon est celle de Peter Leland, jeune pasteur introverti qui se retire pour un été dans une maison isolée héritée de ses grands-parents afin de travailler à un ouvrage intitulé "Vestiges de Paganisme dans le Puritanisme Américain". Il est évidemment prédisposé à réagir à certaines découvertes qui évoquent, dans la maison même, un culte païen à base de sacrifices humains, recyclage du mythe lovecraftien de Cthulhu. De plus en plus perturbé, il tombe sous la coupe de la fille de ses métayers, l'inquiétante Mina, elle-même adepte de pratiques religieuses peu orthodoxes impliquant des serpents; humilié, torturé, réduit à l'état d'épave consentante, il est finalement lui-même sacrifié. (Je ne vous gâche pas le livre en vous en révélant la fin, car on la sent venir dès la page 4).

Dagon est un voyage psychologique à travers plusieurs grands fantasmes noirs de l'Amérique: les cauchemars de HP Lovecraft, le christianisme déviant des "snake handlers" illettrés et abrutis d'alcool, la terreur puritaine de l'orgie, le tueur sadique. C'est donc un bel effort de synthèse, adroitement mené en ce que, en dehors de la relation centrale de victime à bourreau entre Peter et Mina, tous les éléments relevant de chacun de ces thèmes fantasmatiques peuvent être lus à deux niveaux, comme occurrences réelles ou comme divagations de Peter. Le roman transpose ainsi dans le texte, en évoquant ces fantasmes sans jamais en attester la matérialité, l'angoisse du non-dit et du secret mortel qui fait leur puissance.

Pour autant, la lecture m'en a été pénible: je ne suis pas assez pénétrée des angoisses de l'Amérique profonde pour avoir été terrifiée, et j'ai donc subi sans être accrochée par l'intrigue l'ambiance du livre, qui pèse sur les sens. Le froid dans la maison, la chaleur sans rémission à l'extérieur et chez les métayers, les odeurs, la crasse, la brume d'alcool: Fred Chappell ne laisse jamais au lecteur la moindre chance d'échapper au malaise physique de son personnage.

Je note cependant que l'académie française a honoré Dagon du Prix du meilleur livre étranger en 1968, ce qui semble indiquer que, si ce livre est trop américain pour moi, il ne l'a pas été pour tout le monde.

Dagon, Fred Chappell, 1968
Trad. Maurice-Edgar Coindreau