samedi 23 janvier 2010

Berlin

Jean Lopez a déjà commis un Stalingrad et un Koursk, l’un et l’autre d’une lecture agréable et instructive. Ses livres font moins de place aux témoignages que ceux d’un Beevor, et sont parfois écrits dans un style un peu sommaire, avec abondance de points d’exclamation et de mots en majuscules ; en contrepartie, le déroulement des opérations y est plus lisible et l’interprétation historique que défend l’auteur y est plus clairement annoncée et argumentée. Les chiffres, en particulier, sont plus présents, les rapports de force mieux documentés.

Berlin s’inscrit dans la continuité des deux précédents opus (non, je n’écrirai pas « opera », personne ne comprendrait pourquoi), à cette différence près qu’il fait six cent pages là où les autres en faisaient trois cent. La thèse défendue, qui apparaît déjà en filigrane dans le Koursk, est, en résumé, que les Soviétiques ne sont pas seulement beaucoup plus nombreux que les Allemands, mais qu’ils sont bien meilleurs. Les domaines d’excellence des Allemands sont la technique – rien ne surpasse la puissance destructrice du Tigre et du Panther, par exemple – la coordination inter-armes, tant que la qualité du recrutement et de l’instruction est restée bonne, et généralement la tactique, entendue dans un sens assez large : une fois identifié l’objectif d’une opération (l’endroit où parvenir, la force à détruire) la tactique serait l’art d’atteindre (ou de détruire) cet objectif. A contrario, les Allemands pèchent régulièrement par un renseignement et un contre-renseignement déficients, là où les Russes ont systématisé l’art de la maskirovka et de l’acquisition d’information. Plus grave, ils ne maîtrisent pas l’art « opératif » (et non opustif, pour ceux qui suivent).

Théorisé par les Russes (Chapochnikov, Toukhatchevski, Triandafillov…) avant que Staline ne purge l’Armée Rouge, puis remis en vigueur par les Rokossovski, Joukov et consorts, l’art opératif consiste à identifier des objectifs pertinents au regard de la stratégie générale et s’inscrit dans un cadre conceptuel mettant l’accent sur la notion de système militaire. Le système est plus que la somme de ses parties, comme chacun sait : c’est donc son caractère systémique même qu’il faut viser, en cherchant à le désorganiser en profondeur plutôt qu’à en détruire des parties. La recherche de la bataille d’anéantissement décisive n’a pas de sens. Ainsi la manœuvre allemande type d’encerclement-destruction, répétée à l’envi en Russie (puis imitée par les Russes à Stalingrad) n’amène-t-elle pas de résultats stratégiques compte tenu de la profondeur de l’espace russe. Quant à la Blitzkrieg, nous apprend-on, il s’agit d’une recette tactique et non d’un concept opératif ou stratégique. Cette dernière assertion aurait mérité d’être davantage défendue, mais il est vrai qu’un livre sur les offensives russes de 1945 n’était pas le meilleur cadre pour ce faire.

C’est bien sur le fond ce que l’on peut reprocher à Berlin : à vouloir illustrer sa thèse par un récit presque trop détaillé de Vistule – Oder puis de l’avancée Oder – Berlin, Jean Lopez la noie quelque peu. La théorie en matière militaire est toujours frustrante car perpétuellement démentie ou affaiblie par l’irréductible complexité de l’expérience. Ici en l’occurrence, la démonstration prend le pas sur l’exposé de cet « art opératif » si révolutionnaire, avec ce défaut que ladite démonstration n’est pas si concluante puisque, finalement, il ressort malgré tout du récit que les Soviétiques ont laminé au moyen de concentrations d’artillerie invraisemblables une Wehrmacht mal en point, largement mâtinée de Volksturm et de Jeunesses Hitlériennes.

Malgré ses imperfections, Berlin a en tous cas le mérite de donner envie de creuser le sujet : on aurait presque envie de se procurer les Field Manuals successifs de l’US Army qui, d’après l’auteur, reflètent l’évolution de la pensée militaire américaine, restée sous influence de la Wehrmacht pendant quarante ans avant de découvrir la supériorité de la pensée soviétique. A défaut, je lirais avec intérêt, si Jean Lopez veut me faire plaisir, un quatrième volet de sa saga de l'Armée Rouge qui serait consacré à la bataille de Budapest.

Berlin, les offensives géantes de l’Armée Rouge Vistule – Oder – Elbe (12 janvier – 9 mai 1945), Jean Lopez, 2009

1 commentaire:

  1. Bonjour
    Vos remarques sont pertinentes. Pour la démonstration de l'inconsistance théorique de la Blitzkrieg, je vous renvoie aux travaux du colonel Frieser. Il n'en reste pas moins vrai que la Wehrmacht (surtout sa fraction aéroterrestre) est un des meilleurs instruments guerriers qui ait jamais dévasté cette Terre. Mais cette efficacité n'est pas à chercher dans je ne sais quelle théorie perlimpimpin : elle tient à la conservation des qualités tactiques exceptionnelles de l'Armée du Kaiser et à son adaptation réussie au moteur combattant comme disait de Gaulle. Les Allemands ont bêché comme personne, entre 1921 et 1939, la partie tactique de l'art militaire. Mais, à l'exception -non théorisée- de Manstein, ils ne se sont jamais élevés jusqu'au niveau opératif. C'est ce qui a gâché leur formidable campagne de Barbarossa. Quant aux Soviétiques, en poussant les choses au bout, je dirais que c'est leur avance en matière opérative qui leur a permis de pallier de graves carences tactiques (dont certaines durent jusqu'en 1945).
    Par ailleurs, vous avez raison d'évoquer Budapest car c'est une campagne extrêmement intéressante par la démonstration des qualités soviétiques en matière de défense mobile (et non pas fixe, comme à Koursk). J'y viendrais sans doute un jour.
    Cordialement
    Jean Lopez

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