vendredi 1 janvier 2010

Cinq plaisirs de lire

Les textes prosélytes ne sont lus en général que par les convertis, et celui-là ne fera pas exception. Je ne me donne donc pas pour objectif d'inciter à la lecture, mais simplement de passer en revue les formes du plaisir de lire, puisqu'aussi bien mes notes de lecture sont, davantage que des critiques, des billets d'humeur témoignant de l'agacement ou de l'euphorie dans lequel un livre m'a plongée.

Dans mes cinq plaisirs de lire, je ne compterai pas bien sûr le plaisir de la solitude, cette joie préliminaire et coupable qu'apporte la première page tournée: lire est une activité qui retranche merveilleusement le lecteur du monde. Au diable, vous tous qui croisez mon chemin! j'ai le nez dans mes pages; plongez-vous dans les vôtres. Plus constructives, je l'espère, sont les cinq voluptés que je vais énumérer: plaisir des sens, de l'esprit, du coeur, de la raison et de la sagesse.

Le plaisir des sens est le premier que je citerai car il est le plus immédiat, celui qu'éveille une page, une phrase même, indépendamment du contexte. Le plaisir des sens en matière littéraire est incarné pour moi par Proust, qui sait comme peu d'autres auteurs faire sa part, non seulement au tableau - le petit pan de mur jaune que lui seul a rendu immortel - mais aux saveurs et aux textures. J'aime ses mots qui glissent de l'oeil au palais ou à la peau, ses fenêtres gélifiées, ses compotes dont la couleur et la transparence emprisonnent le goût, ses églantines dont le rose vous chatouille la main et vous sucre la bouche. Proust délivre miraculeusement son lecteur du mutisme de l'odorat et du toucher, pauvres sens privés de mots - et peut-être pour cela tellement plus personnels que la vue. (Il en fait peut-être autant pour l'ouïe, mais je suis si tragiquement privée d'oreille que ça n'a sur moi aucun effet). Il pousse l'art enfin jusqu'à éviter l'indigestion, à laquelle il fait parfois d'ironiques allusions (avec le discours bourratif d'Albertine sur les architectures de sorbet, par exemple); c'est là malheureusement que d'autres pèchent, en écrasant le lecteur sous des tombereaux d'adjectifs.

Le plaisir de l'esprit est celui qui naît de la complicité entre auteur et lecteur dans laquelle l'humour d'un texte se noue. Plaisir subtil du clin d'oeil, du double ou triple fond, de la référence partagée, de la dérision envers le personnage, ce tiers sans défense et un peu balourd; plaisir naïf du pur comique, de la "chute", de la métaphore décalée; l'humour dans un livre est toujours un dialogue, un geste d'amitié de l'auteur, une politesse enjouée du lecteur qui reconnaît le trait d'esprit. Certains livres qui ne brillent pas forcément par leurs autres qualités sont devenus pour moi d'agréables habitudes, aussi réconfortantes et moins exigeantes qu'une conversation avec un vieil ami pince-sans-rire: Claudine à l'école, de Colette, est un de ces livres qui charment mes grippes et mes insomnies.

Le plaisir du coeur est d'une toute autre nature; c'est, oserais-je dire sans jeu de mot, le coeur du plaisir de lire. C'est celui de l'expérience humaine élargie, diffractée, reflétée par les héros des livres. Nourri de la densité des personnages (foin des Joseph K. et autres Roquentin! qu'on me donne de la chair et de l'arrière-plan, Emma Bovary et Tess d'Urberville!) éclairé de la puissance de leurs destins, le plaisir du coeur s'appuie sur notre unique moyen de compréhension intime, notre expérience, enfermée hélas dans le champ limité de notre propre existence; sur ce point fixe le livre fait levier et soulève un instant l'irrévocable unicité de notre vie. De singulier, le lecteur devient multiple; d'arbre, il se fait forêt. Si c'est un homme (Primo Levi)ou Le Soldat oublié (Guy Sajer) sont des exemples de textes saisissants de ce point de vue.

Si j'écris que par contraste, le plaisir de la raison me paraît bien aride, croira-t-on à de la coquetterie? L'admiration pour la belle mécanique intellectuelle, pour l'intrigue savamment conduite, pour la rigueur de construction de l'arrière-plan est un des plaisirs de lire, mais il est rare qu'il soit pour moi prééminent, en tous cas dans une oeuvre de fiction. Le roman policier m'ennuie si le mystère n'est pas simple prétexte au discours sur l'homme ou la société; les mondes parallèles bâtis avec minutie me tombent des mains si leurs habitants manquent de chaleur. L'exemple le plus abouti de plaisir strictement intellectuel que je puisse évoquer est celui des Robots, les nouvelles d'Isaac Asimov construites comme des cas d'application des "trois lois de la robotique" par lui inventées. C'est différent, évidemment, pour un essai, dont on attend au minimum un raisonnement qui se tienne: encore faut-il qu'il aille plus loin et offre aussi le plaisir de la sagesse.

Je n'ai pas trouvé d'autre mot que sagesse, comme si la sagesse était une faculté et non un contenu, pour évoquer le plaisir métaphysique d'atteindre ou au moins d'effleurer un sens de l'expérience. Les bons essais, comme Obedience to Authority (Milgram) ou les Origines de la solution finale (Browning), tous deux commentés dans ces pages, apportent précisément ce sentiment enivrant de comprendre la nature d'un phénomène et de voir reculer légèrement les ténèbres de l'entendement. Mais le maître roman lui aussi va plus loin que le partage de l'expérience brute pour en faire émerger un sens, d'autant plus émouvant pour le lecteur qu'il n'est pas, comme dans un essai, explicite et formel, qu'il laisse plus de place aux émotions du doute et de la recherche. Dans mes lectures récentes, les magistrales Mémoires d'Hadrien de Yourcenar mais aussi le pénible Kundera m'ont donné, dans les dernières pages, l'accès à cet éclair métaphysique qui fait que, si l'on n'a pas forcément envie de les relire, on espère ne pas les oublier.

Avec tout ça, on se console qu'il n'y ait pas grand-chose à la télé...

1 commentaire:

  1. Lire ou gouter relève du feuilleté : prometteur, craquant, fondant,évanescent (*).
    Jusqu'à confondre la mémoire qui se construit et déconstruit sur le tas de l'expérience - en ce sens la mémoire ne me semble que virtuelle, inventée, remodelée à chaque instant. La vérité d'histoire ou de justice (ou le souvenir de Proust?) m'apparait donc inexistante par essence. Seul persiste le souvenir sans cesse remodelé, surtout par les sens. Alors la page se traverse comme une salle d'exposition. Deadline.(1)
    (*) par commodité l'adjectif se substitue mal à l'observation du détail croustillant qui fait ressurgir un vécu de sensations rêvées.
    (1) une expo recommandable du palais de Tokyo

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