lundi 25 janvier 2010

Die Todesfuge

J’ai entendu la Fugue de mort de Paul Celan il y a dix ans, lue en allemand sous-titré sur des images en noir et blanc (bien sûr, c’était sur Arte). Telle est la puissance de ces mots obscurs qu’à ce jour, l'évocation du lait noir de l’aube ou des cheveux de cendre suffit encore à me cacher un instant le monde d’aujourd’hui derrière les ombres des crématoires.

Paul Celan est un poète juif roumain de langue allemande, né en 1920, particulièrement abstrus et qu’à ce titre on est excusable de ne pas connaître. Mais on rate quelque chose à ne pas lire cette Fugue de mort, en allemand quand on le peut, en français sinon. En quatre strophes entrelaçant et répétant des morceaux de phrases apparemment décousus, le poème raconte à plusieurs voix (d’où son nom) l’assassinat d’un groupe de Juifs sous l’autorité d’un Allemand qui leur impose d’abord, aux uns de creuser la fosse commune, aux autres de jouer un air de danse. Derrière cet épisode au travers duquel se font entendre la victime et le bourreau se profile la Shoah toute entière, les deux voix devenant celle de Hitler, l’homme qui joue avec les serpents, répondant à celle des fantômes dont « la tombe est dans le ciel ».

Les deux voix glissent parfois l’une dans l’autre : wir schaufeln ein Grab in den Lüften, disent les victimes en utilisant ce « den Lüften » assez recherché, da liegt man nicht eng, poursuivent-elles avec une tournure très plate et une ironie de corps de garde. Et de fait, peut-être à son corps défendant, Celan écrit sur la double tragédie, celle des victimes et celle du bourreau devenu fou, celle de l’Allemagne romantique et schizophrène, fascinée par elle-même. Le romantisme allemand, c'est la référence, dans le poème, à l'ombre et à la lumière, aux métaux (l'or, le fer, le plomb, quand les Juifs ont la terre, la cendre et la fumée), au mythe de Faust et au conte du Joueur de Flûte de Hameln. Cette Allemagne a suscité un vent de mort qui rôde maintenant à ses frontières – « er spielt mit den Schlangen und traümet der Tod ist ein Meister aus Deutschland » : le « aus » comme le « ex » latin traduit à la fois la provenance et la position extérieure. Celan a-t-il pensé, en écrivant en 1945 les deux derniers vers (« dein goldenes Haar, Margarete/ dein aschenes Haar, Sulamith », que déjà peut-être les cheveux d’or de cette Marguerite trempaient dans la boue sanglante des fossés de Poméranie?

La composition révèle une grande maîtrise du temps et du rythme du poème. L’usage de morceaux de phrases réagencés à chaque strophe permet de modifier le rythme, en particulier dans la dernière strophe où la linéarité du récit recule et où, dans la musique du texte, la terreur se substitue à la résignation. Ce procédé kaléidoscopique donne également une dimension cyclique à l’écoulement du temps, ce qui renvoie au temps du génocide tel que l’évoque par exemple Kertesz – un temps sans repère, qui tourne en rond.

Cette temporalité est aussi celle du rêve, ou plutôt du cauchemar: son évocation rend présente la dimension onirique du génocide. Le rêve dans la Shoah est dans la logique démente poussée à son terme, et aussi dans l’attente immobile d’une fin que l’on sait horrible et qu’on ne peut dire. Paul Celan a su user des mots du rêve : ils sont imprécis – on ne voit par exemple aucun visage, aucun nom – ils sont imagés au point d’en devenir absurdes – le lait noir, en particulier – sans que leur puissance en soit en rien diminuée : au contraire, même, tant l’implicite se fait immédiatement terrifiant dans ce contexte.

Paul Celan s'est suicidé à cinquante ans, après plusieurs séjours en hôpital psychiatrique.

Die Todesfuge, Paul Celan, 1945

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