jeudi 14 janvier 2010

La trahison des clercs

Julien Benda, à le lire, est un enragé platonicien (pour autant que ces deux mots soient compatibles). Doté d’une culture aussi vaste que précise, il déploie ses idées dans une langue dont le classicisme enthousiasmerait s’il n’agaçait pas en faisant paraître, s’il est possible, la forme de son discours redondante sur son fond. Classiques les titres, précédés souvent du « de » latin ; classiques la symétrie des périodes, l’antéposition des épithètes, le fil du raisonnement présenté au présent et à la première personne, classiques mêmes les asymétries qui mettent en attributs une proposition relative en regard d’un adjectif (« si j’en cherche les causes, j’en aperçois de profondes et qui m’interdisent de voir… ») et qu’autorise la confiance dans les soubassements de la phrase. Classique enfin le vocabulaire, plein de termes énergiques (comme « flétrir » si peu employé aujourd’hui dans le sens de « dénoncer ») et vierge de mots grecs – je crois qu’on n’en trouverait pas un en dehors de « philosophe », « métaphysique » et « géométrie ». Il est curieux d’ailleurs de constater à quel point le classique est grec dans sa pensée et latin dans son expression.

Mais je m’égare, car après tout Benda n’écrit pas qu’un exercice de style. Il expose en 1927 des inquiétudes, qui rétrospectivement apparaissent quasi-prophétiques, sur les extrémités auxquelles l’humanité peut se trouver précipitée par une rupture de l’équilibre entre le spirituel et le temporel. Le spirituel est pour lui le domaine des clercs et ne se limite pas à l’Eglise. Le clerc est celui dont l’étude poursuit des objets immuables, éternels et idéaux : communs donc à tous les hommes, abstraits de l’expérience et non consubstantiels à elle. Les vérités scientifiques, indépendamment de leurs applications ; la justice ; la liberté : autant d’objets qui relèvent de ce domaine spirituel, et autant de principes, dit Benda, purement négatifs, dans le sens où ils ne permettent ni de construire un Etat ou un établissement quelconque, ni de les préserver. La coexistence de cette caste cléricale et de « laïcs » aux appétits séculiers basés moins sur la raison et davantage sur les émotions – celles en particulier de posséder et de se distinguer – permet le progrès, entendu comme l’édification de sociétés de plus en plus puissantes matériellement et de moins en moins cruelles.

Tout le propos de la trahison des clercs est de montrer qu’au XXème siècle le clerc opère une conversion inattendue et entreprend de défendre le matériel, le particulier, l’organique, le contingent. L’exaltation et la justification morale de la patrie (ou de la classe), de la coutume, de la dureté et de la violence, de l’ordre (par opposition aux libertés et notamment les libertés démocratiques), de la propriété et de la jouissance paraissent nouvelles à Benda : non que ces notions elles-mêmes le soient, mais elles étaient jusqu’alors confinées dans un ordre temporel distinct du spirituel, et nulle morale ne les glorifiait.
Ce raisonnement est intéressant, même si la nature de l’influence des clercs reste un peu nébuleuse, parce qu’il permet de donner, sur la trajectoire de l’Europe, des avertissements que l’histoire ne démentira pas. Il l’est doublement en ce qu’il s’applique aussi à la suite : Benda suggère qu’après les catastrophes que l’on peut attendre de l’exaltation des haines de classe et de race, viendra une époque où le patriotisme, sans s’atténuer, se fera planétaire (notion à vrai dire un peu tirée par les cheveux) et où les hommes s’adonneront sans plus s’entretuer à leurs penchants matérialistes et à leur rage de construction et d’accumulation.

J’ai été contrariée à la lecture de la Trahison des clercs par ce que j’interprète comme le platonisme dogmatique de son auteur. Et si j’admets que le penseur se compromet en convoquant la raison universelle au service d’une cause particulière dans ce qu’elle a de particulier, je trouve que l’épilogue dont Benda nous menace n’est pas si terrifiant. Occupés à pacifiquement consommer et produire, les hommes n’auraient plus la soif de l’universel, au bien et au beau? Mais je crois bien que si !

La trahison des clercs, Julien Benda, 1927

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