vendredi 15 janvier 2010

Les frères Holt

J’ai eu toutes les peines du monde à mettre la main sur les frères Holt. J’aurais pourtant consenti à le lire en anglais aussi bien qu’en français, neuf ou d’occasion, en bon ou moins bon état; mais bernique ! Heureusement, un libraire de Montauban a fini par me l’envoyer, négligeant d’ailleurs dans le processus de prévoir des modalités de paiement. Après avoir trempé une des premières pages dans le Nutella vers sept heures hier matin, j’ai mis à profit tous les interstices de la journée, gondolé la couverture sur le bord de la baignoire autour de vingt-deux heures, et j’ai finalement tourné la dernière page assez avant dans la nuit – par chance, ce livre est de dimension raisonnable, sans quoi vraisemblablement je n’aurais pas dormi du tout.

Les frères Holt vaut bien en effet qu’on dérange un libraire du Tarn-et-Garonne. C’est l’histoire de la vie de Seymour et Randall Holt, dont on découvre dans le premier chapitre l’étrange sépulture: leur maison, énorme tombeau puant, entièrement rempli, de mur à mur et du sol au plafond, de journaux bien tassés et d’un bric-à-brac infernal au travers duquel ne subsistent que quelques tunnels étroits. Cette entrée en matière est suivie d’un retour en arrière, et l’histoire de Seymour et Randall est ensuite racontée chronologiquement, du point de vue de celui qui est responsable de l’autre (c’est le titre original du livre, My brother’s keeper) c’est-à-dire d’abord Seymour, puis Randall ; mais le procédé a mis le lecteur en alerte et l’a rendu sensible aux moindres signes qui annoncent chez les deux frères l’inéluctable dérapage.

Elevés sous la coupe d’une grand-mère tyrannique dont le testament les emprisonne dans une maison qu’ils n’ont jamais quittée, les deux frères paraissent d’abord capables d’échapper à l’amertume de leur enfance ; mais petit à petit ils semblent perdre leurs forces et s’abandonner au venin entêtant de leurs névroses. Seymour à la cave et Randall au grenier, sans en avoir parlé et pour des raisons différentes, commencent tous deux à entasser un fatras incompréhensible. La maison devient ainsi le troisième personnage du livre, une maison incroyable dont la gangrène rappelle le sort des personnes frappées d’obésité morbide. Elle est boursouflée et bourrée à craquer, plus rien n’y circule, elle se décompose sur pied tandis qu’enfermé à l’intérieur, le couple fraternel qui constitue son esprit malade continue à la remplir, obsessivement, quitte à y périr.

Les facultés de raisonnement des deux frères demeurent mais se mettent à éviter certains liens logiques ou certaines conclusions comme eux-mêmes évitent, dans la maison, des pièces qui les mettent mal à l’aise. Ils perdent leur intérêt pour la compagnie de leurs semblables, se mettent à les éviter, puis à les craindre. Et tout au long du livre, averti de leur ultime déchéance, le lecteur attend le moment où ils ne lui paraîtront plus humains, ce qui n’arrive jamais : bourrelés d’idées fixes, puants et nourris de croûtes et de potage en boîte froid, dans la maison sans eau ni chauffage qu’ils ont transformée en piège géant, Seymour et Randall restent nos semblables, et c’est en quoi leur histoire est si troublante.

Les frères Holt, Marcia Davenport, 1954
Trad F. de Bardy

2 commentaires:

  1. Bin. C'est bizarre, cette histoire.

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  2. Un très bel ouvrage par la délicatesse de la relation d'amour entre ces deux frères, deux êtres. Mais aussi par cette divagation symbolique entre dedans dehors, entre soi et des autres, conscient conscient et délire. Un tourbillon de la raison qui revêt une dimension sociale toute d'actualité dans nos sociétés (d'un de mes grands oncles ayant récemment fini comme Seymour et Randall la famille bien pensante dit "il parait que c'est assez fréquent chez les personnes âgées". Ce désordre amoureusement écrit, illustre une situation de désordre d'archives intérieures, en contre point des faux semblants sociaux.

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