dimanche 3 janvier 2010

L'Holocauste comme culture

Recueil d'essais et de discours produits entre 1990 et 2002, L'Holocauste comme culture est un livre difficile d'accès. Kertèsz est hongrois, rescapé d'Auschwitz et auteur de l'éblouissant Etre sans destin, qui décrit cette expérience en en éclairant particulièrement l'aspect absurde. Dans l'Holocauste comme culture les thèmes d'Etre sans destin sont mêlés à des interrogations nées non tant du recul acquis avec le temps que du nouveau contexte historique (celui de la fin du communisme). Du fait de la construction du livre, les idées sont à la fois rabâchées et insuffisamment développées; Kertész oppose d'ailleurs en une occasion l'intellectuel, qui réfléchit sur les choses, et l'artiste qui les crée, en se posant clairement comme artiste et non comme intellectuel. Le lecteur ne doit donc pas s'étonner, je suppose, de sentir sa pensée fuyante et incomplètement aboutie. L'Holocauste comme culture vaut donc d'abord comme document sur l'évolution mentale au long du XXème siècle de cet "émigré intérieur" qu'est un écrivain juif qui a survécu aux camps pour retourner s'intaller dans une Hongrie satellisée par l'URSS. Quelques veines courent cependant tout au long de ce salmigondis et portent un sens qui surnage de la lecture: le thème de la langue et celui de la place de l’Holocauste dans l’histoire m'ont semblé particulièrement actuels.

Le thème de la langue est une préoccupation d'autant plus déterminante pour Kertész que c'est sa langue maternelle qui l'a enchaîné à son pays devenu dictature communiste - quelle est la raison d'être d'un écrivain de langue hongroise, n'importe où ailleurs qu'en Hongrie?
Comme Klemperer ou Orwell, Kertész perçoit dans la langue remodelée et déconnectée de l'expérience l'instrument fondamental du totalitarisme, celui qui impose au monde réel le nouveau sens créé par l'idéologie. Son regard sur l’intelligentsia, qui produit et légitime la « novlangue », est donc très méfiant : pour ou contre le système, l’intellectuel parle son langage et par là le conforte.
Mais Kertész évoque aussi, au sujet de la Hongrie, la langue comme barrière ou comme lien: pour lui, une pensée qui dépasse les nationalités, et qui seule est progressive et non régressive (la nationalité ne lui est pas une idée sympathique, de toute évidence) se formule dans une langue qui elle-même ne s'arrête pas aux frontières. Il pense en l'occurrence à l'allemand de Kafka, de Josef Roth ou de Paul Celan, une langue dont la fonction de lien trans-national a été détruite par les Allemands eux-mêmes durant la guerre, puisqu'ils ont saccagé tout l'espace culturel germanophone hors de leurs frontières. Mais on ne peut s'empêcher de penser aussi avec inquiétude au français, qui fut une de ces langues-liens et qui ne l'est plus, avec, certainement, des conséquences pour la pensée française.

Le thème de la langue peut paraître un peu périphérique, celui de l'histoire en revanche est évidemment central. A Auschwitz accident de l'histoire, ou à Auschwitz patrimoine juif, Kertész oppose l'idée d'Auschwitz comme concept proprement européen, comme point zéro de l'Europe, comme évènement originel imprimé sous forme de mythe dans le psychisme européen - à l'image du parricide originel freudien, ou de la crucifixion. La faiblesse de son discours, auquel j'adhèrerais volontiers par ailleurs, est qu'il ne formule pas clairement les valeurs ou les lois intériorisées issues de ce mythe: il m'a semblé qu'il les voyait dans la prééminence de l'expérience sur l'idée, peut-être aussi dans la méfiance devant tout fondement à une dynamique d'exclusion, mais je n'en suis finalement pas trop sûre.
En tous cas, Kertész reproche à l'Occident (celui du "devoir de mémoire" et de la Liste de Schindler) un traitement kitsch du mythe, qui se bornerait à le recopier en en appauvrissant forcément la substance, au lieu de l'enrichir et de l'enraciner en le traitant véritablement comme un mythe, c'est à dire en le réinterprétant, en le rejouant avec de nouveaux personnages et de nouvelles formes d'expression. La vie est belle, de Benigni, lui paraît ainsi constituer un traitement tout à fait approprié. Comme la stérilisation du mythe par l’approche kitsch, le recyclage populiste de la Shoah consistant à s’en servir comme terme de comparaison pour tout et n’importe quoi contribue à vider l'évènement de son poids d'expérience et à en dilapider la valeur d'enseignement.
Selon un mécanisme opposé contribuant, finalement, au même résultat, l'Europe orientale, sous domination communiste, aurait évacué le mythe de son histoire comme s'il ne la concernait pas: motif d'incompréhension et de divergence profonde, peut-être, avec l'Europe occidentale, cet oubli conduit à ce que les logiques d'exclusion (nationalistes et antisémites, notamment) s'inscrivent aujourd'hui à l'Est de l'Europe dans la continuité exacte de ce qu'elles étaient avant-guerre, ce qui n'est pas un tableau très rassurant.

Il faut batailler pour organiser ce que l’on retire de la lecture de l’Holocauste comme culture, mais il m’a semblé néanmoins que le jeu en valait la chandelle car, par ses défauts même, le livre nourrit la réflexion sur l’actualité du mythe d’Auschwitz sans l’encadrer. Or il y a sur ce sujet tant de maîtres à penser qu’il est bon, pour une fois, d’être renvoyé à ses propres facultés.

L'Holocauste comme culture, Imre Kertész, 2003
Trad. Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai

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