dimanche 28 février 2010

Sur les falaises de marbre

Sur les falaises de marbre a été écrit en quelques mois par Ernst Jünger inspiré par un rêve. Ce texte très court (en français, quelques 170 pages et trente « chapitres » qu’on est tenté d’appeler plutôt des « fragments ») raconte les évènements qui ont conduit son narrateur à l’exil. Les sept premiers fragments décrivent la vie du narrateur avant ces évènements et permettent d’introduire le personnage, ses familiers, son pays et quelques éléments de sa biographie. Cinq fragments sont ensuite consacrés aux forces mauvaises qui, à l’époque où se place le récit, travaillent la Marina à l’instigation du Grand Forestier, personnage mystérieux et puissant régnant sur les forêts qui bordent le pays. Les cinq fragments suivants montrent, symétriquement, le narrateur et son compagnon dans leur effort conscient pour s’abstraire de ce climat et s’enfoncer dans l’étude. Vient ensuite le récit proprement dit, qui occupe les douze fragments restant : le narrateur se lance sur les traces d’un prince parti à la rencontre du Grand Forestier, découvre sa dépouille au cours d’un combat sauvage, retourne à la Marina pour la trouver détruite et part pour l’exil.

De l’écriture profondément originale, il est difficile de dire ce qui revient à Jünger et ce qu’il doit à son remarquable traducteur, Henri Thomas. Le français châtié au point d’être archaïsant, les imparfaits du subjonctifs en pagaille sont peut-être le legs de Thomas, le vocabulaire diaboliquement précis peut aussi lui devoir quelque chose. J’incline à croire en revanche qu’on ne peut guère lui faire grief des deux ou trois passages où Jünger se prend les pieds dans ses métaphores et franchit la marge étroite entre sublime et ridicule – « comme reposent les aigles dans le château de cristal des cieux » et autres envolées grandiloquentes.

Sous cette langue extrêmement travaillée, Jünger donne parfois l’étonnante impression d’une certaine désinvolture. La géographie qu’il invente sans trop se donner de peine et nomme assez platement est peuplée de personnages dont les noms mélangent joyeusement les influences. Les guerriers, même repentis, sont germaniques (Othon et Biedenhorn), les sages sont grecs (Lampros et le jeune Erion), les femmes italiennes (Sylvia, Lauretta, Lampusa), et les honorables primitifs sonnent à l’avenant (Ansgar et Belovar). Quant au nom du rédempteur, Sunmyra, il est sans doute indien – on serait tenté de dire « aryen ». Peut-être cette onomastique un peu trop transparente participe-t-elle du procédé qui consiste à accumuler et à mélanger les clés pour perdre le lecteur et décourager l’interprétation. De même apparaît désinvolte la curieuse habitude de projeter des éléments dans le récit plutôt que de les y introduire, en citant sans commentaire des personnages ou des institutions que l’on ne présente pas (Fortunio, Déodat, les cavaliers pourpres), ou en usant de l’article défini là où, pour le lecteur, rien justement n’est évident (« nous posions sur notre visage les masques rigides… » comme si le lecteur en avait justement un pendu dans son salon). Ce procédé donne l’impression qu’on lit un texte qui ne nous est pas destiné : il contribue à enfermer le récit dans son caractère utopique et uchronique et à l’enrichir (à peu de frais) tout en éloignant toute analogie avec « des personnes ou des lieux ayant existé », pour reprendre la formule consacrée.

Malgré cela, le caractère politique du livre a fait débat : on y a lu une dénonciation du nazisme, de bons esprits voyant Stauffenberg dans Sunmyra et Auschwitz dans Köppels-Bleek l’ont même considéré a posteriori comme prophétique. Cette dimension politique me paraît évidemment tout à fait discutable. La Marina pré-industrielle, la Campagna clanique et pastorale, envahies par un ennemi venu des confins et plus fruste encore que les bergers des plateaux, n’évoquent pas par quelque bout qu’on les prenne même l’Allemagne la plus imaginaire, même les nazis les plus fantasmés. De plus, si le livre est politique, il est difficile de comprendre quelle attitude il défend. Faut-il trouver un sens dans le cheminement du narrateur, dans ses trois renonciations successives à l’action - de « l’erreur de la force » qui l’attire dans sa jeunesse vers la confrérie des Maurétaniens, à la passion de l’étude ; de la tentation de l’expédition punitive contre les séides du Grand Forestier à la préparation du suicide ; de la quête et du combat finaux à la fuite qui clôt le livre ? Un beau manifeste politique que celui qui donnerait ainsi pour modèle la retraite et le renoncement à toute action et à tout lien ! En quittant l’Ermitage le narrateur emporte la tête du prince sacrifié et l’instrument de son propre suicide, mais il n’emmène pas son fils…

Ce qui est patent en revanche, et qui peut tromper le lecteur, c’est un imaginaire romantique et violent, traversé de figures messianiques et sans doute partagé avec des courants auxquels les nazis ont largement puisé. Les références aux cultes païens (les Lares, Vesta) et au christianisme (le cloître et la cathédrale), les figures du Joueur de Flûte de Hamelin, du rabbin sorcier ou de l’alchimiste renvoient à un haut Moyen-Âge peuplé de clans et d’ordres et que démentent à peine le fusil et la voiture. Il est plus surprenant en un sens de remarquer que le bestiaire du livre, qui ne se rattache pas spécifiquement aux racines de l’imaginaire nazi – en dehors de la place quelque peu anecdotique faite à l’aigle – trouvera un écho dans une œuvre comme la Fugue de Mort de Paul Celan : comme si chiens et serpents étaient présents dans l’imaginaire de la période à un niveau moins exprimé et plus profond que celui des légendes et des blasons.

Sur les falaises de marbre a été comparé au Rivage des Syrtes et au Désert des Tartares. Cependant, contrairement à ces deux romans, il me paraît extrêmement difficile de lui trouver un sens. Malgré sa facture très savante, et par l’incapacité totale où il laisse le lecteur d’adhérer au comportement fabuleux du narrateur, le livre s’apparente pour moi à un récit brut, à une expérience non transformée et d’une certaine façon incommunicable. Peut-être d’ailleurs est-ce bien le cas, son auteur l’ayant écrit au beau milieu de la « singularité » (au sens mathématique) du siècle.

Sur les falaises de marbre, Ernst Jünger, 1939
Trad Henri Thomas

vendredi 26 février 2010

L'ordinaire de la cruauté

Je ne me suis jamais colletée sérieusement avec la théorie psychanalytique : jusqu’à maintenant, ce que j’avais lu de plus approfondi sur le sujet était un roman policier de la regrettée Batya Gour intitulé Le meurtre du samedi matin (et excellent comme tous les Batya Gour ; des psychanalystes israeliens s’y entretuent, pour une raison qui m’est sortie de la tête).

Commencer par Jean Cooren était peut-être un choix un peu audacieux, car cet homme écrit sur son expérience d’analyste sans trop s’apesantir sur les fondements théoriques et historiques de la démarche. Mais, surtout, j’ai été totalement déroutée par son langage. Je crois comprendre que cette façon de s’exprimer en juxtaposant les mots, en les déformant pour renvoyer plus énergiquement à leur sens littéral (quand il écrit « son à venir », par exemple) ou en martyrisant la grammaire (quand il évoque l’analysant « en train d’avoir été battu ») reflète sa pratique analytique dans laquelle des réalités très fortes ne trouvent à s’exprimer que sans mots d’abord, par la douleur physique, puis au détour des mots ensuite.

Or je suis personnellement allergique à toute pensée qui ne s’articule pas et se borne à entrechoquer les mots pour produire un sens forcément aléatoire. Ce que l’on accepte et que l’on admire dans la poésie, de laquelle on n’exige pas la rigueur intellectuelle, on ne le tolère pas dans un raisonnement. C’est pire quand par malheur il arrive que le raisonnement en question tourne carrément au calembour, d’autant plus pénible qu’il est involontaire. Quand Jean Cooren s’extasie sur « l’indécidabilité drolatique » du mot « chape » qui évoque autant la prison que l’évasion – dans « échapper » - il néglige le fait cruel que, quand bien même le radical serait le même, ce qui paraît possible, c’est le préfixe « é » (de ex, hors de) qui en renverse le sens, et non une indécidabilité intrinsèque dudit radical. A vouloir trouver un sens involontaire dans l’emploi des mots, on finirait parfois par dire n’importe quoi. Mais passons.

L’honnêteté de Jean Cooren et la qualité de son livre tiennent au fait qu’il reconnaît, plus ou moins explicitement, cette difficulté de l’analyste. Les mots en effet sont à la fois l'instrument de l'analyste réfléchissant sur sa pratique et la matière première de cette pratique: non les mots agencés, mais les mots jaillissant et livrant leurs doubles fonds. Il n'est guère étonnant que le rapport aux mots en devienne problématique. La psychanalyse apparaît ainsi comme une opération étrange et risquée, une discipline hybride exigeant de ses praticiens un véritable courage. Qu’est-ce qu’une science si violemment entachée de subjectivité que la définition même des mots y est laissée à celui qui les lit ? qu’est-ce qu’une pratique scientifique qui impose que le chercheur s’observe d’abord lui-même ? Entre considérer l’esprit humain comme une « boîte noire » comme le font l’histoire, la sociologie ou la philosophie, et refuser l’analyse au bénéfice d’une connaissance par l’empathie, la voie est étroite. Jean Cooren, mû par sa foi dans l’apport de la psychanalyse à l’humanité, parvient à y entraîner un lecteur par moment impatienté et par moment saisi.

Il me restera de ce premier contact, comme de juste, quelques mots qui font image : la mémoire comme « archive », les symptômes psychiques ou somatiques comme « écriture » incompréhensible et répétitive d’un évènement non archivé, les « spectres » conceptuels qui s’interposent entre le vécu et sa compréhension. Trop occupée à batailler avec le langage de Cooren, je n’ai pas saisi entièrement, je le crains, son raisonnement sur la cruauté. J’y reviendrai peut-être si je me familiarise davantage avec la psychanalyse.

L’ordinaire de la cruauté, Jean Cooren, 2009

samedi 20 février 2010

Le Conflit

Le conflit (entre la femme et la mère, comme l’indique le sous-titre) fait couler beaucoup d’encre de la part de gens qui, apparemment, ne l’ont pas lu. Parmi les commentaires hostiles à Elisabeth Badinter sur lemonde.fr, on trouve trois tendances. Les uns ressortent d’autorité les arguments que le livre démonte, principalement sur la supériorité de l’allaitement maternel : c’est qu’ils n’ont pas noté que le livre interrogeait non tant sur la valeur de l'allaitement que sur les conséquences d'un modèle "tout allaitement" sur les choix de reproduction des femmes. D’autres accusent Badinter de tenir un discours inspiré par les intérêts qu’elle a chez Nestlé et Publicis : c’est à mon sens totalement dénué de pertinence, la question étant de savoir si son argumentaire est fondé, et non d’établir si elle a intérêt à le soutenir. Les derniers reprochent au livre une conception uniforme de la femme et de ses motivations, alors même que l’effort pour distinguer différentes attitudes féminines face aux choix qu’implique la maternité est, au contraire, constamment et explicitement présent dans le raisonnement.

Pour ma part, j’ai lu Le conflit. Le livre se divise en trois parties. La première, fort brève, développe le titre en rappelant que la maternité bouleverse les équilibres professionnel, affectif et conjugal de la femme et suscite des tensions, des frustrations et des renoncements qui rendent malhonnête une représentation idyllique de l’état de mère.

La deuxième partie forme le corps du livre et dénonce une évolution rétrograde des conceptions sur la maternité qui prévalent dans le monde industrialisé. Comme Badinter le montre en suivant notamment l'histoire de l'influence de La Leche League depuis ses débuts, une pensée essentialiste rassemblant inopinément les sensibilités conservatrices et écologistes rejette aujourd’hui le modèle des trente dernières années. Dans cette conception, la liberté de la femme posée en objectif s'appuyait, idéalement, sur le partage des tâches, l’implication paternelle et l’allègement du fardeau maternel par toutes les ressources de la technique, de la péridurale au lait maternisé en passant par les couches jetables. Aujourd'hui, au nom de l'enfant, c'est l'aliénation totale de la mère au nourrisson qui est proposée en modèle: la relation mère-enfant posée en exemple est celle des animaux.

La dernière partie soutient, en s’appuyant sur les statistiques de différents pays développés, l’hypothèse selon laquelle les femmes seraient de plus en plus nombreuses à renâcler devant le sacrifice de leur liberté que représente la maternité – sacrifice dans tous les cas, mais surtout quand le modèle proposé est celui d’une totale disponibilité pour l’enfant pendant plusieurs années. La France, à ce titre, constituerait une bienheureuse exception : une fertilité élevée (par rapport au reste de l’Europe) y coexiste avec un taux d’allaitement très bas et une durée d’allaitement réduite. Badinter suggère que ces deux traits sont corrélés et qu’une société autorisant une certaine nonchalance maternelle, du fait d’un modèle pluri-séculaire de maternité à temps partiel et d’une politique familiale conçue pour permettre le libre choix de la mère, favorise de fait la natalité.

Ce raisonnement est insuffisamment documenté pour mon goût, dans la mesure où la lecture de l’essai ne fournit pas une connaissance approfondie de l’ensemble des phénomènes et des discours sur le sujet. En revanche, l’articulation du livre est parfaitement claire et les statistiques citées la soutiennent efficacement. Le point qui me paraît crucial est que, sans discuter de la valeur absolue pour l’enfant des diverses béquilles à la maternité, biberons et autres, Elisabeth Badinter rappelle qu’elles ne présentent pas de danger mortel pour la santé de l’enfant et que, dès lors que la survie de celui-ci est assurée, il devient licite de s’intéresser au confort de sa mère. Loin de constituer une apologie de l’irresponsabilité maternelle, ce discours est le seul réaliste, dès lors que la décision de procréer appartient à la mère.

J’ajouterai qu’outre la satisfaction de lire un livre défendant dans un français correct une thèse qui me paraît pertinente, Le conflit apporte une bouffée d’air à celles qui, comme moi, sont excédées par la bonne conscience naturaliste des intégristes de la maternité. Les femmes qui mettent sur Internet leurs photos d’accouchement à domicile et se vantent d’allaiter leurs marmots jusqu’au bac réveillent immanquablement mes plus bas instincts : qu’elles le fassent, pourquoi pas, mais qu’elles le fassent ainsi publiquement, qu’elles professionnalisent en quelque sorte la sphère la plus privée en transformant la naissance et l’élevage des enfants en un sujet de compétence – la seule, il est vrai, à laquelle elles puissent prétendre pour certaines d’entre elles – me paraît parfaitement indécent. De plus, en mettant en avant une relation à l'enfant naturelle, voire animale, ces femmes nient le caractère avant tout social de l'être humain. Le bébé est peut-être bardé d'instincts et de réflexes animaux, mais il n'est pas supposé le rester! Je revendique pour ma part l'humanité précoce de ma progéniture, l’amateurisme maternel, et le droit de parler d’autre chose.

Le conflit, Elisabeth Badinter, 2010

jeudi 18 février 2010

A serious man

Je ne suis pas cinéphile et je crains que ce commentaire ne soit un peu naïf, mais personne n’est obligé de le lire, après tout.

A serious man m’a frappée par son mode de narration : le film est construit par séquences qui s’enchaînent assez abruptement, chacune d’elles tendant ainsi à constituer une unité dans le film. Mais ces séquences ne sont jamais closes : elles ne contiennent pas de réponse ou de conclusion. Elles en contiennent d’ailleurs d’autant moins qu’en fait, elles ne disent pas grand-chose : elles fonctionnent plutôt en immergeant le spectateur dans un moment dont la longueur est généralement hors de proportion avec la contribution narrative proprement dite de la séquence. Quand Larry monte sur son toit pour réparer son antenne ou quand son fils écoute de la musique pendant un cours, le temps s’étire sans qu’à proprement parler il ne se passe rien, ce qui met de fait en lumière le caractère purement exotique de la vie des personnages. Ils sont « observés dans leur milieu naturel » et l’absence de commentaire (ou de la forme de justification de la scène que constituerait l’intervention d’un évènement) renvoie au caractère impénétrable du monde observé, tout en créant, paradoxalement, une forme d’empathie avec les personnages.

Le traitement de l’espace renforce l’effet produit par le traitement du temps : le monde filmé est un monde clos, soit parce qu’il est cloisonné en un petit nombre de lieux fermés, pièces ou bureaux, soit, quand le paysage est ouvert, parce qu’il est présenté comme une inclusion dans le néant. La maison de Larry, son gazon vide et la route au bout de laquelle réapparaît périodiquement le bus scolaire constituent, finalement, une cellule tout aussi fermée que sa salle de cours : l’histoire fait irruption dans ce monde sans le toucher et reste totalement intérieure aux personnages, ne modifiant qu’à la marge l’aspect des choses. Ainsi l’éviction de Larry du domicile familial ne change rien, visuellement. Le film feint ainsi l’observation distanciée d’une façon qui renforce à la fois l’intensité avec laquelle sont perçues les tribulations de Larry et le sentiment d’absurde.

Ce prisme zoologique signale la particularité de la communauté observée, en la renforçant par l’étrangeté radicale des quelques goys qui traversent le film, l’étudiant coréen ou le voisin facho. Le comique naît de cette étrangeté mutuelle soulignée par exemple par le générique (où les prénoms bibliques se succèdent en rafale) ou par le physique des acteurs – le personnage de Danny, notamment, rouquin maigrichon à long nez. Mais l’univers de Larry, tout étouffant et comique qu’il soit, est traité avec respect : ce Juif qui recherche dans une tradition déjà spectaculairement éloignée (rappelée par la scène pré-générique entre les grands-parents polonais) des réponses à ses difficultés est triplement honnête, dans sa volonté d’être un « homme sérieux », dans sa reconnaissance du fait qu’il n’y a pas plus de réponse dans la Torah que dans le principe d’Heisenberg, et dans le fait que cette reconnaissance n’entraîne pas de reniement. Cet homme sérieux finit cependant par trébucher sur ses valeurs, ce qui proscrit fort heureusement toute conclusion en forme de moralité – dans un sens ou dans l’autre.

A serious man procure ainsi le plaisir intense d’une narration très aboutie, où tout est nécessaire, et où cependant aucun sens n’impose finalement son poids au spectateur. On y retrouve le caractère fatal et gratuit de Fargo, par exemple : on ne voit pas trop ce que ça apporte, mais on regretterait de ne pas l’avoir vu.

A serious man, Joel et Ethan Coen, 2008

lundi 15 février 2010

Le modèle politique français

Le modèle politique français est une analyse qui couvre deux siècles, de 1789 à nos jours, et qui décrit de façon très éclairante les rapports entre la réalité et l’idée dans la politique française.

L’idée, c’est celle que Tocqueville présente dans l’Ancien Régime et la Révolution avec une clarté d’expression et une puissance de conviction qui l’a imposée comme une représentation de la réalité elle-même : celle de Français confrontés dès avant la Révolution à un pouvoir absolu, destructeur de tous les intermédiaires entre l’Etat et le citoyen, et perpétuant cette construction en 1789 sous les traits du jacobinisme pour satisfaire à leur « passion de l’égalité ». La première partie du livre est consacrée à cette culture de la généralité dont la Révolution tire toutes les conséquences. En matière sociale, c’est le décret d’Allarde sur les jurandes et la loi Le Chapelier sur les corporations, puis la suppression des congrégations religieuses et le tracé des départements comme circonscriptions absolument neutres, purement administratives et n’offrant aucune prise au sentiment d’appartenance – place nette entre l’Etat et le citoyen accompagnée d’une mise en valeur de la fraternité et de l’amitié, dans une « polarisation » de la vie sociale entre le très public et le très privé. En matière politique, c’est la notion de démocratie immédiate, tablant sur la formation spontanée d’un consensus entre les citoyens et rejetant toute procédure de médiation. La culture de la généralité s’écrit également dans le culte de la Loi pensée dans la lignée des physiocrates comme naturelle, préexistante en quelque sorte à sa promulgation, et qu’il tient au législateur d’établir et non de créer.

La réalité s’oppose à cette culture de la généralité par toutes sortes de difficultés pratiques qui apparaissent en particulier dans le domaine économique. Tout au long du XIXème siècle, la sphère économique se révèle rétive à la polarisation absolue entre public et privé. Très vite, on mesure que la loi et le marché ne suffisent pas à assurer la confiance et à réguler les pratiques des artisans et des commerçants. De même, la centralisation totale de l’administration apparaît problématique, en raison des difficultés de collecte de l’information pertinente : une tension vers la décentralisation de l’administration se fait jour à son tour. S’ajoute à cela une crainte de l’émiettement social et une aspiration à certaines libertés. Ainsi, l’organisation des solidarités est dépouillée de tout support institutionnel : le développement de la population ouvrière la rend pourtant impérative, même pour les tenants de l’ordre républicain qui souhaitent, sans pour autant abandonner une vision largement illibérale de la vie politique, canaliser le dialogue social et éviter les grèves et manifestations violentes. Ces tensions ont travaillé la vie politique française tout au long du XIXème siècle sans aboutir à des évolutions significatives, l’association restant par exemple criminalisée par l’article 291 du code pénal, les tentatives de décentralisation se limitant à l’émergence d’une entité essentiellement économique plus que politique au niveau de la commune.

La synthèse sera réalisée par des hommes d’ordre républicain et non par des libéraux : Waldeck-Rousseau, en 1884, institutionnalise le syndicat et rétablit donc la liberté d’association au profit exclusif de la défense des intérêts économiques. Il va plus loin en ce sens que l’on n’ira par la suite pour la liberté d’association en général : si la loi de 1901 rétablit la liberté d’association, elle ne crée pas de personnalité sociale et, par le fait, limite considérablement les possibilités d’action pour les associations qui ne sont pas distinguées par la reconnaissance d’utilité publique. Cette méfiance vis-à-vis des associations évoluera peu à peu pour intégrer la forme associative comme « béquille » de l’état, relais entre le particulier et le général, en particulier pour l’exploration de nouveaux modes d’action publique. La charte Jospin, signée à l’occasion du centenaire de la loi de 1901, symbolise cette évolution. Parallèlement, la décentralisation se démarquera enfin de la déconcentration administrative, non sans aléas.

Le modèle politique français est d’une rare clarté et d’une construction rigoureuse. Je ne regrette qu’une chose : pourquoi Pierre Rosanvallon ne s’explique-t-il pas du choix qui est le sien de situer la racine dudit modèle en 1789 ?


Le modèle politique français, la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Pierre Rosanvallon, 2004

samedi 13 février 2010

Le Rivage des Syrtes

Le Rivage des Syrtes décourage le commentaire par la multiplicité des angles de lecture : on ne sait par où commencer ni lequel choisir. On peut – d’autres l’ont fait – étudier longuement les noms propres, dresser des statistiques lexicales, méditer sur sa géographie. En s’enfonçant ainsi de plus en plus profondément dans le récit, on sera comme le narrateur, et comme le lecteur, trompé à chaque pas par des signes dont le sens s’évapore. Et pourtant, lecteur ou narrateur, nous ne doutons pas du sens de l’histoire, mais seulement de celui des signes : comme dans les rêves, où la terreur ou l’émoi sont présents au-delà du sens et où seules leurs raisons restent insaisissables.

Ce mystère du sens clair et des mots obscurs figure en raccourci dans la devise d’Orsenna, la Seigneurie fossilisée dans le souvenir de sa gloire. « In sanguine vivo et mortuorum consilio supersum » : je vis dans le sang et je survis par le conseil des morts – ou à leur conseil, selon qu’il s’agit d’un ablatif ou d’un datif… voire, je survis dans le sang des vivants et dans la voix des morts, ou pourquoi pas, je vis dans le sang des morts et je survis par leur conseil. Autrement dit, cette devise a au moins quatre traductions différentes : c’est au-delà du sens logique qu’il faut entendre son sens réel, son sens physique, pourrait-on dire, tant ce sens se perçoit de façon immédiate plus que discursive. La vie dans le sang, les voix des morts, la survie : il est étrange, d’ailleurs, qu’Orsenna se soit donné au temps de sa vigueur une devise qui convient si bien aux jours fragiles de son grand âge.

Le Rivage des Syrtes montre avec insistance cet au-delà des mots, en donnant à l’espace et au temps le caractère organique, volontaire et nécessaire qu’il refuse aux hommes. Aldo, Marino, Vanessa, Danielo lui-même qui tire croit-il les ficelles, tous sont légers, contingents : ils évoquent cette abstraction qu’est un « lieu géométrique », ligne ou surface où se croisent des champs de force : c’est le long passé et le bref avenir, la patrie trop connue et l’ennemi merveilleux qui se heurtent en eux. Plus dépouillés encore, les prophètes de malheur de Maremma ou les bergers figés dans l’attente sur la route d’Orsenna ne sont plus que la voix de l’histoire remise en branle. C’est Orsenna, Maremma, le Farghestan qui vivent, se dessèchent ou fermentent grâce à une formidable débauche de vocabulaire organique : les métaphores ayant trait à la grossesse et à la parturition par exemple reviennent de façon lancinante, et le vocabulaire de la déliquescence physique est envahissant. Leurs habitants sont réduits à des blocs de cellules, éléments sans conscience du vaste corps informe de la ville. Une femme est « une bouche vivant comme sous les doigts, d’un tremblement rétractile, nue comme un petit cratère de gelée marine » ; le glorieux traître Aldobrandi devient un insecte géant.

Dans son atmosphère onirique, renforcée par sa géographie imaginaire et précise à laquelle on trouve le plaisir des utopies, le Rivage des Syrtes n’a finalement pas grand-chose de commun avec le Désert des Tartares auquel on l’a comparé. Sur ces deux postes frontières on attend l’ennemi avec une impatience voilée de demi-mots : mais là où Buzzati nous parle à hauteur d’homme du sens de la vie – et de la mort – Gracq chasse tout espoir d’un sens individuel, à l’échelle humaine, et nous donne à sentir se bander le ressort organique et sans mots de l’histoire. C’est, pour tout dire, aussi irréel que terrifiant.

Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq, 1951

vendredi 5 février 2010

D'Hermès au SMS

Le Musée de la Poste organise une petite exposition sur l'histoire du message. On y circule dans des salles consacrées à l'Antiquité, au Moyen Âge, puis à des ères plus modernes; on découvre des vitrines de sceaux et de plis, une salle consacrée aux messages cryptés, une vitrine d'enveloppes portant des adresses en vers et une autre consacrée aux lettres au Père Noël, un coin réservé aux solutions désespérées - les messages jetés sur les voies par les déportés, écrits sur des écorces par les poilus, envoyés par pigeon voyageur depuis Paris assiégé...

J'ai parcouru l'exposition avec plaisir et j'en ressors en me demandant, finalement, ce qui fait le charme de ce genre de divertissement. Après tout, on n'apprend pas vraiment grand'chose que l'on ne savait déjà, sinon des détails qu'on s'empresse ensuite d'oublier.

Mais d'abord on est ému par toutes ces minuscules tranches d'existences depuis longtemps enfuies et ces témoignages du passé qui forment, au total, une des rares occasions que l'on a de se sentir humblement et historiquement français. On lit une ordonnance royale, un décret de l'Assemblée nationale en 1791, le chiffre de Napoléon III, des conseils de rédaction des adresses datant de la Troisième République: toutes choses que l'on comprend et qui nous sont antérieures sans nous être étrangères. De même les uniformes des postiers ou la carte des relais au XVIIIème siècle ont pour le visiteur le même caractère un peu attendrissant que les photos du mariage de grands-parents qu'on n'a connus que chenus.

L'autre source du plaisir vient de ce qu'en rassemblant les nombreuses solutions qui ont été apportées au problème consistant à faire parvenir un message au-delà du faible rayon d'action de l'être humain livré à lui-même, l'exposition réveille notre appétit naturel pour le motif, la grille d'analyse, ou la "réduction en éléments simples" (qui est juste une opération barbare pratiquée sur les fractions rationnelles, mais dont le nom résume une bonne partie de l'ambition intellectuelle du genre humain). On entre en pensant à autre chose et on ressort en s'efforçant de décomposer le plus élégamment possible en fonctions élémentaires l'opération consistant à envoyer un message. Si l'on peut affecter à ces fonctions un adjectif de quatre syllabes et plus (par exemple "le codage doit être réversible"), on ne se tient plus d'aise. Pour autant qu'on en vienne à conclure que "le message se compose d'un corps et d'un en-tête codés pour un vecteur qui doit préserver son intégrité" ou que "le codage et la transmission du message s'inscrivent dans une organisation privée, commerciale ou publique" (autrement dit, autant d'enfonçages de portes ouvertes) on frétille littéralement d'enthousiasme.

Franchement, je me demande bien pourquoi, mais c'est un fait: on a l'impression d'avoir réellement acquis une intime connaissance du concept de "message", et le fait que cette connaissance soit parfaitement stérile n'est en rien contrariant. L'esprit humain est décidément une chose fascinante, qui nous offre à si bon compte tant de plaisirs innocents.