vendredi 26 février 2010

L'ordinaire de la cruauté

Je ne me suis jamais colletée sérieusement avec la théorie psychanalytique : jusqu’à maintenant, ce que j’avais lu de plus approfondi sur le sujet était un roman policier de la regrettée Batya Gour intitulé Le meurtre du samedi matin (et excellent comme tous les Batya Gour ; des psychanalystes israeliens s’y entretuent, pour une raison qui m’est sortie de la tête).

Commencer par Jean Cooren était peut-être un choix un peu audacieux, car cet homme écrit sur son expérience d’analyste sans trop s’apesantir sur les fondements théoriques et historiques de la démarche. Mais, surtout, j’ai été totalement déroutée par son langage. Je crois comprendre que cette façon de s’exprimer en juxtaposant les mots, en les déformant pour renvoyer plus énergiquement à leur sens littéral (quand il écrit « son à venir », par exemple) ou en martyrisant la grammaire (quand il évoque l’analysant « en train d’avoir été battu ») reflète sa pratique analytique dans laquelle des réalités très fortes ne trouvent à s’exprimer que sans mots d’abord, par la douleur physique, puis au détour des mots ensuite.

Or je suis personnellement allergique à toute pensée qui ne s’articule pas et se borne à entrechoquer les mots pour produire un sens forcément aléatoire. Ce que l’on accepte et que l’on admire dans la poésie, de laquelle on n’exige pas la rigueur intellectuelle, on ne le tolère pas dans un raisonnement. C’est pire quand par malheur il arrive que le raisonnement en question tourne carrément au calembour, d’autant plus pénible qu’il est involontaire. Quand Jean Cooren s’extasie sur « l’indécidabilité drolatique » du mot « chape » qui évoque autant la prison que l’évasion – dans « échapper » - il néglige le fait cruel que, quand bien même le radical serait le même, ce qui paraît possible, c’est le préfixe « é » (de ex, hors de) qui en renverse le sens, et non une indécidabilité intrinsèque dudit radical. A vouloir trouver un sens involontaire dans l’emploi des mots, on finirait parfois par dire n’importe quoi. Mais passons.

L’honnêteté de Jean Cooren et la qualité de son livre tiennent au fait qu’il reconnaît, plus ou moins explicitement, cette difficulté de l’analyste. Les mots en effet sont à la fois l'instrument de l'analyste réfléchissant sur sa pratique et la matière première de cette pratique: non les mots agencés, mais les mots jaillissant et livrant leurs doubles fonds. Il n'est guère étonnant que le rapport aux mots en devienne problématique. La psychanalyse apparaît ainsi comme une opération étrange et risquée, une discipline hybride exigeant de ses praticiens un véritable courage. Qu’est-ce qu’une science si violemment entachée de subjectivité que la définition même des mots y est laissée à celui qui les lit ? qu’est-ce qu’une pratique scientifique qui impose que le chercheur s’observe d’abord lui-même ? Entre considérer l’esprit humain comme une « boîte noire » comme le font l’histoire, la sociologie ou la philosophie, et refuser l’analyse au bénéfice d’une connaissance par l’empathie, la voie est étroite. Jean Cooren, mû par sa foi dans l’apport de la psychanalyse à l’humanité, parvient à y entraîner un lecteur par moment impatienté et par moment saisi.

Il me restera de ce premier contact, comme de juste, quelques mots qui font image : la mémoire comme « archive », les symptômes psychiques ou somatiques comme « écriture » incompréhensible et répétitive d’un évènement non archivé, les « spectres » conceptuels qui s’interposent entre le vécu et sa compréhension. Trop occupée à batailler avec le langage de Cooren, je n’ai pas saisi entièrement, je le crains, son raisonnement sur la cruauté. J’y reviendrai peut-être si je me familiarise davantage avec la psychanalyse.

L’ordinaire de la cruauté, Jean Cooren, 2009

2 commentaires:

  1. Bien d'accord, ce n'est pas un "essai sur" mais une compilation de différents éclairages réunis là. Effectivement sauter dans le grand bain, peut être vécu comme une entrée fracassante dans l'apprentissage de la natation, surtout sans "tableau noir", avant la pratique. L'association "le pied dans l'eau" a pris le parti inverse: se sentir bien dans l'eau précède et prévaut sur le "savoir nager" et bien évidemment sur le "comprendre nager".J'ai apprécié chez "ce" Jean COOREN ces éclairages vers le grand fonds que tu mentionnes. Dussions nous perdre un peu le fil de cette approche des cruautés intimes, familiales, sociales trop souvent admises alors qu'on n'en dénonce que la violence - souvent dernier recours du désespoir ou d'une impuissance.
    PS: me tromperai je en conservant l'impression, au fil de ces "ceci dit", que l'analyse de la forme y prime sur la discussion de fond en s'échappant vers un ailleurs (j'aurais fait autrement, d'autres auraient dit que, ça me fait penser à,..)?

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  2. Ma foi, je ne sais pas trop (pour ton post-scriptum...)
    Je reconnais que je me sens rarement à la hauteur pour apporter une critique sur le fond. Je ne suis pas psychanalyste, pas historien, pas spécialiste enfin, en général! Je peux apprécier la façon dont une théorie est présentée; mais pas tellement, faute d'une connaissance plus large, la valeur de la théorie.
    Mais la forme, ça, ça me connaît...

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