dimanche 28 février 2010

Sur les falaises de marbre

Sur les falaises de marbre a été écrit en quelques mois par Ernst Jünger inspiré par un rêve. Ce texte très court (en français, quelques 170 pages et trente « chapitres » qu’on est tenté d’appeler plutôt des « fragments ») raconte les évènements qui ont conduit son narrateur à l’exil. Les sept premiers fragments décrivent la vie du narrateur avant ces évènements et permettent d’introduire le personnage, ses familiers, son pays et quelques éléments de sa biographie. Cinq fragments sont ensuite consacrés aux forces mauvaises qui, à l’époque où se place le récit, travaillent la Marina à l’instigation du Grand Forestier, personnage mystérieux et puissant régnant sur les forêts qui bordent le pays. Les cinq fragments suivants montrent, symétriquement, le narrateur et son compagnon dans leur effort conscient pour s’abstraire de ce climat et s’enfoncer dans l’étude. Vient ensuite le récit proprement dit, qui occupe les douze fragments restant : le narrateur se lance sur les traces d’un prince parti à la rencontre du Grand Forestier, découvre sa dépouille au cours d’un combat sauvage, retourne à la Marina pour la trouver détruite et part pour l’exil.

De l’écriture profondément originale, il est difficile de dire ce qui revient à Jünger et ce qu’il doit à son remarquable traducteur, Henri Thomas. Le français châtié au point d’être archaïsant, les imparfaits du subjonctifs en pagaille sont peut-être le legs de Thomas, le vocabulaire diaboliquement précis peut aussi lui devoir quelque chose. J’incline à croire en revanche qu’on ne peut guère lui faire grief des deux ou trois passages où Jünger se prend les pieds dans ses métaphores et franchit la marge étroite entre sublime et ridicule – « comme reposent les aigles dans le château de cristal des cieux » et autres envolées grandiloquentes.

Sous cette langue extrêmement travaillée, Jünger donne parfois l’étonnante impression d’une certaine désinvolture. La géographie qu’il invente sans trop se donner de peine et nomme assez platement est peuplée de personnages dont les noms mélangent joyeusement les influences. Les guerriers, même repentis, sont germaniques (Othon et Biedenhorn), les sages sont grecs (Lampros et le jeune Erion), les femmes italiennes (Sylvia, Lauretta, Lampusa), et les honorables primitifs sonnent à l’avenant (Ansgar et Belovar). Quant au nom du rédempteur, Sunmyra, il est sans doute indien – on serait tenté de dire « aryen ». Peut-être cette onomastique un peu trop transparente participe-t-elle du procédé qui consiste à accumuler et à mélanger les clés pour perdre le lecteur et décourager l’interprétation. De même apparaît désinvolte la curieuse habitude de projeter des éléments dans le récit plutôt que de les y introduire, en citant sans commentaire des personnages ou des institutions que l’on ne présente pas (Fortunio, Déodat, les cavaliers pourpres), ou en usant de l’article défini là où, pour le lecteur, rien justement n’est évident (« nous posions sur notre visage les masques rigides… » comme si le lecteur en avait justement un pendu dans son salon). Ce procédé donne l’impression qu’on lit un texte qui ne nous est pas destiné : il contribue à enfermer le récit dans son caractère utopique et uchronique et à l’enrichir (à peu de frais) tout en éloignant toute analogie avec « des personnes ou des lieux ayant existé », pour reprendre la formule consacrée.

Malgré cela, le caractère politique du livre a fait débat : on y a lu une dénonciation du nazisme, de bons esprits voyant Stauffenberg dans Sunmyra et Auschwitz dans Köppels-Bleek l’ont même considéré a posteriori comme prophétique. Cette dimension politique me paraît évidemment tout à fait discutable. La Marina pré-industrielle, la Campagna clanique et pastorale, envahies par un ennemi venu des confins et plus fruste encore que les bergers des plateaux, n’évoquent pas par quelque bout qu’on les prenne même l’Allemagne la plus imaginaire, même les nazis les plus fantasmés. De plus, si le livre est politique, il est difficile de comprendre quelle attitude il défend. Faut-il trouver un sens dans le cheminement du narrateur, dans ses trois renonciations successives à l’action - de « l’erreur de la force » qui l’attire dans sa jeunesse vers la confrérie des Maurétaniens, à la passion de l’étude ; de la tentation de l’expédition punitive contre les séides du Grand Forestier à la préparation du suicide ; de la quête et du combat finaux à la fuite qui clôt le livre ? Un beau manifeste politique que celui qui donnerait ainsi pour modèle la retraite et le renoncement à toute action et à tout lien ! En quittant l’Ermitage le narrateur emporte la tête du prince sacrifié et l’instrument de son propre suicide, mais il n’emmène pas son fils…

Ce qui est patent en revanche, et qui peut tromper le lecteur, c’est un imaginaire romantique et violent, traversé de figures messianiques et sans doute partagé avec des courants auxquels les nazis ont largement puisé. Les références aux cultes païens (les Lares, Vesta) et au christianisme (le cloître et la cathédrale), les figures du Joueur de Flûte de Hamelin, du rabbin sorcier ou de l’alchimiste renvoient à un haut Moyen-Âge peuplé de clans et d’ordres et que démentent à peine le fusil et la voiture. Il est plus surprenant en un sens de remarquer que le bestiaire du livre, qui ne se rattache pas spécifiquement aux racines de l’imaginaire nazi – en dehors de la place quelque peu anecdotique faite à l’aigle – trouvera un écho dans une œuvre comme la Fugue de Mort de Paul Celan : comme si chiens et serpents étaient présents dans l’imaginaire de la période à un niveau moins exprimé et plus profond que celui des légendes et des blasons.

Sur les falaises de marbre a été comparé au Rivage des Syrtes et au Désert des Tartares. Cependant, contrairement à ces deux romans, il me paraît extrêmement difficile de lui trouver un sens. Malgré sa facture très savante, et par l’incapacité totale où il laisse le lecteur d’adhérer au comportement fabuleux du narrateur, le livre s’apparente pour moi à un récit brut, à une expérience non transformée et d’une certaine façon incommunicable. Peut-être d’ailleurs est-ce bien le cas, son auteur l’ayant écrit au beau milieu de la « singularité » (au sens mathématique) du siècle.

Sur les falaises de marbre, Ernst Jünger, 1939
Trad Henri Thomas

4 commentaires:

  1. "Les livres sont comme de grosses lettres adressées aux amis". La citation de Peter Sloterdik éclairerait au moins une chose dans votre sombre critique, c'est que de toute évidence vous n'êtes pas l'un des nombreux amis d'Ernst Jünger! Et à ce titre, permettez-moi de vous plaindre sincèrement.
    Un ennemi, alors? Surtout pas. Ernst Jünger n'est plus de ce monde et, sur la foi de votre texte, vous n'auriez pas été de taille à vous mesurer à cette étoffe d'homme.
    Non, le manque cruel de la moindre altérité dans votre argumentation, de l'imposture de votre supposée analyse textuelle vous place irrémédiablement dans une sorte de no man's land cynique; vous flottez lamentablement, ni chair, ni poisson.
    Que vous cherchiez des éléments de logique historique dans un texte symbolique, c'est votre affaire —chacun sa croix— mais ayez au moins je vous prie l'honnêteté intellectuelle de rendre aux Falaises de marbre son sens de résistance contre la dictature d'Hitler en particulier et contre toutes les dictatures en général.
    George Steiner disait de ce livre magnifique qu'il était « le seul acte de résistance majeure, de sabotage à l'intérieur, qui se soit manifesté dans la littérature allemande sous le régime hitlérien».
    Çà, c'est la réalité. Alors ouvrez vos oreilles, écoutez le monde. Quelle tragédie que la nôtre!

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  2. D'après Wikipedia, dont mon honorable commentateur tire apparemment ses sources, "George Steiner est un écrivain anglo-franco-américain, né à Paris le 23 avril 1929, spécialiste de littérature comparée et de théorie de la traduction".
    C'est dire s'il s'y connaît en politique...

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  3. Votre analyse est intéressante tant sur le fond que sur la forme des "Falaises de marbre". Vous n'avez pas tort de remarquer un certain maniérisme du style qui doit sans doute quelque chose à sa traduction. Mais le ridicule n'est jamais loin quand on choisit d'écrire dans ce style... "Sur les falaises de marbre" étant une sorte de conte lyrique, il implique l'utilisation de ces schémas qui vous paraissent maladroits.
    Pour ce qui est de la portée de l'œuvre, elle fut considérable. Gracq a été sous son influence totale et son "Rivage des Syrtes" en est une des conséquences. Par ailleurs, même s'il est évident que Jünger ne prophétise pas sur le nazisme, il est incontestable qu'il y fait référence. Lorsqu'il parle du Grand Forestier, l'allusion à Hitler paraît directe. Quand il écrit : "Les actes de banditisme que la Campagna connaissait déjà se renouvelaient alors et les habitants étaient enlevés à la faveur de la nuit et du brouillard. Nul n'en revenait". Nuit et brouillard, "Nacht und Nebel", c'est plutôt limpide… Seules sa notoriété et l'admiration que lui portait Hitler évitèrent à Jünger une arrestation.

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  4. Bien sûr que le contexte a pénétré dans l'oeuvre, mais de là à dire que les Falaises de Marbre sont une protestation contre le nazisme, vous avouerez qu'il y a une marge.

    Par ailleurs, le décret Nacht und Nebel date de fin 41, et il ne contenait pas cette expression qui ne sera utilisée qu'à partir de fin 42. Il est donc difficile de voir dans cette expression une référence au 3ème Reich. (Avec un maximum de mauvaise foi, on pourrait dire que Jünger a inspiré les nazis... mais je n'irai pas jusque là, bien sûr).

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