vendredi 26 mars 2010

Ceux qu'on aime

Mon fidèle public l’aura constaté, il est bien rare que je n’aie rien à dire sur un livre (je n’ai pas dit « rien d’intelligent », notez bien). Cependant, Steve Mosby va avoir droit à une petite exception.

Ceux qu’on aime est un polar qui ne comporte aucun arrière-plan sociologique en dehors de deux idées clés : la thèse principale est que la communication par SMS et e-mail ne remplace pas un gros câlin. Un thème secondaire vient enrichir cette ligne directrice : la drogue crée une société parallèle en marge de la loi (ne vous attendez pas, toutefois, à voir cette révélation trop développée).

Sur cette impressionnante toile de fond s’inscrit une intrigue dont toute la crédibilité repose sur l’idée qu’un tueur en série couvert par sa sœur, elle-même menacée par leur père, lui-même ex-flic, meurtrier et adepte des pratiques sadiques qui inspirent son fils (si vous me suivez bien), décide de se venger d’un ex de sa copine qui lui a mis son poing dans la figure en tuant toutes les autres ex de l’ex (ça va ?). Heureusement, la copine a des copains dealers très méchants, qui tabassent un peu tout le monde, et pour finir elle n’est pas morte, mais tout juste. Beaucoup de téléphones portables par là-dessus, un médium véreux, quelques caméras de surveillance, et le tour est joué.

Les personnages risquant de s’effacer un peu devant la puissance de l’intrigue, Steve Mosby a choisi de muscler leur arrière-plan psychologique d’une façon astucieuse et économique puisqu’ils portent tous (sinon tous, du moins le héros, le tueur et l’enquêteur, ce qui est déjà pas mal) le même fardeau de culpabilité, ayant laissé mourir quelqu’un qu’ils aimaient faute d’avoir été présent auprès de lui. L’intelligence de cette solution est évidente car elle se conjugue particulièrement bien avec la thèse du livre sur les SMS et les câlins (voir ci-dessus).

Je crains de n’avoir pas d’analyse pertinente à ajouter à cet humble résumé : Ceux qu’on aime est, vous l’aurez compris, un livre qui se suffit à lui-même. Peut-être même n'a-t-il pas besoin de lecteurs.

Ceux qu’on aime, Steve Mosby, 2009
Trad. Clément Baude

The Ghost Writer

On ne peut pas reprocher à The Ghost Writer de pousser trop loin la complexité de l’intrigue. Plutôt que d’ensevelir le spectateur sous un déluge d’indices et d’exiger pour être comprise une attention de tous les instants, l’enquête est même assez sommaire, ce qui n’empêche qu’on se laisse avec plaisir surprendre par la solution de l’énigme, bien qu’elle soit amenée par un procédé digne de Hergé plus que d’Agatha Christie. Le personnage d’Ewan McGregor, apprenti détective maladroit, toujours à moitié dans le cirage et totalement dénué de sens pratique, n’aurait d’ailleurs pas été à la hauteur d’une affaire plus embrouillée. Pour une fois, le héros se trouve donc parfaitement en phase avec le spectateur moyen : mal adapté à son aventure et incapable d’appliquer une stratégie définie. Au demeurant, c’est assez naturel pour ce héros fantôme, dépourvu de nom et d’à peu près toute utilité, traînant perpétuellement sa valise à roulettes et le manuscrit monstrueux d’un mort dans un univers familier et bizarre.

C’est en effet le côté fascinant de ce film que d’introduire dans le présent et même dans l’hyper-présent, celui du journal télévisé, des GPS et des BMW ronronnantes, une sorte de non-sens à la Lewis Carroll. La réceptionniste vêtue en fermière XVIIIème, le Chinois entassant dans une brouette des feuilles que le vent éparpille aussitôt, l’autochtone se prononçant sur les courants marins et l’Anglais de l’hôtel sont tout droit échappés du terrier du lapin blanc, et l’impression est renforcée par les symptômes de paranoïa anti-terroriste que notre héros croise entre l’aéroport et le lieu de villégiature de son client et qui semblent complètement dénués de sens dans un monde filmé comme presque vide. Les personnages principaux, Adam Lang le ministre à la tête creuse et ses deux femmes, sont tout aussi féériquement caricaturaux (et la plastique éculée de Pierce Brosnan n’y est pas pour rien, en ce qui concerne le premier cité).

Ce côté vide et liquide fait aussi la singularité de l’ambiance du film, dans lequel l’eau est omniprésente: la mer qui recrache le cadavre du premier nègre, les plages désertes, les nappes de pluie qui enveloppent l’action en permanence dans une sorte de cocon humide et feutré. La maison d’Adam Lang, sur une île (bien sûr), apparaît au milieu de ce déferlement perpétuel comme un abri paradoxal, certes sec – on ferait difficilement plus sec, d’ailleurs, que cette coque de béton brut – mais de toutes ses énormes vitres ouvert comme un œil géant sur le flot lacrymal qui le baigne. Cet œil permet un étonnant jeu d’écrans, lorsque dans la maison Adam Lang et son équipe se voient à la télévision filmés par l’hélicoptère qui les survole. La fluidité et la vacuité du monde sont aussi soulignées à d’autres occasions, notamment dans la façon de filmer certains mouvements : la poursuite en voiture (pluie, ronronnement, glissement rectiligne et feutré), le billet passé de main en main à Ruth Lang à la fin dans un mouvement ondulant de vagues et sous le flux continu des mots du discours qu’elle prononce, et le très joli plan final, vide, où tout le sens est porté par des feuilles de papier poussées par le vent.

The Ghost Writer est au total un film extrêmement bien fait qui, par un traitement très personnel, réenchante sournoisement un imaginaire totalement aseptisé. En tant que critique débutante, je voudrais bien pouvoir dire un mot pour conclure de la dimension hitchcockienne du film, ce qui vous pose toujours un article ; mais comme je n’ai pas vu les films d’Hitchcock, ça ne va malheureusement pas être possible.

The Ghost Writer, Roman Polanski, 2010

mercredi 24 mars 2010

Chanson de Fortunio

A chaque printemps, j’ai une poussée de Musset : la Chanson de Fortunio, qui n’a pourtant aucun rapport avec quelque saison que ce soit, resurgit de ma mémoire aux premiers beaux jours. Chanson bien nommée, car Fortunio chante en effet, avec des tournures vaguement archaïques qui le parent du charme d’un passé courtois et vague, sa peine et son amour. Mais il a beau être triste, sa chanson est gaie, prise dans le balancement des vers alternés de huit et quatre syllabes, si courts que la rime suffit à colorer tout un vers. La rime en é, un peu étouffée, court sur tout le poème et répond aux claires rimes en i ou en ir ; ce sont des rimes riches et denses, annoncées qu’elles sont par un rythme symétrique (que je die/ pour ma mie, ignorée/ déchirée, fantaisie/ faut ma vie…) : et cette musique, et ce joyeux début par lequel Fortunio convoque un auditoire imaginaire et s’affirme aussitôt comme un gai compagnon ravissent aussitôt le lecteur.

Ce n’est qu’à mi-chemin que, sans que le rythme en soit troublé, la douleur apparaît, quand la fantaisie de la belle rime soudain avec la vie de Fortunio. Dans la quatrième strophe seulement on l’entend se lamenter ; mais poliment la cinquième strophe recouvre cette plainte d’un retour aux mots du début (qui j’ose aimer/ sans la nommer). Fortunio est triste à mourir et cependant sa peine et son secret sont choses légères, comme lui-même promené par la fantaisie de sa belle. Comment d’ailleurs se prendre au sérieux quand on vous traite si mal ?

Son secret est devenu sa raison d’être, il le chante, il en mourra : et de la belle, on ne saura rien que sa blondeur, à vrai dire fort commune, mais si blonde ! Blonde à la rime, qui déroge à la succession des « i » et irrigue ainsi toute la strophe : blonde dorée de cet or des blés que l’on entend aussi dans le verbe adorer… Et sans doute aussi rose comme une fleur fermée – la rose, cette fleur du secret – d’un rose non dit mais pourtant entendu dans le « j’ose ».

Au demeurant l’aimée est au fond absente de la chanson ; ce n’est pas « elle », c’est « vous » le personnage important, car le secret réclame un auditoire auquel il se refuse et sans lequel il n’existe pas. Dans ce secret, la longue lamentation du romantisme retrouve sa dignité, et la chanson de Fortunio finit par évoquer un duel d’honneur dans lequel on meurt mais, parce qu’on meurt en public, on meurt gaillardement, sans offenser la bienséance ni les conventions. La politesse, cette vertu si peu romantique, trouve ainsi en Fortunio un héraut imprévu, et c’est ainsi qu’à chaque printemps je suis émue par la musique si légère d’un cœur si lourd.

Chanson de Fortunio, in Poésies nouvelles, Alfred de Musset, 1836

La conversation amoureuse

La Conversation amoureuse m’a mise en rage comme seul peut le faire un livre de 400 pages parfaitement inutiles. Pauline et Gilles se rencontrent à l’école où ils accompagnent leurs enfants : elle est mariée, enceinte et heureuse, il est en cours de divorce sans l’avoir voulu malgré ses incessantes infidélités. Ils dînent ensemble, ils se rappellent, ils couchent ensemble une ou deux fois, ils se rappellent moins souvent, ils se revoient au bistrot des années après. Fin.

L’épisode est prétexte à une dissection en règle de cette « conversation amoureuse » faite de mots, de gestes, de conventions et d’arrière-pensées. L’impossible transparence des amants, leur penchant l’un vers l’autre irrésistible et contredit par leurs aspirations divergentes – l’une voudrait se perdre dans l’amour, l’autre aime à savoir que quelque part une femme existe qui pense à lui – sont plutôt bien décrits.

Mais Alice Ferney traite ce sujet au demeurant agaçant tant il nous est familier (non tant dans la littérature que par expérience) en accumulant les naïvetés de style et les refrains péremptoires. Mon radar à niaiseries se met immédiatement à couiner quand je lis des expressions comme « fier comme un gamin », et je ne suis pas sensible à la finesse de maximes telles que « La confiance en soi est une chose presque sexuelle ». Dieu sait comment la malheureuse se débrouille pour que même les noms de ses personnages vous agacent – Pauline Arnoult et Gilles André : allez savoir pourquoi, on n’y croit pas une seconde.

La Conversation amoureuse, Alice Ferney, 2000

lundi 22 mars 2010

Histoire du prince Pipo

Je suis revenue extrêmement dubitative de la représentation de l’Histoire du Prince Pipo à laquelle j’ai assisté avec ma marmaille ; je n’arrive pas à me figurer pour quel public, au juste, ce spectacle est conçu. L’histoire de Pipo est celle du passage à l’âge adulte du héros qui, monté sur son cheval Pipo (eh oui) échappe à ses parents transformés en affreuses caricatures, se fourvoie en République Populaire de Tyrannie, se change provisoirement en dragon puis atterrit dans une Très Grande Bibliothèque pour y lire le livre de sa vie avant de retrouver la Princesse Popi, de l’épouser et de succéder au feu roi son père. Le tout en une heure.

Du point de vue de la forme, le théâtre pour enfants me paraît assez traumatisant. Les acteurs en font des tonnes, crient et se contorsionnent, ce qui ne manque jamais de terrifier ma progéniture peu habituée à ce que les adultes se roulent par terre pour un oui ou pour un non. Quand l’intrigue n’est pas indigente, avec deux malheureux personnages (comme dans Pierre et la Princesse ensorcelée que nous avons vu en janvier), elle est horriblement confuse à cause du très petit nombre d’acteurs qui jouent alternativement des nains, des sorcières, des rats, des princesses et des aubergistes. De plus, les metteurs en scène usent d’expédients difficiles à comprendre : ici, par exemple, en chargeant une actrice de personnifier l’Histoire, en dévoilant uniquement la tête de certains personnages très en hauteur pour signaler qu’ils sont éloignés, ou en représentant un combat à mort avec un dragon par une lumière rouge derrière un drap, ce qui, on l’admettra, est quelque peu elliptique.

Sur le fond, l’épopée initiatique est tellement transparente pour un spectateur adulte que c’en est un peu gênant ; il est difficile de comprendre comment une métaphore aussi pataude peut parler à l’inconscient du jeune public – voire, d’ailleurs, à son conscient. Est-ce que les petits enfants s’interrogent sur le passage à l’âge adulte ? Les miens ont l’air de considérer que quand je serai vieille, ils seront adultes et pourront affronter mon trépas avec sérénité (voire avec soulagement).

Malgré tout, j’hésite à porter sur ce spectacle un jugement définitif. Peut-être, comme un conte de fées, nourrit-il l’imagination de son public par la marge d’incompréhension qu’il préserve – en l’occurrence par des procédés à mon sens assez malhonnêtes, mais peu importe. Noyés de mots, ahuris et terrifiés pendant une heure, mes enfants sont sortis de là très contents de leur après-midi. Je ne comprends rien au théâtre pour enfants, décidément.

Histoire du Prince Pipo, Pierre Gripari

Les années

Les romans d’Annie Ernaux racontent sa vie avec une impudeur qui hameçonne le lecteur. La honte, La place, La femme gelée évoquent la révélation progressive de la condition féminine et le milieu populaire de son enfance, dans lequel s’enracine son sentiment de déclassement et d’étrangeté. Ecrits à la première personne, ils opèrent la transmutation que l’on attend toujours d’un nouveau livre : le lecteur boit cette autre vie qui lui est offerte, d’autant plus avidement qu’elle lui est étrangère. Cela n’empêche que l’on retrouve chez cette autre, sous des dehors et des circonstances radicalement différentes, certaines expériences partagées : par tous ceux qui ont eu des parents, des enfants, un mari – et c’est bien là-dessus, sur ce partage de ce qui fait l’individu à son niveau le plus élémentaire, que fonctionne l’œuvre d’art en général.

Les années est conçu de façon toute différente. Si la matière première est la même, toujours cette vie étrangère au lecteur, le parti-pris étonnant et sans doute audacieux d’Annie Ernaux est ici de fondre l’altérité dans un collectif. Ecrivant à la troisième personne, elle s’efforce de s’éloigner d’elle-même – cette « elle » d’avant – autant qu’elle se rapproche d’un lecteur qui partage les mêmes souvenirs contingents : slogans publicitaires, mai 68, élection de Mitterrand, 11 septembre. L’opération permet un intéressant travail sur la mémoire : comment se souvient-on de ce dont on se souvenait, comment s’assimile-t-on à celle que l’on était ? Malheureusement, elle a surtout pour effet de dissoudre le noyau dur d’être – donc d’être autre – dans un flux permanent d’identité. Le sujet de la narration, dissocié de la narratrice, s’émiette au fil des motifs récurrents (photos, repas de famille) où se marque autant la continuité de son regard et de sa mémoire que l’absence de sa personne.

L’expérience était intéressante, mais elle est donc ratée, de mon point de vue. On s’ennuie, et il ne reste la dernière page tournée pas grand-chose de ces soixante et quelques années : ce qui est peut-être la vérité ultime de l’existence, mais à quoi bon la chercher dans un livre alors qu’on est tous appelés à l’éprouver ?

Les années, Annie Ernaux, 2008

dimanche 21 mars 2010

La Révolution française (3)

Revoilà notre autobus S, décrit cette fois dans un style particulièrement acide. Pierre Gaxotte fait partie des gens qui pensent que tout allait mieux avant la révolution et qui vouent aux gémonies, d’un même élan, la Réforme (de la religion, pour ceux qui ne suivraient pas) et l’impôt sur le revenu. Cette étude historique lui permet de s’en donner à cœur joie.

On retrouve dans son récit les principaux traits des évènements tels qu’ils sont présentés par Furet ou Soboul : dix années de crise financière, une politique extérieure jouant un rôle de catalyseur, une société des Jacobins noyautant et dirigeant les assemblées, trois révolutions simultanées – celle du Tiers libéral, bourgeois et rationnel ; celle de la Commune égalitariste et dirigiste ; celle des campagnes, obstinément et parfois violemment dirigée contre les privilèges – et finalement l’importance du mécanisme d’aliénation des biens nationaux, facteur d’évolution sociale conduisant à une soif de stabilité.

Mais à la différence de Soboul qui voit les évènements d’un point de vue de classe et vole très haut au dessus des considérations de personnes, à la différence de Furet qui, sans faire abstraction du facteur individuel, tente d’adopter une approche relativement neutre, Gaxotte choisit de montrer ce qui fait l’horreur et le ridicule de nombreuses révolutions : l’incompétence et la faiblesse morale des hommes nouveaux. Il a la partie facile : taper sur l’insignifiance de Robespierre, sur la vénalité de Danton, sur le caractère pour le moins ambigu de Sieyès ou sur la vie sexuelle de Bonaparte, sur les mœurs douteuses des femmes parties chercher Louis XVI à Versailles en octobre 1989 et sur les erreurs des conventionnels en matière financière ou économique est à la portée de n’importe qui, d’autant qu’il y a là, forcément, une part de vérité. C’est bien le principe même d’une révolution que d’amener aux plus hautes situations, fût-ce brièvement, des marginaux et des déclassés qui ne le sont pas forcément sans raison. L’avènement de Lénine et celui de Hitler n’ont rien montré d’autre. Le texte de Gaxotte, malgré ses outrances, était de ce point de vue pertinent à l’époque à laquelle il a été écrit, quand un certain romantisme de la Révolution traversait encore la vie politique. Aujourd’hui, il ne nous apprend plus grand-chose, car qui a envie d’une révolution ? on a fini par comprendre ce qu’en valait l’aune.

Il est bien sûr intéressant de lire au travers de cette vision de la Révolution le programme maurrassien de Gaxotte, nourri par un catholicisme à vocation nettement terrestre et généralement hostile au libre-arbitre. Dans un monde surplombé par un Dieu malgré tout pas très présent, la prééminence par définition non contestable de l’Eglise fournit une échelle de valeurs qui s’utilise dans tous les domaines et qui se résume de cette façon élémentaire : qui n’est pas sexuellement dans le droit chemin (éternelle obsession de l’Eglise) ne devrait gouverner ni les hommes ni les esprits. Il faut voir, là-dessus, comment Gaxotte traite Rousseau…

La Révolution Française contribuera donc à dégoûter des révolutions un lecteur contemporain déjà assez assagi sur le sujet, tout en illustrant, contre la volonté de son auteur, la faiblesse intellectuelle de l’une des grandes positions anti-libérales. C’est donc, finalement, une fort saine lecture.

La Révolution Française, Pierre Gaxotte, 1928

Miller's Crossing

J’ai aimé Miller’s Crossing, comment oser dire le contraire ? c’est un film magnifique, avec une intrigue diabolique, de très belles images, et, vraisemblablement, une palanquée de références cinématographiques complètement dilapidées en ce qui me concerne puisque dans la catégorie « films de gangster » je n’ai vu à peu près que Le Parrain (et il y a longtemps).

Une intrigue diabolique, donc : je pense sincèrement qu’il était difficile de tirer de la situation initiale beaucoup plus de retournements et d’interrogations que les frères Coen ne le font dans ce film. Mais de même que, pour une raison mystérieuse, je ne suis pas emballée par les livres à intrigue, je reste un peu réservée sur le concept du film qui vaut essentiellement par cette dimension. Le problème de l’intrigue, finalement, c’est qu’elle suppose qu’il se passe quelque chose et que c’est cela qui est important. Or il n’y a rien qui soit si étranger au spectateur que les aventures forcément singulières des personnages. C’est le substrat d’émotion, l’expérience brute et dénuée de son enveloppe circonstancielle qui font pour moi la force d’un film, soutenus par les procédés poétiques qui jouent sur le son et l’image. En l’occurrence, le personnage central interprété par Gabriel Byrne finit par lasser l’appétit vampirique du spectateur pour ses sentiments et ses émotions : à l’évidence, il est la proie de conflits entre différentes loyautés, mais il se donne tant de mal pour rester impénétrable qu’on finit par lui reconnaître le droit de préserver sa vie privée et par se désintéresser un brin de ses motivations.

Pour autant, Miller’s Crossing tend vers une forme de perfection tant ses partis-pris esthétiques et narratifs sont rigoureux et menés jusqu’à leur terme, et la satisfaction intellectuelle que l’on éprouve devant ce film ne se teinte à aucun moment d’ennui.

Miller’s Crossing, Joel et Ethan Coen, 1990

vendredi 19 mars 2010

La Révolution française (2)

A lire Albert Soboul après François Furet (et en même temps que Pierre Gaxotte) on se croit par moments dans les Exercices de Style de Queneau, car enfin c’est toujours sur la plate-forme de l’autobus S qu’un gringalet a une altercation avec un autre voyageur ; mais si pour Furet ce choc comporte de nombreux déterminants, si pour Gaxotte il est essentiellement imputable au relâchement moral et à la prétention intellectuelle du gringalet, avec Soboul il nous apparaît que toute l’affaire est par nécessité historique une question de classes.

Le minuscule ouvrage publié par Albert Soboul (par ailleurs somme d’érudition sur le sujet, et notamment sur les Sans-Culottes) sur la Révolution Française démontre, contre l’interprétation de Furet pour qui les évènements français s’inscrivent dans une sorte de continuum historique et géographique et dans un mouvement général balayant l’ensemble du monde occidental, que la Révolution Française constitue un évènement sans équivalent, précurseur unique de la mère de toutes les révolutions (la russe). L’alliance entre la bourgeoisie et la classe populaire, cimentée par une réaction aristocratique particulièrement obtuse, fait le fond de la Révolution qui, toute bourgeoise qu’elle demeure, montre à certains instants la révolution populaire en gestation. Ce mouvement qui sera écrasé en raison de « l’état objectif des nécessités historiques » (et notamment l’insuffisante maturité économique et sociale de la Sans-Culotterie) se fait jour en particulier en l’an II, lorsque la Commune pousse la Convention à adopter les mesures révolutionnaires que sont la Terreur et les lois de taxation. Il réapparaît après Thermidor à l’occasion de la conspiration babouvienne des Egaux en laquelle Soboul voit la première manifestation d’un communisme politique.

Très orientée idéologiquement, la présentation de Soboul se focalise sur trois moments de l’alliance entre le peuple et la bourgeoisie : quatre-vingt-neuf, le temps d’une unité factice ; quatre-vingt-treize, la tension éphémère vers une démocratie populaire ; quatre-vingt-quinze, la victoire de la bourgeoisie libérale. Cette présentation comporte aujourd’hui un double intérêt : d’une part, comme c’est toujours le cas, le choix de privilégier une catégorie de causes contribue très fortement à éclairer l’évènement et à le rendre intelligible ; d’autre part, le discours produit un effet curieux quand on le lit après la faillite des doctrines politiques fondées sur le matérialisme historique. Albert Soboul a les yeux de Chimène pour les pratiques de « centralisme démocratique » des Jacobins (la décision en comité restreint, le scrutin épuratoire…) ; il admire les mesures révolutionnaires de l’an II, justifie la volonté défensive et punitive du peuple contre les traîtres à la nation et le complot aristocratique, et, finalement, s’abandonne dans les dernières pages à un romantisme révolutionnaire tout de même inattendu en proclamant que le souvenir même des évènements est révolutionnaire et qu’à ce titre « il nous exalte encore ».

On peut ne pas partager cet élan et juger toutefois intéressante la lecture de l’opuscule de Soboul qui est l’occasion de reposer les questions de fond par lesquelles la misère peut ébranler le compromis démocratique : quelle articulation entre les droits formels et les droits réels, entre le respect de la propriété et « l’égalité de jouissance » ?

La Révolution Française, Albert Soboul, 1965

jeudi 11 mars 2010

Elephant

Inspiré par le massacre de Columbine, Elephant filme quelques séquences d’une histoire analogue et suit indéfiniment une demie douzaine d'adolescents à travers le labyrinthe de verre des couloirs de leur lycée, jusqu’à la boucherie finale. En exploitant intelligemment certains procédés de mise en scène, le film crée une expérience apaisante et glaçante de plongée hors de soi, dans une enfance dangereuse et désarmée.

L’enfance est celle de ces adolescents montés en graine et privés d’adultes – le seul père qui apparaît dans le film est un échec total en la matière, se conduisant comme l’enfant de son fils. Elle est présente à travers un ensemble de codes, notamment dans les vêtements dont les couleurs primaires et les motifs élémentaires rappellent les jouets du premier âge. Les apparitions d’animaux (taureau, tigre, chien, et l’éléphant du titre) et les scènes de jeu renforcent cette dimension. Elias le photographe agitant méthodiquement une boîte métallique pour développer sa pellicule évoque un très jeune enfant absorbé dans le mouvement d’un hochet, scène pacifique à laquelle répond celle où Eric joue au shoot-em up dans la chambre d’Alex. Ces rappels de l’enfance soulignent la spécificité du lycée, monde clos où les adolescents continuent à jouer tout en mimant les dimensions sentimentales, sociales, techniques ou professionnelles d’un monde adulte (au travers de la relation entre Nathan et Carole, des activités d’Elias, du groupe de discussion sur l’homosexualité, du travail de Michelle à la bibliothèque…)

Le sentiment d’immersion dans un univers d’enfance vaguement amniotique est soutenu par le son qui fait l’objet d’un traitement particulier, très subjectif, entourant les personnages de bulles sonores qui disparaissent momentanément quand ils entrent en conversation, ou traversant les toits du lycée pour y faire pénétrer des bruits d’oiseaux. L’image également est mise à contribution, certaines scènes étant filmées en rond, dans un mouvement de caméra qui balaie lentement l’espace à 360°. Les transparences brouillées des couloirs du lycée contribuent à créer une sensation de pesanteur liquide et d’irréalité. La caméra suit les personnages sans commentaire, souvent de dos, pendant de très longues déambulations qui aboutissent toujours aux mêmes lieux, aux mêmes scènes, vues par l’un ou l’autre des adolescents : cette construction accentue l’effet d’immersion et d’enfermement dans le labyrinthe du lycée tout en lui superposant un labyrinthe temporel.

Ces parcours des lycéens, leurs conversations, leurs activités sont pour l’essentiel dépourvus de sens au regard de l’histoire du massacre. Par là, Gus Van Sant suggère l’épaisseur propre du contexte, son existence irréfutable, en l’absence même de sens ; il affirme la vanité de toute explication au massacre, la consubstantialité de l’évènement et de l’environnement. Averti du dénouement, le spectateur n’identifie immédiatement ni les meurtriers, ni les victimes. Le film lui offre bien quelques pistes : l’absence des parents, une sexualité juvénile mal définie et mal assumée, le rejet du meurtrier par ses condisciples, les jeux vidéo violents, l’accès aux armes à feu achetées par correspondance. Mais c’est pour les reprendre aussitôt de l’autre main et tenter de brouiller à nouveau le schéma : John aussi a un père démissionnaire, Michelle est souffre-douleur de ses camarades… Je regrette en fait qu’ici le film ne respecte pas jusqu’au bout ses partis-pris : seuls Alex et Eric cumulent les facteurs d’instabilité, ce qui les désigne pour commettre un massacre. Une totale ressemblance, une substituabilité des victimes et des meurtriers aurait mieux encore interrogé le spectateur sur la nature même de leur univers.

Elephant, Gus Van Sant, 2003

mardi 9 mars 2010

Barton Fink

Ce film est l’histoire d’une dizaine de jours dans la vie de Barton Fink, écrivain venu à Hollywood pour y connaître une panne totale d’inspiration sur un scénario de film de lutteurs. C'est aussi un film absolument fascinant par l’habileté de sa construction et l’économie des moyens mis en œuvre.

Un très petit nombre de motifs récurrents irrigue tout le film. Autour du motif majeur de la page blanche, obnubilant Barton le peine-à-jouir, des motifs mineurs s’articulent qui gonflent jusqu’à remplir entièrement un univers rétréci, évoquant une expérience confinant à la privation sensorielle. Le moustique, le papier peint, les tuyaux narguent Barton Fink par leur passivité maligne. Il pourrait les quitter ; il est lié à eux et ne le veut pas – au point qu’on les comprend davantage comme partie de lui-même, le moustique incarnant son sommeil (et sa mort un brutal réveil), le papier peint partie d’un corps raide, mou et collant, les tuyaux tentacule et périscope inversés par où un extérieur insidieux s’immisce dans sa tête. A ces motifs mobiles répondent des motifs immobiles qui appellent à la disparition : le couloir éternellement vide et la photo de la jeune fille face à la mer sont deux facettes, bénigne et maligne, de l’oubli de soi. Moustique, papier, tuyaux, photo, couloir apparaissent, disparaissent et se reflètent comme les cinq éclats de verre d’un kaléidoscope. Le scénario que Barton Fink tente d’écrire fonctionne sur le même principe : mais appartement, lutteur, poissonniers, dulcinée et orphelin ne parviennent pas à entrer en mouvement.

Barton rencontre, comme dans le théâtre classique, un petit nombre de personnages en une succession de scènes dyadiques. A chaque fois il est seul avec celui qui lui fait face, même quand apparaît un truchement, un de ces épigones dont disposent chacun des protagonistes et dont la fonction est celle d’un miroir et d’un relais. Il est confronté à travers ces face-à-face à la catastrophe que représente son vis-à-vis. Les personnages incarnent en effet les désastres qui menacent l’écrivain. Le producteur Lipnick et ses séides Lou et Geisler incarnent le Barbare, le Midas exigeant de transformer ce qu’il touche en or au mépris de la dimension artistique et personnelle de l’œuvre. Mayhew, caché derrière Audrey, personnifie l’avenir de l’écrivain et la révélation de son inévitable imposture. Charlie suité des deux abominables détectives, c’est le Livre lui-même, monstre à double fond que l’écrivain refuse avec persistance d’écouter, jusqu’au jour où il l’entend enfin, le reconnaît et se libère du livre comme par un accouchement, alliant le soulagement à la destruction de toutes les attaches figuratives (ses père et mère, Audrey) ou littérales (le chevet du lit auquel Barton est menotté).

Comme voyage intérieur dans le monde de l’écrivain, Barton Fink est de mon point de vue un film remarquable et de ce fait extrêmement oppressant ; je ne l’ai pas trouvé drôle un seul instant, bien qu’on puisse être sensible à son humour évidemment assez grinçant. De fait, Barton Fink est si bien présenté comme la proie des forces qui le déchirent, ses conflits personnels sont si vigoureusement incarnés dans les personnages, qu’il n’en reste rien d’intrinsèque que le spectateur lui-même ne puisse endosser directement. On n’éprouve rien pour lui, on éprouve par lui, et il faut une capacité d’auto-dérision singulière pour parvenir à trouver ça drôle.

Barton Fink, Joel et Ethan Coen, 1991

lundi 8 mars 2010

On a de la chance de vivre aujourd'hui

Les huit nouvelles réunies ici ne constituent pas un recueil, en réalité ; elles n’ont pas été éditées ensemble en anglais. Cela n’empêche pas que l’on puisse trouver une belle unité à ces histoires d’Eve. Car même dans la seule histoire sans personnages, une reprise de la Genèse conduite par un Dieu de plus en plus perplexe, c’est bien encore le personnage d’Eve qui s’inscrit en creux: jamais, paradoxalement, Dieu ne pense à elle en cherchant les causes du tour calamiteux que prend sa création ("OK, le problème ne venait pas des insectes").

Les femmes de Kate Atkinson ont une certaine candeur alliée à un esprit positif, à une incapacité à dramatiser qui les rend sympathiques, même quand elles doivent, pour rester honnêtes, faire parler leurs fantasmes par une autre voix que la leur (celle de la narratrice givrée de Je ne suis pas une Joan). Irrationnelles et pragmatiques, elles assument sans grandiloquence leur mission quotidiennement et humblement créatrice : la Geneviève de On a de la chance de vivre aujourd’hui, au moment de re-créer le monde au moyen d’un épluche-légumes, demande à sa mère « Tu crois qu’on est des dieux ou un truc comme ça ? » (Réponse : « Si c’était le cas, on le saurait, non ? »). Et la Pamela de La lumière du monde accepte sans complexe l’idée qu’elle est le siège d’une immaculée conception et cherche un prénom qui convienne pour le sauveur du monde – qui sera d’ailleurs une fille – avant de s’émerveiller devant des miracles qui sont ceux que prodiguent tous les bébés.

Les femmes de Kate Atkinson sont, comme Skylar dans L’amour à mort ou comme Geneviève, dotées de mères autoritaires et éventuellement perverses. Leurs pères et leurs maris ne cessent d’être un problème que lorsqu’ils disparaissent, au point qu’elles se liguent pour leur résister et les manœuvrer. Dans Affaires de cœur, Franklin, héros pour une fois masculin, sera l’instrument d’une coalition de trois sœurs et de leur mère contre un père haï depuis vingt ans parce qu’il a été cause de la mort de la quatrième sœur (pas question, évidemment, que la petite victime ait été un frère…). Le morceau d’anthologie dans ce domaine est La guerre contre les femmes, qui raconte l’instauration de la Charia en Ecosse vue par une Tina toujours plus prompte à chercher des solutions pratiques qu’à discuter de grands principes, et qui teint des vieux draps en noir pour en faire des burqas au lieu d’aller manifester – car elle n’est « pas très politisée ». Ailleurs, dans On a de la chance de vivre aujourd’hui, dans Le jour de Lucy ou bien sûr dans La lumière du monde, l’homme régresse aux marges lointaines du moment clé : il est éradiqué de la révélation.

Ce recueil de nouvelles dessine ainsi un monde fantasmé par des femmes, dans sa différence radicale avec un monde imaginé par des hommes. Ce n’est pas la peine de me tomber dessus en me traitant de féministe, c’est Kate Atkinson qui l'a écrit, pas moi. Mais je reconnais qu’elles m’ont beaucoup plu, dans leur genre léger, et que leurs héroïnes sont touchantes et comiques. Cela dit, son Dieu ébahi m'est également sympathique: on ne m'accusera pas pour autant d'être bigote, j'espère!

On a de la chance de vivre aujourd’hui, Kate Atkinson, 2009
Trad. Isabelle Caron

dimanche 7 mars 2010

Antimanuel de Psychologie

Serge Hefez est psychiatre, psychanalyste et thérapeuthe familial et conjugal (vaste programme). Son Antimanuel est un drôle de bouquin, écrit à peu près comme un article de Elle, sur du papier glacé, avec des sous-titres de toutes les couleurs et des bandes dessinées en têtes de chapitres. En 260 pages (ou un peu moins, si on enlève les BD et les photos…) il nous convie à un voyage express à travers la psychologie. Attachement et intersubjectivité, rôle du plaisir, théories sexuelles infantiles, transfert et contre-transfert, Narcisse et Œdipe, masculin et féminin sont convoqués au triple galop pour décrire un double itinéraire, celui de la construction de la personnalité et de ses répercussions sur les relations amoureuses de l’âge adulte, et celui de la société occidentale, du patriarcat à l’individualisme.

Au-delà de la vulgarisation, la thèse plutôt sympathique défendue par Hefez est que les évolutions de la société impliquent une déstructuration de la cellule familiale qui n’est pas insurmontable pour la construction psychologique des enfants, mais qui implique de considérer avec davantage de décontraction les archétypes du père et de la mère – celui-ci qui sépare et qui frustre, celle-là qui cède et qui nourrit – pour en assurer les fonctions auprès de l’enfant sans obligatoirement les incarner dans un parent biologique appartenant au sexe approprié. De même, dans la relation de couple, les archétypes masculin et féminin ne servent-ils plus de modèles indépassables. Dans le couple ou dans la famille, les individus sont du coup confrontés à une fatigante liberté, qui entraîne le cas échéant des troubles ; mais Hefez n’a pas l’audace de remettre en question l’évolution sociale elle-même et de la considérer comme sujette à correction (et je suis bien d’accord avec lui sur ce point).

Une chose qui n’est sans doute pas particulière à ce livre m’a beaucoup dérangée à sa lecture : le lecteur est sans cesse distrait de ce que dit Hefez par son propre cas, auquel il n’a peut-être aucune envie de s’intéresser de trop près. S’il faut commencer à se casser la tête pour comprendre en quoi notre relation avec des parents à qui l’on n’a, à vue de nez, rien à reprocher est à la source des schémas calamiteux que nous reproduisons gaiement dans notre vie sentimentale, j’aime autant abandonner la psychologie, en revenir à Tintin au Congo, finalement moins subversif, et compter sur l'âge et la raison pour faire mieux la prochaine fois.

Antimanuel de psychologie, Serge Hefez, 2009

samedi 6 mars 2010

Partie sans dire adieu

J’ai dû lire huit ou neuf romans d’Ann Rule, toujours avec le même plaisir pervers. Ann Rule est une spécialiste américaine du « true crime » ; ancien inspecteur de police, elle écrit ses romans autour de crimes réels dont elle a généralement interviewé les protagonistes. Sauf dans les cas où l’épilogue est bien connu, par exemple dans Un tueur si proche qui raconte l’histoire de Ted Bundy, Ann Rule adopte volontiers un schéma récurrent : le livre s’ouvre sur la découverte du crime, dont la victime et ses proches sont présentés rapidement comme si on les rencontrait à ce moment ; puis le déroulement suit celui de l’enquête et de l’instruction, tout en ménageant de fréquents retours dans un passé d’abord ancien, puis de plus en plus proche du meurtre. Le livre se termine sur la condamnation du meurtrier.

Les crimes qui attirent l’attention d’Ann Rule se déroulent dans le cercle familial étroit : c’est une femme qui tente d’assassiner ses enfants, une autre qui empoisonne son mari, un homme en instance de divorce qui règle son compte à sa future ex… Ses meurtriers sont sans exception diaboliquement manipulateurs, utilisant les faiblesses de leur entourage, se posant en victimes et n’exprimant à aucun moment l’ombre d’un remords. De là vient l’un des plaisirs que procure Ann Rule à son lecteur, parce que l’on finit par être sidéré, non pas de l’immoralité, mais bien du culot de ses meurtriers, et par y trouver une certaine jouissance. A les voir enfin confondus, on ne se dit pas tant « justice est faite » que « na na nère ! ».

Un autre élément paradoxalement plaisant vient du style d’Ann Rule, sans doute un peu influencé par son expérience d’inspecteur. Elle ne peut pas écrire tout platement qu’un quidam est allé faire des courses ; si elle sait qu’il a pris un pack de bière et deux kilos de tomates, elle nous en fait immédiatement profiter. Cela pourrait être extrêmement ennuyeux si ce n’était pas si exotique. Portons-nous des nuisettes en satin vert pâle, ou des gilets de chasse orange ? Faisons-nous à nos enfants, quand nous souhaitons les maltraiter, des sandwiches au beurre de cacahuètes pour toute pitance ? Baptisons-nous nos filles Patti ou Cinnamon, ou nos fils Barton ? Non, certes. Quel vent de fraîcheur, du coup, dans cette lecture !

Ce qui est étonnant, c’est qu’apparemment Ann Rule est incapable de percevoir le comique qui naît de sa démarche. Elle présente, au fil des romans, la famille – américaine, puisque c’est de cela qu’il s’agit – comme un nid de serpents abritant toutes les perversions ; et cependant elle écrit en totale adhésion aux stéréotypes américains les plus éculés (et d’ailleurs les plus fidèles, je suppose) sur la vie privée. Il n’y a jamais chez elle une trace de second degré. Pour jeter une lumière positive sur une jeune fille, elle signale qu’elle est chef des pom-pom girls et qu’elle aime faire de la pâtisserie (ses meurtrières ne font pas la cuisine) ; un brave type sera bricoleur et pas trop bavard (les maris tueurs sont des acheteurs compulsifs passionnés de voitures). Quant aux enfants, ce sont immanquablement des êtres de pure lumière. La famille théâtre de violence n’est jamais source de cette violence : tous les timbrés manipulateurs l’étaient avant de convoler (grâce, il est vrai, à un probable traumatisme lié à des parents indélicats). C’est peut-être vrai ; cela dit, même avec une expérience limitée de la vie conjugale, on est en droit de douter de sa totale innocuité et de son absence d’effets délétères sur le psychisme des protagonistes.

En attendant qu’Ann Rule explore ces questions, c’est le lecteur qui en est réduit à s’interroger, notamment s’il est nanti d’une femme qui ne fait pas la cuisine, – ou d’un mari égocentrique, beau parleur et très attaché à sa voiture. (Quand les deux cohabitent, il n’y a plus qu’à prendre les paris pour savoir qui va tirer le premier).

Partie sans dire adieu, Ann Rule, 2007

La Révolution française

Ce que La Révolution Française fait d’abord éclater aux yeux du profane, c’est la grande complexité des évènements qui se sont déroulés entre 1787 et 1799. Ces douze années ne sont qu’une succession de crises, de coups d’Etat, de « journées », chaque évènement modifiant les rapports de force, éliminant et introduisant de nouveaux acteurs. La lecture des deux tomes, avant et après Thermidor, en est rendue assez dense. Les auteurs tentent de répondre à la question de l’impossible stabilisation et montrent ce que la Révolution doit à la conjonction de trois mouvements : celui des hommes de droit, à la recherche d’un régime garant des libertés ; celui du peuple des villes, irrationnel et soupçonneux, d’abord préoccupé de la subsistance et des hypothétiques complots qui s’y attaqueraient ; celui des campagnes où règne la rumeur et les « grandes peurs ». Ils s’attachent entre autres à deux aspects déterminants des crises successives qui forment la Révolution : la question financière et la politique extérieure.

La question financière est celle qui a tout déclenché : la chronologie de la Révolution est rythmée par la convocation des Etats Généraux (pour raisons fiscales), le combat pour l’égalité fiscale qui a suscité, bien plus que la question des libertés, la fatale résistance de Louis XVI, la refonte de la fiscalité qui a entraîné, du fait d’un taux de recouvrement très bas, l’assignat et la nécessité d’aliéner les biens nationaux. Après Thermidor, ce fil rouge continue à courir : entre le discrédit qui pèse sur le Directoire tenu en lisière par des fournisseurs rapaces et la munificence de Bonaparte payant les soldes en numéraire extorqué aux Italiens, les difficultés financières ont largement contribué à la piteuse fin du régime. De cette question d’argent une conséquence sociologique aura été déterminante dans la grande mue de la société entre 1789 et 1799 : l’aliénation des biens nationaux, de moins en moins contrôlée, a permis l’émergence voyante de spéculateurs nouveaux riches mais également celle d’une couche de paysans propriétaires et logiquement conservateurs.

La politique extérieure – c'est-à-dire, dès 1792, la guerre – est le second facteur d’instabilité majeure : souhaitée de toute part, de Louis XVI aux Girondins, elle sera l’occasion, aux premières défaites, d’un choc qui favorisera l’entrée en scène du peuple mû par un « réflexe patriote » (c’est bien de tout le livre l’élément psychologiquement le plus surprenant). Les sans-culottes ont déposé le Roi, la proclamation de la République suivra. Ils entraîneront contre leur gré les membres des Assemblées successives, enfants des Lumières cherchant la clé de la stabilité d’un régime à inventer, et c’est par eux qu’apparaîtront le souci économique – le maximum et la taxation – la préoccupation égalitaire, et la violence.

François Furet et Denis Richet ne s’en tiennent pas d’ailleurs à ces deux grilles de lectures : la grande force de leur livre est dans leur souci de croiser les approches et de n’accorder de prééminence à aucun paradigme simplificateur. La lutte des classes comme alpha et oméga de l’explication historique n’est certainement pas leur tasse de thé. De ce fait, la Révolution Française est difficile, sinon à lire, du moins à digérer, du moins pour le béotien que je suis. Ce livre est, surtout, un évangile de la complexité historique et particulièrement de la complexité politique. Ainsi le premier moteur des évènements de 1789, la remise en cause de l’absolutisme, a-t-il uni les Parlements et la noblesse avec la bourgeoisie, les uns pensant dans cette lutte sauvegarder les privilèges, les autres les voir disparaître. La Révolution Française nous montre ainsi, en cette occasion comme en d’autres, l’Histoire avançant à la faveur d’un malentendu.

La Révolution Française, François Furet et Denis Richet, 1973