Klaus Mann, deuxième enfant de Thomas Mann et neveu d’Heinrich Mann, est né en 1906 en Allemagne. Son illustre famille, ses relations dans le monde littéraire et artistique des années trente, son homosexualité et son engagement précoce en littérature en font un personnage emblématique à force d’être atypique. C’est ce qui fait l’intérêt du Tournant, récit d’un itinéraire intellectuel et personnel qui le conduit dès 1931 à s’exiler, puis à s’installer aux Etats-Unis dont il acquiert la citoyenneté en 1943. Les dix chapitres chronologiques du Tournant sont une histoire de la diaspora intellectuelle allemande jusqu’en 1939 en même temps qu’une autobiographie ; ils sont complétés par deux chapitres couvrant la période de la guerre et constitués d’extraits de la correspondance de Klaus Mann.
Par sa lucidité et sa grâce ironique et désespérée, et bien sûr par le sujet lui-même, le Tournant se rapproche de l’Histoire d’un Allemand de Sebastian Haffner. Il s’en distingue par la personnalité de Klaus Mann, incompatible par essence avec le nazisme : intellectuel plutôt voyant, homosexuel cosmopolite et francophile, Mischling de surcroît, Klaus Mann, contrairement à Sebastian Haffner, n’avait vraiment le choix qu’entre l’exil et le suicide – issue qu’ont choisie beaucoup de ses amis et pour laquelle il optera lui-même définitivement en 1949. Il appartenait d’ailleurs à un milieu où l’exil a beaucoup recruté, alors que Sebastian Haffner, juriste aryen et fils de fonctionnaire, aurait fait un nazi très présentable. Cela n’enlève rien, bien sûr, à l’affection que l’on nourrit très vite pour le malheureux Klaus Mann, ni à son courage et à son élégance dans l’adversité.
Lucide dès le début, par la force des choses, sur la nature profonde du nazisme dont il dénonce la brutalité et les valeurs sentimentales et anti-rationnelles, il est conduit à analyser les alliances et la politique des démocraties d’un point de vue quasi-marxiste qui m’est assez antipathique mais qui comporte certainement une part de vérité : l’attentisme des démocraties lui paraît lié à la peur du bolchevisme et donc à un esprit de réaction viscéral et à ce qu’on ne peut désigner que comme des intérêts de classe. Soit. En poursuivant le raisonnement, Klaus Mann montre que le pacte Molotov – Ribbentrop était un geste inévitable pour les Soviétiques contre qui toute la diplomatie européenne tournait ses alliances, et que l’invasion de la Finlande et les purges de 1937 (oui, tout ça) étaient, au total, défendables et d’ailleurs validées, a posteriori, par l’adhésion populaire au régime stalinien. Evidemment, on a quelque peine à le suivre sur ce terrain, mais son analyse n’en est que plus intéressante pour la compréhension de l’époque.
Non moins intéressant est le choix que fait Klaus Mann, cet Européen convaincu, d’une Amérique accueillante, devenue le refuge de la civilisation européenne et hésitant cependant à prendre les armes pour la défendre. Roosevelt et le New Deal ont manifestement rasséréné les angoisses sociales de Klaus Mann en apportant à la question du progrès une réponse plus libérale que ne l’a fait Staline.
Le suicide de Klaus Mann a apporté au Tournant une conclusion amère : la mort de Roosevelt, le refroidissement des relations avec les Soviétiques, les hésitations de la dénazification se sont sans doute ajoutées aux difficultés d’un écrivain à cheval entre deux langues pour rendre finalement par trop difficile sa vocation d’intellectuel européen. On se demande, à considérer cette issue, si cette espèce cosmopolite et bigarrée n'a pas d'ailleurs disparu définitivement avec la guerre et le naufrage de sa vocation d'avant-garde de la civilisation.
Le tournant, histoire d’une vie, Klaus Mann, 1942
Traduction N.Roche
vendredi 2 avril 2010
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