jeudi 17 juin 2010

Histoire du débarquement en Normandie

Le livre d’Olivier Wieviorka sur l’opération Overlord a de nombreuses qualités au premier rang desquelles sa clarté et sa relative brièveté. Lectrice paresseuse, je me souviens en effet avec effroi du récent D-Day d’Antony Beevor ; par comparaison, Wieviorka manque parfois un peu de substance – on perd les pommes vertes du Calvados pourrissant sur les blindages des chars, les soldats américains cantonnant au Bois de Boulogne avec les habituées des lieux, l’odeur des bombardements au canon de marine et la cote de toutes les taupinières entre Saint-Lô et Caen – mais le récit gagne énormément en intelligibilité.

Si l’on en croit sa conclusion, le projet du livre se résume, d’une façon à vrai dire pas très heureuse, à mettre en garde contre « une lecture héroïsée » d’Overlord (lecture naïve qui doit être assez rare chez les amateurs de ce type d’ouvrage) ; en pratique, l’ambition de couvrir Overlord depuis les aspects politiques jusqu’au déroulement des opérations et aux considérations logistiques est bien servie par un plan adroit.

Partant du contexte géopolitique le plus large et de l’histoire du projet de débarquement, le livre étudie les conditions économiques et logistiques dans lesquelles cette opération s’inscrit. On en retire notamment l'idée d'une guerre conduite par les Alliés en conformité avec les valeurs démocratiques, non tant du point de vue des armes et des stratégies employées que du point de vue du respect des libertés de leurs citoyens, même quand c'est au détriment de l'efficacité.

Les chapitres suivants déroulent le récit chronologique des opérations et mettent en lumière en particulier le succès du débarquement lui-même mais également l’impasse des premières semaines, qui voient les Anglo-Américains s’empiler dans une tête de pont difficile à étendre entre Caen et Cotentin. Tandis que Montgomery, à la tête d’une armée usée par quatre années de conflits et dépourvue de réserves, perd progressivement son crédit en piétinant devant Caen, les Américains s’affranchissent peu à peu de la tutelle militaire de leurs alliés et c’est finalement Bradley qui débloque la situation à l’Ouest du Cotentin, avant que la coalition ne rate l’encerclement de la poche de Falaise et ne prenne finalement la route de l’Est à la suite de troupes allemandes toujours pugnaces, se repliant en bon ordre pour causer aux Alliés bien d’autres soucis.

Sur les cinq chapitres consacrés aux opérations proprement dites, on note que l’auteur fait une place particulière et assez documentée aux conditions psychologiques dans lesquelles évoluent les combattants, leur consacrant un chapitre entier. Cet approfondissement est d’autant mieux venu que par ailleurs les questions qui font d’ordinaire le sel de l’histoire-bataille – la taille des canons, le nombre de chars, les qualités comparées de deux versions successives du Panzersturmgeschütz et autres points cruciaux pour initiés – ne semblent pas passionner Olivier Wieviorka.

L’élargissement de perspective qui suit ces chapitres opérationnels est également une bonne surprise puisqu’il permet de traiter du rôle de la Résistance intérieure, de la position de de Gaulle et des relations entre libérateurs et libérés ; une dimension finalement trop souvent éludée, et pour cause, par des auteurs majoritairement anglophones.

Finalement, l’ouvrage d’Olivier Wieviorka offre un bon compromis entre une documentation abondante et sérieuse, une présentation claire et des aperçus intéressants, quoique pas toujours très développés, sur des questions trop rarement évoquées. On ne lui reprochera guère qu’une correction un peu rapide et un penchant pour les titres en forme de clins d’œil lourdingues, de « Au Pays des Soviets » (pour parler des appels du pied de de Gaulle à Staline) à « L’autre côté de la colline » (en référence à l'ouvrage de Liddell Hart) en passant par le doublement consternant « à l’Ouest, rien de nouveau » suivi par « à l’Ouest, que du nouveau » : péchés véniels qui n’enlèvent pas grand-chose à un livre décidément bien fait.

Histoire du débarquement en Normandie, Olivier Wieviorka, 2007

lundi 14 juin 2010

La voie du Tao, un autre chemin de l’être

L’exposition « la voie du Tao » (la voie de la voie, autrement dit ?) a semble-t-il déçu les connaisseurs qui se plaignent d’une « muséographie digne d’une salle des ventes » et d’une accumulation disparate d’objets, sans considération d’époque et sans effort de commentaire. C’est sûrement vrai, mais, en tant que béotien assumé, je devais être imperméable à la déception. Je me suis certes promenée le nez en l’air à travers les salles consacrées aux origines du taoïsme, à la cosmologie, à l’alchimie et aux rituels, sans y apprendre grand-chose tant l’exposition est muette (il est vrai que je refuse de recourir aux abominables petits machins à oreilles). Mais au fil de cette déambulation on recueille tout de même quelques impressions.

D’abord, c’est le pur plaisir des yeux (quel dommage qu’on ne puisse jamais toucher !) qu’offrent les porcelaines biscuits monochromes, lisses et lourdes comme des liquides saisis dans leur écoulement, les vases en porcelaine à émaux, aux formes diaboliquement simples, les minuscules détails des paysages sculptés dans des roches composites, ou les couleurs désaltérantes des grandes peintures où des dizaines d’immortels arborent des robes chamarrées.

Mais on est frappé aussi par l’abondance extraordinaire de documents écrits ; par la richesse d’une symbolique foisonnante où cohabitent les pêches, les chauves-souris, les tigres et les dragons (bien sûr) sans parler des omniprésents trigrammes ni des constellations ; par les représentations verticales et minutieuses d’un monde à « registres » où les divinités pures d’avant la création surplombent la bureaucratie bourgeonnante des immortels ; et généralement par une tension permanente vers l’exhaustivité et l’équilibre qui ne se résout pas dans une clôture finale – l’édition périodique de « canons » semblant avoir pour fonction autant de consacrer des textes nouveaux que d’en exclure.

On s’interroge également, au fil de l’exposition, sur ce qui rapproche le taoïsme des monothéismes occidentaux ; car si au premier chef c’est une conception du monde totalement différente qui frappe le spectateur, à la réflexion l’aspiration sous-jacente aux deux formes de pensée a sans doute quelque chose d’universel puisqu’elles posent les mêmes questions : l’immortalité, le salut et la rétribution des péchés, la pureté… De la même façon que le taoïsme accepte et digère la « révélation permanente » sans se crisper férocement sur les hérésies comme l’a fait le christianisme, il englobe d’autres préoccupations universelles que les monothéismes excluent : l’influence des astres et celle des simples et des métaux, dont l’étude est si vite devenue en Occident suspecte aux autorités religieuses. Les étoiles et les herbes, qu’elles soient affaire de prêtres ou de sorciers, touchent en tous cas en Orient ou en Occident au sacré et entretiennent avec les hommes des rapports mystérieux, compréhensibles par les seuls initiés.

Si le champ du sacré est le même de part et d’autre de l’Oural, pourquoi a-t-il été traité de façon aussi différente ? Est-ce la désagrégation du pouvoir temporel, ou simplement un avènement tardif au milieu des débris de multiples paganismes, qui a laissé en Occident le champ libre à une Eglise indissolublement civilisatrice et répressive, portée à rejeter avec fureur tout un héritage païen de communion avec le monde – sources, rivières, grottes et luminaires – et à soupçonner partout, et d’abord en toute femme, des ennemis de la Vérité? En quoi la société a-t-elle structuré ces religions, et en quoi celles-ci l’ont-elle à son tour modelée pour que le virage de la Chine vers la modernité ait été si tardif (et si brutal) ? Ma foi, il faudrait être plus familier que moi de l’histoire des civilisations pour ébaucher une réponse ; avec tout ça, je ressors donc de l’exposition (et du petit fascicule Découvertes Gallimard sur le taoïsme, qui la complète utilement) certainement pas plus taoïste qu’avant, mais encore plus fascinée par ces extraordinaires constructions intellectuelles et sociales issues des bizarres grouillements de l’inconscient, comme les coraux se forment par l’aveugle et aléatoire interaction de milliers d’organismes sans volonté.

La voie du Tao, un autre chemin de l’être, au Grand Palais

mardi 8 juin 2010

Affliction

Affliction est un curieux titre pour raconter l’histoire d’un homme que les échecs et les frustrations font un jour basculer de l’autre côté de la raison. C’est aussi un roman assez bizarre, du fait d’un choix de point de vue inhabituel. C’est Rolfe, le frère de Wade Whitehouse (le forcené susnommé, donc) qui raconte l’histoire. Celle-ci se passe dans son village natal, au milieu de personnes dont il connaît le caractère, les expressions, les voitures et les petites amies. Mais quant à l’histoire de Wade elle-même, il ne la connaît finalement que par ouï-dire, ce qui fait que le livre renferme finalement deux récits : celui, pathétique, de Wade et de ses efforts inutiles et douloureux pour regagner l’estime et l’amour de son entourage ; et celui écrit en creux de la tentative de Rolfe pour se mettre dans la peau de son frère. Le lecteur, de ce fait, est sans arrêt tiré hors de l’histoire par l’idée qu’en fait, le narrateur ne fait que reconstituer ce qui s’est passé, ce qui rend assez étrange les longs passages détaillés consacrés, par exemple, aux inconvénients de la niveleuse pilotée par Wade.

Affliction est donc un livre assez inconfortable pour son lecteur sur lequel, en plus de la perplexité liée au procédé narratif, pèse le drame de Wade auquel se superpose la souffrance de Rolfe ; si elle n’est pas l’objet de son récit, cette souffrance transpire de son projet, car quelle autre motivation que la douleur l’aurait incité à entreprendre cette absurde et minutieuse reconstruction ? Le malheur de Wade et celui de Rolfe se répondent, le premier observé par le lecteur à travers le regard de son frère, le second deviné dans les creux d’un discours qui parle d’autre chose ; et le jeu de miroirs se poursuit quand l’image du père se superpose à celles des deux frères dont les regards croisés révèlent le malheur de cet homme brutal qui a gâché leurs vies.

Il est bien dommage qu’un livre aussi intelligent ait été desservi par une traduction paresseuse et, il faut l’avouer, par le fait qu’en réalité je n’avais pas très envie de lire encore une histoire de bouseux américains dans des contrées glaciales et désespérées. Mais j’aurais pu y penser avant…

Affliction, Russell Banks, 1989
Trad. Pierre Furlan

François Desouche au pays des Droits de l'Homme, ou les incertitudes du collectif

(C'est juste un vieux truc écrit il y a deux mois et déjà mis en ligne en d'autres lieux; je le recolle ici pour ne pas le perdre).

J’ai découvert récemment le blog François Desouche, qui propose une relecture de l’information orientée par la préoccupation du sort des « Gaulois » menacés d’extinction. Les commentaires des différents sujets sont fascinants de violence (et souvent, d’ailleurs, de chiennerie bien gauloise, pour le coup). Le fondement de l’appel au meurtre qui, sous différentes formes, est martelé par les lecteurs est, en général, un amalgame entre l’individu et le collectif. Le procédé est d’ailleurs ancien : les Juifs sont depuis deux mille ans un peuple déicide, comme s’ils s’y étaient tous mis, et comme si les descendants des Juifs d’il y a vingt siècles avaient tout frais sur les mains le Sang vénérable. Sont aussi régulièrement évoqués les "Nègres" qui grimpaient aux arbres quand les Européens construisaient des cathédrales, comme si cette circonstance, avérée ou non, créait des mérites spéciaux aux Européens d’aujourd’hui qui, comme le disait Figaro, se sont donnés la peine de naître.

A parcourir le blog, un certain confort moral s’érode : pour ma part, les réactions à un article sur la situation d’un Angolais sans papiers défendu par un collectif local (réactions que je laisse imaginer), m’ont particulièrement troublée. Car oui, cet homme est ici hors-la-loi ; oui, cette loi, ou une autre moins rigoureuse mais tendant à la même fin, sont nécessaires pour assurer la stabilité de l’Europe et de son niveau de vie lentement acquis et démocratiquement garanti. Mais cette nécessité est affirmée par « François Desouche » dans les termes mêmes qui défendent aussi des mesures comme la suppression rétroactive de la nationalité française aux enfants d’étrangers et, en général, la protection active de la pureté ethnique et culturelle des Gaulois ; cela finit par interroger.

Car qu’est-ce qui distingue cette loi de la prétention affichée par les descendants des bâtisseurs de cathédrales à détenir par le fait de leur naissance le monopole d’un certain héritage ? Toute nécessaire qu’elle est, qu’est-ce qui la rend légitime à exclure un Angolais ou un Malien d’une ville, d’un logement, d’un emploi, d’une école – parce que ses ancêtres n’ont pas bâti les cathédrales ?

J’entends cette légitimité au regard des valeurs libérales, de la reconnaissance des droits de l’individu, et de l’aspiration à l’universalité : au regard, autrement dit, de la Déclaration des droits de l’homme qui fait le préambule de notre Constitution, et qui n’est par essence pas réductible à une Déclaration des droits du citoyen français. Dans cette perspective, aucune loi ne devrait être votée, aucune position ne devrait être tenue qui ne soit défendable quelle que soit la position que l’on occupe – Français catholique, musulman ou athée, Angolais ou Afghan, homme, femme ou enfant, malade ou bien portant. Cette perspective du moins bien loti est, comme l’a développé John Rawls dans la Théorie de la Justice (1971), celle qui fonde une éthique non religieuse. Mais comment sur cette assise de principe peut-on appuyer la constitution d’une communauté nationale, la revendication collective d’un héritage, la volonté de perpétuer cet héritage en le fermant à d’autres hommes ?

Le problème n’est pas neuf et s’est posé dès les premières années de la Révolution. Pour autant il reste aigu pour qui cherche honnêtement à penser les problèmes de l’intégration et de « l’identité nationale ». C’est l’idée du collectif qui est en question. « François Desouche » défend l’idée d’un collectif fermé constitué par héritage et dont le principal objectif est sa propre perpétuation. Si le caractère injustifiable de la chose saute aux yeux sur ce site, il est bien moins facile à identifier dans d’autres contextes. La question des fast-food hallal en est un exemple. L’initiative récente de Quick a déclenché de vives réactions et suscité un argumentaire à charge qui mélange la défense de la laïcité et celle de la tradition gastronomique française. Au total, c’est un peu paradoxal, parce que s’il y a un domaine où l’Islam est compatible avec les droits de l’homme, c’est bien les prescriptions alimentaires – absurdes, comme toutes les prescriptions religieuses, mais a priori relativement inoffensives, sauf peut-être pour les moutons. Reste qu’en effet, la plupart des Français ne mangent pas halal aujourd’hui, et leurs parents n’y auraient même pas songé : est-ce une raison pour se révolter à l’idée de manger hallal demain, si demain c’est le souhait de la majorité ?

Le collectif-héritage de « François Desouche » n’est pas compatible avec une société individualiste et libérale. Mais quel collectif, alors ? Le seul qui tienne au regard de l’éthique des Droits de l’homme est celui du contrat : le collectif est celui que forme un ensemble d’hommes résolus à se plier aux mêmes lois, à partager leurs services publics, à se défendre mutuellement, à protéger ensemble la veuve et l’orphelin. Fermer ce collectif-contrat à ceux qui, au dehors, seraient prêts à en accepter les règles est difficile et ne se justifie guère que par l'espoir que cette fermeture ne soit pas à jamais nécessaire ; en figer les contours et en préempter l’avenir, en interdisant à ceux qui en sont déjà partie de le faire évoluer, est impossible. Nous n’avons pas de droits sur l’avenir : notre histoire catholique ne disqualifie pas un avenir musulman ou taoïste. Qu’importe d’ailleurs : si les Droits de l’homme ont pu triompher de l’Eglise, ils doivent à terme amadouer Mahomet. Il n’y a qu’eux, et ce qu’ils recouvrent, qu’il faille à tout prix préserver puisqu’eux seuls sont compatibles avec une éthique non religieuse, donc à vocation universelle ; c’est leur histoire, leur langage, leurs philosophes que l’on doit, à travers les nôtres, enseigner, puisqu'aucune loi ne les protègera éternellement si les esprits ne leur sont pas acquis.