mardi 13 juillet 2010

Avant-propos à l’édition de 1954 du Manifeste du Parti Communiste

Le Manifeste du Parti Communiste a fait l’objet d’éditions innombrables ; celle qui m’est tombée sous la main est l’œuvre des Editions Sociales – œuvre collective apparemment puisque ni l’avant-propos ni les notes ne sont attribués à un auteur. Cet avant-propos est un joli morceau de style thorézien tendant en sept pages à faire écho aux points clés du catéchisme militant de l’époque, à savoir : pour l’essentiel, supériorité intellectuelle et morale du communisme ; incidemment, caractère national du communisme, et caractère évolutif de la pensée communiste ; en conclusion, avènement prochain de la société sans classes.

Pour établir la supériorité morale et intellectuelle du communisme, on n’y va pas par quatre chemins. D’abord, l’incantation pure et simple : on évoque « la beauté du manifeste, la vigueur incomparable du style, la rigueur des développements logiques », « une telle richesse de pensée qu’il convient de réfléchir sur chaque phrase », une « fresque magistrale », des « traits impérissables », « une vue sûre de l’avenir », « la prévision géniale »… Tout ceci pour qualifier le Manifeste, dont les auteurs sont également de saints hommes liés par « une amitié incomparable qui ne se démentit jamais ».

Car le deuxième procédé utilisé consiste à légitimer la doctrine par le caractère et les actes de qui la professe. Ainsi l’avant-propos du Manifeste évoque-t-il abondamment les géants de la pensée moderne que sont Lénine et « Staline, son meilleur disciple et son continuateur » (car nous ne croyons pas un mot du rapport du traître Khrouchtchev). « Lénine a analysé… il a démontré… il a fait revivre… il a tracé le plan général de la construction d’une société socialiste… il a défini… il a donné une conception achevée… ». Et que dire de Staline ? « Staline a élaboré la théorie… il a résolu, en théorie et dans la vie de l’Etat… il a versé au trésor du marxisme léninisme la Constitution soviétique… il a montré… ». C’est aussi l’occasion de rappeler que Staline a terrassé la bête immonde à lui tout seul : « il en a défini le sens et analysé le contenu, avant de diriger les gigantesques combats qui, etc ». La vie de tels hommes, à l’intelligence surpuissante et au cœur généreux, légitime la doctrine qu’ils prêchent. C’est le ressort sur lequel jouent les « vies de saints » des catholiques ; c’est un peu pervers, dans les deux cas, puisque les vies de saints, catholiques ou marxistes, sont évaluées avec les critères de la doctrine qu’elles justifient, ce qui, admettons-le, n’est pas très scientifique.

Or ce recours à l'incantation et à l’hagiographie est complété justement par un troisième système de légitimation : l’assimilation du discours à un raisonnement scientifique, et même plus (on évoque la « conception dialectique comme forme supérieure de la pensée scientifique »). Le marxisme est « une analyse entièrement nouvelle » (c’est vrai, d’ailleurs), dont la naissance « n’est pas un progrès ordinaire » mais un « changement qualitatif » ; la découverte des « lois » de l’histoire « a fait du socialisme une science ». Le marxisme « démontre scientifiquement… éclaire scientifiquement… ». La supériorité du mode de pensée dialectique risque de rester un peu fumeuse pour le lecteur moyen, mais l’idée de « l’unité de la théorie et de la pratique », de la « fin de la rupture entre la pensée et l’action » l’illustre d’une certaine manière. La malhonnêteté de ce rapprochement entre science et socialisme est double, d’une part parce qu’il joue sur l’idée qu’une science implique un déterminisme (donc une capacité de prédiction), d’autre part parce qu’il s’adresse à des lecteurs majoritairement peu versés en épistémologie et difficilement à même de trier entre ce qui est « science » et ce qui ne l’est pas. Que les Joliot-Curie se soient inclinés devant ce crédo est un peu plus troublant…

Les deux points suivants, concernant le caractère national du communisme et son caractère évolutif, relèvent en fait de l’apologétique ; en 1954, dix ans après la guerre et les alliances qu’elle a entraînées, le climat n’est pas au cosmopolitisme. En outre, la mémoire des retournements successifs de l’URSS pendant les années trente et le cuisant souvenir du pacte Molotov – Ribbentrop sont encore bien présents et exigent des soins curatifs minutieux.

Il n’est guère besoin de s’étendre sur le dernier point, l’avènement prochain de la société sans classes, qui orne les fins de discours comme l’Ite, missa est ponctue les volées de cloches du dimanche. Il faut malgré tout souligner que l’avant-propos du Manifeste donne moins d’un siècle à la Jérusalem céleste pour fédérer tous les peuples, en s’appuyant sur le fait qu’un siècle s’est écoulé entre le Manifeste et la fin de la seconde guerre mondiale : on voit là les limites du caractère scientifique de la doctrine, dont les outils de prévision semblent assez maigres.

Il n’est pas difficile cinquante ans plus tard d’étudier les ressorts mobilisés par un tel discours ; comme à l’athée pour croire en un dieu, il manque au lecteur, pour éprouver leur force de persuasion, tout ce qu’il y avait autour du discours – les modes de travail et d’organisation, les solidarités, les souvenirs… Plutôt qu’à comprendre le passé, l’exercice d’analyse peut sans doute servir d’entraînement à qui veut identifier les supercheries intellectuelles quand elles lui tombent sous le nez.

Avant-propos au Manifeste du Parti Communiste
Editions sociales, 1954

1 commentaire:

  1. Effectivement c'est bien sur l'analyse des mécanismes du discours que l'exercice a encore de l'intérêt. Servira t il pour nous éviter dans le futur ces dérives totalitaires, populistes ou autres usant de tromperies de la pensée? J'en doute tant notre environnement immédiat nous démontre l'inverse: nous aimons bien nous laisser berner par un discours d'évidences admises, jamais scientifiquement établies, légitimant de fait des prises de pouvoir sur l'opinion manichéennes. En quoi l'analyse que tu fais des caricatures de cette période éclaire t elle les pièges où la société du spectacle nous entraine?

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