dimanche 18 juillet 2010

Fascisme français, passé et présent

Fascisme français, passé et présent a été publié en 1987, alors que l’ascension des scores électoraux du Front national, notamment aux élections européennes de 1984, agitait beaucoup les esprits. La question est de savoir si « la France est en train de devenir fasciste ». D’aucuns, tels que Zeev Sternhell avec Ni droite ni gauche (1983) ou l’inénarrable Bernard-Henri Levy avec l’Idéologie française (1981), ont déjà répondu par l’affirmative : non seulement la France devient fasciste mais, qui pis est, le fascisme est fondamentalement et dès l’origine une doctrine française. Pierre Milza, spécialiste du fascisme italien, apporte à son tour à cette question une réponse nettement plus nuancée et qui peut néanmoins se résumer ainsi : non, la France ne devient pas fasciste ; elle pourrait redevenir vichyste, ce n’est pas tellement mieux.

Est-ce jouer sur les mots ? tout le propos de l’auteur est de discerner les nuances qui séparent différents courants de pensée qu’il suit minutieusement depuis le début du siècle, attribuant aux courants fascisants une matrice de gauche, du côté du syndicalisme révolutionnaire sorélien, et une ou plutôt plusieurs matrices de droite : l’ultracisme, le romantisme barrésien de la race, le césarisme de l’homme providentiel, le nationalisme, le racisme biologique… Fascisme français devient au fil de cet effort une sorte de bottin rempli d’individus aux idées arrêtées, s’adonnant à l’inexplicable habitude d’imposer à leurs amis leur couleur de chemise préférée. C’est de ce fait une lecture un peu ardue et l’on s’embrouille facilement entre les groupuscules et autres particules en général hautement éphémères qui rassemblent ou séparent tous ces agités.

Mais d’abord, qu’est ce que le fascisme ? en fait, il apparaît rapidement que le fascisme italien lui-même, seul fascisme abouti sous cette étiquette, a changé de visage au fil du temps. Pierre Milza semble admettre que le projet totalitaire, c’est-à-dire le débordement de l’Etat sur la vie privée et l’organisation de celle-ci au travers d’activités politiques, est une composante essentielle du fascisme, comme le bellicisme impérialiste et le recours permanent au mythe guerrier, comme une aspiration à la réconciliation nationale passant par une certaine justice sociale, comme un vitalisme exaltant la jeunesse et l’élan de vie, et comme enfin un caractère « révolutionnaire » affirmé qui distingue clairement le fascisme, orienté vers un futur à construire, d’une réaction orientée vers la restauration du passé.

Or s’il décèle dans les mouvements d’avant-guerre et jusque dans le premier Vichy cette aspiration à la réconciliation nationale et le rejet du parlementarisme qui en découle, Pierre Milza montre que le projet totalitaire est absent d’agendas largement réactionnaires qui visent plutôt l’émergence d’une autorité renforcée parallèlement à la décentralisation et au retour aux provinces ; que le bellicisme impérialiste, apanage des nations sorties insatisfaites de la guerre, n’existe pas, même au sein d’associations d’anciens combattants comme celle des Croix de Feu du colonel La Rocque ; que le vitalisme n’est pas dans les gènes d’une France éreintée démographiquement par la saignée de Verdun. Sans se défendre d’une certaine admiration pour les mouvements allemand et italien, qui les conduit à en emprunter les codes, les thuriféraires français de la force et de la virilité en politique semblent admettre que, dans ce système de valeurs, la France restera irrémédiablement à un rang inférieur, satellisée par l’Allemagne. (Notons que le racisme biologique et l’antisémitisme tiennent une place particulière dans ce déchiffrage ; bien présents en France où ils trouvent même, avec Gobineau et Vacher de Lapouge, certaines de ses racines, identifiables déjà dans le Vichy première manière, ils sont totalement absents du fascisme italien). Le rapprochement opéré par Pierre Milza entre le Front National et Vichy repose sur ces constats: plus qu'un projet belliciste et totalitaire le Front National affiche en effet, sans qu’on sache très bien s’il ne s’agit pas d’une façade, un nationalisme réactionnaire, anti-capitaliste et vaguement anti-parlementaire, pimenté d’un antisémitisme discret.

Pour disqualifier la référence au fascisme Pierre Milza aurait pu s’arrêter à la fin de la guerre, après avoir montré dans le second Vichy, à partir de 1942, une tendance à la fascisation visible à travers le renforcement de la centralisation et l’émergence de la Milice mais totalement coupée du "pays réel" et des Français qui ont dès ce moment retiré leur adhésion au régime. Il continue cependant à suivre les courants de pensée ultracistes ou suprémacistes à travers les trois décennies suivantes pour donner à voir la genèse de l’actuel Front national, qui apparaît comme la vitrine parlementaire d’une nébuleuse regroupant toutes sortes d’idées éventuellement contradictoires, des néos-nazismes « européens » du Mouvement Social Européen, de la FANE ou d’Europe Action, au traditionalisme chrétien des émules de Mgr Lefèvre et aux tenants de la Nouvelle Droite, attachés à rendre culturellement acceptables leurs idées différentialistes.

Fascisme français invite son lecteur à abandonner, dans le combat contre certaines idées aujourd’hui portées par le Front National, la référence au fascisme : non seulement cette une idéologie a fait son temps mais de plus l’insulte est facile à renvoyer, puisque le fascisme mussolinien, comme les itinéraires de Marcel Déat, Gaston Bergery ou Jacques Doriot, partaient de la gauche. L’invitation me paraît pouvoir être étendue au nazisme : les tendances anti-parlementaires, anti-libérales et anti-individualistes sont à combattre ici et maintenant, plutôt qu’au nom de temps révolus qu’au fond on ne connaît pas très bien. Cela enlèvera à leurs hérauts la satisfaction de dénoncer la sanctuarisation d’une mémoire fabriquée et de poser aux champions de la libre parole.


Fascisme français, passé et présent, Pierre Milza, 1987

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire