mardi 27 juillet 2010

Il faut qu'on parle de Kevin

J’ai bien dû lire trois ou quatre fois Il faut qu’on parle de Kevin depuis que je suis tombée dessus il y a deux ans dans un Relais H de la Gare de Lyon. Ledit Kevin, comme on l’apprend dès le début du livre, a commis juste avant ses seize ans un massacre particulièrement sanguinolent dans son lycée. Eva, sa mère, entreprend une correspondance avec son ex-mari pour tenter de mettre le doigt sur ce qui a mal tourné. Le résultat, bien que traduit sans trop de scrupules (la traductrice prend la « muzak » pour un compositeur – un cousin de Dvorak, j’imagine) est une plongée remarquablement réussie dans la subjectivité des relations familiales.

Grâce au parti-pris du roman épistolaire, la lancinante question du « pourquoi ? » est traitée à travers une sorte de jeu de miroirs. Eva, seul personnage à avoir la parole, donne son point de vue sur elle-même, sur le caractère de Kevin et sur ses relations avec ses parents ; elle recrée celui de Franklin, le père, en montrant en quoi, pour elle, il se trompe radicalement – mais ce faisant elle donne corps dans le récit à la possibilité qu’il existe une autre vérité que la sienne ; elle reconstitue tant bien que mal et tardivement celui de Kevin, qui lui est aussi opaque que Franklin lui paraît transparent, et là encore, elle ouvre à travers les quelques répliques de l’adolescent un nouveau point de vue sur elle, sur Franklin et sur Kevin lui-même. Ces différentes façons de comprendre le nœud de vipères que forme la famille sont remâchées par Eva et par le lecteur, qui tire ses propres conclusions de la façon qu’a Eva de se présenter. Et si au terme de cette rumination Eva admet, d’une certaine façon, s’être trompée et être coupable envers Kevin, le lecteur n’est nullement engagé par cette conclusion. L’énigme reste donc entière et cette obscurité illustre l’irréductible absence de vérité dans le huis-clos que constitue la cellule familiale. Qui a tort, qui a raison, qui est coupable ? la réponse n’est jamais autre chose que le résultat d’un consensus plus ou moins large entre observateurs plus ou moins partiaux. Dans le secret des alcôves et des cuisines, le consensus peut ne jamais se faire et la question restera indécidable, chacun se demandant alors indéfiniment si c’est lui, ou si c’est l’autre, qui ne tourne pas rond.

Une autre grande réussite de ce roman est qu’il parvient à susciter chez le lecteur de l’émotion et de la compassion pour des personnages qui sont tous fondamentalement antipathiques, pour ne pas dire plus. On pleurerait presque sur ce crétin pontifiant de Franklin, chez qui la capacité d’aveuglement se renforce bizarrement d’une totale sincérité ; la profondeur ténébreuse de la relation entre Eva et Kevin a quelque chose de tortueusement émouvant. La force de Lionel Shriver est en effet de ne jamais verser dans la caricature ; rien ne pourrait contre-balancer les traits les plus haïssables de ses personnages, mais rien n’efface non plus leur humanité sensible d’abord dans leur souffrance – celle qu’ils expriment ou celle que l’on devine. Le fil directeur du livre, celui de la découverte d’une vérité qui se dérobe, pourrait être frustrant ; mais, grâce à la densité émotionnelle entretenue par l’auteur, il est doublé et consolidé par l’autre cheminement dramatique, celui du timide progrès d’Eva et de Kevin vers une incertaine rédemption.

Il faut qu’on parle de Kevin, 2005, Lionel Shriver
Traduction Françoise Cartano

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