mercredi 14 juillet 2010

Impressions, 14 juillet

Jusque dans le 13ème arrondissement, les rues sont vides ce matin sous le ciel menaçant ; rares sont les automobilistes qui se hasardent à moins de cinq kilomètres de la Concorde. Plus j’avance et plus les piétons s’enhardissent. Sur le Pont des Invalides, je zigzague au milieu d’une foule paresseuse qui attend là Dieu sait quoi – les chars ne vont quand même pas passer par là. Avenue Franklin Roosevelt je tombe dans une ambiance de coulisses à ciel ouvert ; ici, trois jeunes gens en treillis finissent de se mettre en tenue, là on doit s’arrêter pour laisser passer autocar après autocar, remplis d’uniformes chamarrés. Sur le trottoir, des enfants agitent la main ; les héros rutilants, derrière les vitres, leur répondent. Et voilà que s'avancent trois Gardes Républicains en grande tenue, ridicules et magnifiques sous leur couvre-chef tortueux. J’ai abandonné le vélib ; même à pied, les choses se compliquent. Je contourne deux hommes au crâne rasé et au costume mal coupé qui marmonnent dans des émetteurs et je me rapproche tant bien que mal des Champs Elysées. Il y a des barrières partout, dans tous les sens : apparemment, l’idée est de tronçonner la foule pour éviter les mouvements de grande ampleur – c’est le même principe que les compartiments dans la coque du Titanic, d’une certaine façon. Je m’arrête derrière l’allée piétonne, sous les arbres, au moment où commence le défilé aérien. Les avions passent noirs contre le ciel de plomb, dans un ordre qui évoque bizarrement une parfaite immobilité, découpant de leurs ailes aigües leurs trajectoires impeccablement rectilignes. La musique démarre et les premières formations africaines attaquent le pavé ; mais je n’y vois rien ! en jouant un peu des coudes, j’arrive presque contre la barrière qui me sépare d’un no man’s land gardé curieusement par des jeunes filles en jeans, baskets et tee-shirts avantageux : seul un brassard orange signale qu’elles sont là pour faire régner l’ordre. Au demeurant, le public n’a pas l’air porté à la sédition ; il y a là des mères de famille, des enfants, des touristes et des messieurs d’un certain âge affichant l’étrange laisser-aller vestimentaire qui, les jours fériés, caractérise cette population. Bon, je vois les couvre-chefs des troupes qui défilent, les têtes, quelques épaules. Voilà les X ! misère, ça ondule sévèrement. Derrière eux, les élèves gendarmes sont plus sérieux. Passent les dolos dans leur uniforme bleu de France, le menton martial, les yeux sur l’horizon ; esthétiquement, j’ai un faible pour ces gars-là. Ensuite, une mer de casquettes blanches, et soudain, l’instant que j’attendais : il se met à pleuvoir. Rumeur ; les badauds se concertent, ouvrent leurs baluchons, et comme la pluie redouble beaucoup reculent pour s’abriter sous les platanes. Je passe aussitôt la barrière, traverse l’allée : je n’arrive pas jusqu’à la barrière suivante, mais c’est presque mieux, j’ai enjambé une barrière perpendiculaire à la chaussée et je la chevauche confortablement. Je suis aux premières loges pour admirer les pelotons qui se succèdent, encadrés de sous-officiers qui galopent le long des barrières et font des signes aux chefs de corps : non, doucement, oui, c’est ça, allez-y ! Dans tous les pelotons il y a des femmes, sauf au 13ème Dragons Parachutistes, qui défile sous ses peintures de guerre comme une escouade de fantômes. Par-ci par-là un malheureux est à contre-temps, les bras à l’envers : dans une formation qui défile en chemise blanche (je ne la dénoncerai pas), le maladroit, manque de chance, est Noir, on ne voit que lui. C’est déjà les dernières troupes à pied – je ne verrai pas la Légion, je suis trop près de l’Arc de Triomphe. Il défile un impressionnant effectif de police ; devant, le peloton de l’Ecole nationale supérieure de police a l’air, avec ses ceintures tricolores et ses casquettes à feuilles de chêne, d’un rassemblement de préfets. En queue, un peloton passe en tenue de travail, casquettes américaines frappées du mot POLICE et polos blancs rentrés dans la ceinture ; pour s’habiller comme ça, il vaut mieux avoir une silhouette irréprochable, comme le prouvent un ou deux contre-exemples aux abdos un peu ramollis. Derrière, les sapeurs-pompiers soulèvent une houle d’applaudissements. Les escadrons de la Garde, somptueux et inutiles comme leurs montures, prennent leurs positions de départ ; les chevaux placides agitent parfois la tête, les hommes leur tapotent l’encolure et leur passent les doigts dans la crinière. Et puis ce sont les véhicules : les motards de la Police et de la Gendarmerie qui défilent côte à côte (n’ont-ils pas le même ministère de tutelle ?) suivis de véhicules blindés légers à ne savoir qu’en faire. Les VAB qui passent en sifflant me ramènent quinze ans en arrière, lorsque ma brigade d’élèves officiers de réserve prêtait des vertus hypnotiques à ce chuintement du moteur enfermé dans un caisson étanche : de fait, tout le monde s’endormait à peine assis dans le VAB, mais nous nous endormions aussi bien par terre ou sur une chaise. Les Leclerc passent à leur tour dans un grondement de chenilles, puis les monstrueux canons automoteurs et toutes sortes de matériels roulant bizarres que je n’arrive plus à identifier. La pluie recommence à tomber dru et j’imagine que les PVP, des boîtes de conserve cubiques sur roues, se remplissent inexorablement par la trappe d’où dépasse, stoïque, le chef de bord. Voilà enfin les pompiers : ah, les braves gens ! ils ont peint sur leurs véhicules rouge vif, en lettres blanches bien lisibles, la fonction qu’ils remplissent : intervention grande intempérie, secours aux blessés, inondation… la dernière précision n’était pas nécessaire : elle est portée sur des canots métalliques empilés sur une remorque et dont, manifestement, on ne se sert pas dans les incendies de forêt. Ça y est, ils sont tous passés, et c’est un déluge qui s’abat soudain sur les Champs Elysées : trempés jusqu’aux os, les badauds grelottent et tournent en rond en cherchant à s’éloigner, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Le sol des allées est recouvert d’énormes flaques d’eau, on dérape dans la boue ; je croise un ou deux Jean-de-la-Lune dégoulinants qui se protègent consciencieusement la tête avec un journal proche de la dissolution. Sous la cataracte, d’autres trouvent tout de même le moyen de racoler un Saint-Cyrien pour une photo souvenir. Je ne verrai pas les parachutistes atterrir place de la Concorde, il y a trop de monde pour se frayer un chemin jusque là ; mais je les regarde descendre lentement, en une molle spirale, puis s’étager adroitement en diagonale dans le ciel. Chacun d’eux a un drapeau fixé à la jambe. Avenue Franklin Roosevelt à nouveau, j’enfourche un vélib et immédiatement, merveille ! j’ai chaud… le macadam irradie généreusement un souvenir de soleil. Le retour est une grisante chevauchée : dans la pagaille des rues fermées à la circulation et des véhicules militaires qui descendent les boulevards à grand fracas, il faut quitter le goudron sous les arbres des Invalides, sauter des trottoirs, contourner des barrières. Plus aucune règle n’a cours ; c’est l’école buissonnière.

1 commentaire:

  1. On comprend qu'il y ait tant de gens derrière un poste de télévision ce jour là! Tu restes muette sur l'élan patriotique, la nation,... : ce sentiment hexagonal était il patent parmi les spectateurs ou aurait il lui aussi, dégouliné avec l'orage jusque dans le caniveau, avalé par la débandade générale?

    RépondreSupprimer