Jude Fawley est un orphelin plein de nobles aspirations avec lesquelles il se débattra tout au long d’une vie courte et lamentable, au fil d’un vagabondage dans un Wessex imaginaire ; de Marygreen à Christminster, de Melchester à Shaston puis à Aldbrickham, son errance donne leur titre aux chapitres de son histoire. Le drame de son échec à s’élever socialement se conjugue à la malédiction qui le lie à sa cousine Sue, dont il est passionnément amoureux, alors qu’ils sont tous deux mariés à d’autres ; esprit tourmenté et libre-penseur, Sue l’entraîne à remettre en cause la religion et le mariage avant de se convertir lors d’un épisode particulièrement mélodramatique. Elle retourne alors vers le mari qu’elle a quitté pour Jude, surmontant son dégoût pour obéir à sa conscience, tandis que notre héros s’étiole et meurt.
Tout ceci est éminemment romanesque et, de surcroît, inégalement écrit à mon goût, si tant est que l’on puisse dire d’un grand classique une chose aussi sacrilège. La naïveté de ce pauvre Jude et sa façon de penser tout haut sont parfois un peu agaçantes ; quant aux personnages secondaires, leur description ne s’embarrasse pas de nuances. En revanche, les procédés narratifs fonctionnent bien, permettant généralement au lecteur d’anticiper avec inquiétude ce qui va arriver aux protagonistes, mais le laissant toujours un peu en retard sur l’évolution cahotante de leurs idées et de leurs sentiments – ou plus précisément, des idées et des sentiments de Sue, qui est particulièrement lunatique.
Au-delà de ces questions techniques, le roman est d’abord une dénonciation du mariage comme institution sociale et morale. En montrant ses personnages prisonniers de mariages sordides et totalement incompatibles avec leurs aspirations profondes, puis en décrivant l’échec tragique de leur relation, pourtant fondée sur des affinités réelles, et son effondrement sous le poids des convenances, Thomas Hardy met en cause le mariage en jouant sur un registre dramatique. Parallèlement, il use aussi d’un registre ironique, dont les meilleurs exemples sont ces deux citations: « Ainsi donc, debout devant cet officiant, tous deux jurèrent qu'à n'importe quel autre moment de leur vie, ils croiraient, désireraient et sentiraient exactement ce qu'ils avaient cru, senti et désiré les quelques semaines précédentes. ». « Le loueur de chambres avait entendu dire qu'ils étaient un ménage bizarre. Ayant vu Arabella embrasser Jude un soir où elle avait pris un cordial, il s'était demandé s'ils étaient vraiment mariés, et se préparait à leur donner congé. Mais un jour, par hasard, il l'entendit haranguer Jude en termes violents, puis lui jeter un soulier à la tête. Ayant reconnu la note habituelle des gens mariés, il en avait conclu qu'ils devaient être respectables et n'avait plus rien dit. »
Les contradictions entre une morale naturelle, qui inciterait chacun à faire le bien de lui-même et de ceux qu'il aime dès lors que cela ne fait pas de mal à autrui, et la morale sociale et religieuse qui fige les relations par le mariage, s’incarnent en la malheureuse Sue, personnage nettement plus intéressant à mon goût que le Jude éponyme (pas Obscur pour rien) et se traduisent par un comportement incohérent qui la rend aussi difficile à vivre que devait l’être l’âne de Buridan. La pauvre réussit à donner toutes les apparences des débordements les plus coupables tout en soumettant son soupirant à une continence torturante et prolongée ; pendant la moitié du livre, Thomas Hardy parle en fait assez ouvertement de frustration sexuelle. Pour que Sue se résolve enfin à coucher avec Jude, il faut que resurgisse Arabella, la première épouse. Quant à se marier avec Jude, et bien qu’elle soit divorcée, Sue, instruite par sa décevante expérience conjugale, ne s’accommodera jamais de cette idée, même enceinte de son troisième enfant.
Je serais bien curieuse de lire les critiques qu’a suscitées Jude l’Obscur lors de sa publication ; elles ont dû être assez salées, puisque Thomas Hardy a renoncé par la suite à écrire des romans. C’est, de fait, un livre éminemment subversif et correctement romanesque : il n’empêche qu’on ne s’attache guère aux personnages et que Jude l’Obscur reste pour moi moins touchant que la malheureuse Tess d’Urberville.
Jude l’Obscur, Thomas Hardy, 1895
Trad. F.W. Laparra
samedi 10 juillet 2010
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