mardi 31 août 2010

Un homme au singulier

L’homme au singulier, c’est George, prof de fac britannique en Californie. George vit seul depuis la mort de Jim dans la maison qu’ils partageaient. Le récit lui emboîte le pas pendant vingt-quatre heures d’une journée presque ordinaire : George se lève, George se regarde dans la glace, George envisage de se recoucher et de déprimer tranquille, George se rase, etc. Le moins que l’on puisse dire est qu’il s’agit d’un projet narratif un peu aride, heureusement assaisonné d’un certain humour, notamment à travers les décalages entre le George social – qui conduit sa voiture, harangue ses élèves, dîne avec une vieille copine, le tout par la seule force de l’habitude – et le George intérieur, qui laisse l’autre se débrouiller en pilotage automatique et qui soliloque pendant ce temps pour le seul bénéfice du lecteur.

Ce livre est semble-t-il celui dont Christopher Isherwood lui-même faisait le plus de cas; il a inspiré un film et a suscité des flopées de commentaires enthousiastes. Pour ma part, j’ai dû passer à côté de quelque chose ; malgré la surprise finale, qui m’est apparu comme une pirouette pas très inspirée, je n’ai pas très bien vu où l’auteur voulait en venir, au total. (C’est d’ailleurs l’objectif, j’imagine, puisqu’il peint une journée qui ne va nulle part). La solitude de George, qui est le véritable sujet du livre, n’est pas si pathétique que cela car elle a quelque chose de très banal et presque d’universel : point n’est besoin d’être homosexuel et britannique pour se sentir largement déconnecté de sa propre vie sociale.

Bref, de mon point de vue, on peut très bien lire ce roman, d’autant qu’il ne fait que cent quatre-vingt-dix malheureuses pages - ce qui a toujours le don de m’énerver: je déteste ces livres d’où l’on est sorti avant d’avoir eu le temps d’y entrer. On peut aussi s’en passer, et lire autre chose.

Un homme au singulier, Christopher Isherwood, 1964
Traduction Léo Dilé

lundi 30 août 2010

Le Ruban blanc

Le Ruban Blanc est la chronique d’un village allemand entre l’été 1913 et l’été 1914. Le pasteur, le médecin, le Baron et son régisseur sont les notables de cette petite communauté écrasée, dans ses vêtements sévères et ses chambres sombres, entre la plaine blanchie de neige ou de lumière et le ciel immense. Les enfants sont élevés à la trique, les jeunes filles sont pétrifiées par la crainte du qu’en dira-t-on, les pères de famille que l’on soupçonne d’insubordination sont acculés au suicide. Bref, tout cela respire la joie de vivre. Et voici que surviennent une série d’évènements violents et inexpliqués: des attentats contre le médecin, le fils du Baron, celui de la sage-femme…

Qui commet ces méfaits ? le film s’achève au moment de la déclaration de guerre, sans que la question ait été vraiment élucidée. Le spectateur est invité à conclure que ce sont les enfants du village qui se vengent ainsi, de façon méthodique et inexplicable, de la violence que leur infligent les adultes. Méthodique, car ils ne sont pas démasqués et opposent à ceux qui les interrogent un front serein et têtu; Klara, la fille aînée du pasteur, se fait leur porte-parole et ne démord jamais d’une version minimaliste des évènements. Inexplicable, car on ne comprend jamais très bien de quoi, précisément, ils se vengent. En effet, dans le Ruban Blanc, la faute importe beaucoup moins que le châtiment. La faute est mystérieuse, mal définie, elle se perd, elle n’est pas montrée: ainsi la cause de la correction que reçoivent Klara et Martin au début du film n’a-t-elle, au fond, aucune importance. Ce caractère contingent de la faute et du fauteur apparaît de nouveau lorsque le fils du métayer dont la femme est morte dans la scierie du Baron tente de discuter avec son père de la responsabilité du Baron. Tu n’es pas sûr qu’il est coupable, lui dit son père. Je ne suis pas sûr qu’il est innocent, répond le fils. Peu importe, au fond : le geste de vengeance du fils est dicté par la rage qui le possède et non par une question de justice. De même les sévices infligés à Sigi, le fils du Baron, et à Karli, l’enfant demeuré de la sage-femme, apparaissent comme punitions de péchés qui restent tus – ou du moins qui doivent l’être, à hauteur d’enfant – et dont on ne sait pas très bien qui au juste les a commis. L’épilogue du film semble reprendre ce thème d’une faute qui se dérobe et d’un châtiment magnifique : on ne saura jamais qui, au juste, s’en est pris au docteur, à Sigi et à Karli, mais la guerre arrive et offre au problème sa conclusion et à la faute sa rétribution.

Cette recherche d’une violence purificatrice est rendue intelligible par ce que le film montre de la vie du village. Les personnages sont généralement opaques : leur maintien ne trahit jamais rien – deux fois, dans le film, une femme pose la tête sur l’épaule ou le bras d’un homme: sa position est alors si contrainte, si bizarre et si dépourvue d’abandon, qu’elle ne la tient que quelques instants. Enfants et adultes sont emprisonnés dans un code qui ne permet pas l’expression de la tendresse, comme le montrent de façon pathétique les deux scènes où le fils cadet du pasteur lui demande l’autorisation de garder un oiseau blessé, puis le lui offre: l’homme et l’enfant sont émus, mais sont incapables de l’exprimer et de faire de cette émotion une étape de leur relation plutôt qu'un cul-de-sac. Les dialogues non plus ne révèlent rien: ils sont tronqués ou faussés, obéissant souvent au même schéma, celui de la recherche obstinée et frontale d’une réponse. A l’interrogatoire de Martin par son père répond celui d’Erna par les deux policiers, et ce sont deux moments d’une violence insupportable, surtout faite à des enfants ; mais les litanies du petit Rudi posant vingt fois la même question à sa sœur sans obtenir de réponse qui le satisfasse relèvent en fait de la même parodie de dialogue. A contrario, lorsque les personnages entreprennent de se dire réellement quelque chose, on le regrette assez vite : c’est le cas lorsque le médecin dit à la sage-femme ce qu’il pense d’elle, avec une remarquable cruauté. Pas de tendresse, pas de dialogue, et même la masturbation est impossible : que reste-t-il d’autre aux enfants que la violence et le châtiment sans cause, dont l’exemple est d’ailleurs donné par les adultes ?

Je pense qu’on peut discuter des parti-pris esthétiques et narratifs du Ruban Blanc – trouver, par exemple, le personnage du maître d’école insipide et peu crédible, ou regretter une absence générale de mouvement finalement assez peu cinématographique. Cependant, ce film m’a paru offrir une lecture très frappante tant sur le plan psychologique des rapports entre la contrainte sociale et la violence, que sur le plan philosophique des rapports entre l’innocence, la faute et le châtiment, et sur le plan historique des racines puritaines du bellicisme et de la violence sur lesquels les nazis ont prospéré.

Le Ruban Blanc, Michael Haneke, 2009

vendredi 27 août 2010

Histoires cruelles

Je ne sais jamais très bien par quel bout prendre un recueil de nouvelles. En général cela se lit agréablement, avec quelquefois des histoires très réussies. Mais pourquoi un recueil ? et pourquoi dans cet ordre ? Bref. Histoires cruelles a en tous cas le mérite de présenter une certaine cohérence. La plupart des nouvelles de ce recueil racontent un moment où le monde sort de ses rails avant, le plus souvent, d’y rentrer – pesamment, à regret, et en laissant planer un doute qui ne s’effacera plus.

C’est le cas dans Passage rapide d’animaux, lorsque le futur couple partant en week-end se retrouve soudain, faute de préparation, dans une situation fort périlleuse, avant de bénéficier d’un salut inespéré ; mais aussi dans Toutes griffes dehors, qui décrit l’aventure d’un jeune homme qui se retrouve, à la suite d’un pari, propriétaire d’un serval qui démolit méthodiquement son appartement avant de disparaître ; ou encore dans Jubilation lorsqu’un alligator vient rappeler au narrateur, de la façon la plus brutale, que son lotissement idéal est bâti à la va-vite dans un environnement hostile ; et dans Chasse à l’éléphant, quand le héros, chasseur passionné armé d’une carabine légère, se retrouve nez à nez avec un éléphant furieux. Dans chacune de ces nouvelles, la morale de l’histoire, si j’ose dire, se résume à « comment peut-on être aussi con ? ». Par l’intervention d’un phénomène naturel (je pense qu’on peut qualifier les servals, les alligators et les éléphants de « phénomènes naturels ») les personnages sont brutalement mis en face de leur propre stupidité ; c’est en cela que les histoires sont cruelles – notons qu’Histoires Cruelles n’est d’ailleurs pas la traduction littérale du titre du recueil.

On retrouve le même schéma dans Cécité Solaire, où un prophète de malheur vient troubler les gros fermiers de la Terre de Feu au sujet de la couche d’ozone, avant que son départ ne les rende à leur bienheureuse inconscience. Chixculub est également bâti de cette façon : la catastrophe, ici la mort d’un enfant, semble brutalement toute proche et inévitable avant d’être détournée. Le parallèle explicite avec l’astéroïde frôlant la terre au lieu de la toucher et de déclencher un cataclysme réintroduit le phénomène naturel en même temps qu’il signale qu’ici, comme dans Cécité solaire, la stupidité n’est pas celle d’un individu, mais d’une espèce entière (la nôtre, pour mémoire).

Au demeurant les boulets dont le vent fait frissonner les personnages de ces nouvelles sont parfois moins des phénomènes moins naturels que sociaux ; le narrateur de Au pied du mur évite in extremis de s’engager sur une pente savonneuse avec des dealers ; celui de Le voici met un pied dans la clochardisation avant de rebrousser chemin en catastrophe après avoir été témoin d’un meurtre entre vagabonds.

Ce schéma répété donne de l’Amérique (ou du monde, en général ?) une vision perturbante : celle d’un univers où la maîtrise des hommes sur leur environnement social ou naturel est beaucoup plus limitée qu’ils ne le croient – ou, plus précisément, qu’ils n’acceptent de s’en souvenir ; car en fait, les personnages connaissent les risques, mais ne veulent pas y penser. Ce tableau est complété par une ou deux nouvelles bâties sur un schéma différent, la plus remarquable étant Cynologie : l’évolution troublante d’une éthologue qui se prend pour un chien illustre la fragilité du corset de mœurs et d’habitudes qui nous distingue des animaux.

Notre monde physique et social est précaire, fragile, fissuré par endroits ; il tient en place Dieu sait comment ; et par-dessus le marché, nous sommes trop crétins pour éviter de marcher dans les trous. Pour le coup, on comprend mieux le principe du recueil de nouvelles. C’est grosso modo celui des campagnes contre l’alcoolisme, où les méfaits de l’alcool sont illustrés de douze petits films différents ; la différence majeure étant, évidemment, qu’on ne s’en tirera pas juste en arrêtant de boire.


Histoires cruelles, TC Boyle, 2005
Traduction André Zavriew

mercredi 25 août 2010

Les hirondelles de Kaboul - L'attentat - Les sirènes de Bagdad

Yasmina Khadra a choisi d’écrire en français plutôt qu’en arabe. C’est un hommage à notre langue, qui est donc aussi la sienne, et un enrichissement du patrimoine littéraire français : on ne peut que s’en réjouir. En revanche, on n’est pas forcément sensible au style qu’il a adopté. Personnellement, j’ai été exaspérée par l’usage répété et souvent incongru qu’il fait de certains de ses mots préférés : engrosser (les villes sont « engrossées de délires » et les rues d’embouteillages), cisaillé (s’applique indifféremment aux jarrets quand on a une crampe, au visage quand on fait triste mine, au corps en cas de fatigue), crevoter (néologisme formé sur vivoter et dont le sens ne fait pas débat).

Et que dire de son lyrisme encombrant et sa propension à filer les métaphores un peu trop longtemps et à les reprendre un peu trop souvent ? il a tellement de façons de parler du jour retroussant les basques de la nuit ou de l’horizon accouchant dans le sang d’une nouvelle journée qu’on finit par souhaiter vigoureusement le voir écrire simplement « le jour se levait », pour une fois. Je suis tout aussi allergique à son animisme littéraire qui le conduit à évoquer les regrets d’une manche de chemise ou les souvenirs d’une paire de savates. Qu’on ne me dise pas qu’il s’agit d’un emploi inventif de la métaphore : des phrases comme « j’ai pris une douche brûlante comme on prend son mal en patience » ne relèvent même plus de la métaphore, mais de la bourde pure et simple. D’ailleurs, certaines formulations sont au-delà de toute excuse : «je veux comprendre comment [elle] a été plus sensible au prêche des autres PLUTOT qu’à mes poèmes». Ce «plutôt» me tue, franchement. Que fait l’éditeur ?

Enfin je regrette amèrement que Yasmina Khadra manie le discours direct sans grand discernement, en jouant des registres de langage au petit bonheur. Certes Zunaira, l’avocate cloîtrée des Hirondelles de Bagdad, a fait des études, mais enfin ce n’est pas une raison pour lui faire rejeter le tchadri en ces termes: «une tunique de Nessus ne causerait pas autant de dégâts à ma dignité que cet accoutrement funeste qui me chosifie». A contrario, les jeunes irakiens paumés des Sirènes de Bagdad s’expriment, bizarrement, comme des caïds des années 50 (qui dit encore «mon blaze»?)

Mais parlons un peu du fond, tout de même. Les trois romans de la trilogie dépeignent trois facettes du malheur d’un monde arabe rongé par la guerre et abruti de fanatisme. Les Afghans, les Palestiniens, les Irakiens y croupissent dans leur misère et dans le souvenir de leur gloire passée ; l’Occident ne leur offre rien, et l’on rencontre dans l’Attentat et dans les Sirènes de Bagdad deux «bougnoules de service», le Dr Jaafari et le Dr Jalal, qui ont cru aux promesses de liberté et d’égalité avant d’être rejetés par ceux qui les tenaient. Les personnages principaux sont masculins et tous font preuve d’attitudes étonnamment infantiles : le Dr Jaafari suffoque de rage à l’idée que sa femme morte l’a peut-être trompé, Mohsen Ramat se plaint auprès de la sienne, emmurée vive dans son tchadri, qu’il n’a plus de raison de vivre si elle le boude, et le protagoniste des Sirènes de Bagdad ne peut pas survivre à l’humiliation de son père : autrement dit, un évènement qui, dans de nombreux romans, rend le héros prématurément adulte tue purement et simplement le Bédouin moyen. Reconnaissons d’ailleurs qu’à l’inverse, ledit Bédouin a déjà à survivre à pas mal de choses qui épargnent la plupart des héros de roman.

La force des romans de Yasmina Khadra et leur caractère dérangeant viennent de ce que l'auteur parvient, en montrant les impasses dans lesquels se débattent ses personnages, à faire comprendre et adopter le point de vue de ces hommes qui cherchent à rendre un sens au monde en se tournant vers Dieu et vers le passé. En affligeant ses personnages d’une immaturité flagrante, il explique leur recherche pathétique d’une sorte d’état d’innocence ou rien ne changeait jamais et où les vieillards étaient forcément plus sages que leurs cadets. A travers Dieu, ces jeunes gens semblent rechercher désespérément une figure paternelle immuable et absolue. Le constater ne fournit pas de solution à la tragédie de ces Arabes humiliés et privés d’avenir ; le lecteur est donc libre de conclure comme il le souhaite, et de se demander si c’est l’absence de perspectives qui enfonce les héros de Khadra dans leur puérilité islamisante, ou si c’est l’inverse.

Les hirondelles de Kaboul (2002), L’attentat (2005), Les sirènes de Bagdad (2006), Yasmina Khadra

lundi 23 août 2010

L'élu

L’élu est l’histoire de l’adolescence d’un garçon exceptionnellement brillant, fils aîné du chef spirituel d’une communauté de hassidim, dans l’Amérique de l’immédiat après-guerre. Témoin de cette adolescence, Reuven Malter, le narrateur, est lui aussi un garçon très intelligent, intellectuellement curieux et profondément respectueux des traditions, des usages et des textes de la religion juive. Les deux garçons deviennent amis après un match de base-ball particulièrement disputé au cours duquel Danny blesse Reuven à un œil ; tout le premier tiers du livre est consacré à ce match et au séjour de Reuven à l’hôpital, qui coïncide avec le Débarquement en Europe.

Le deuxième tiers couvre une année, pendant laquelle l’amitié de Reuven et Danny s’approfondit alors que s’achève la guerre et que se dévoile le massacre des Juifs d’Europe. Les deux garçons entretiennent avec leur père une relation très forte, alors que les mères sont inexistantes (celle de Reuven est d’ailleurs morte). Reb Saunders, qui élève son fils sans lui adresser la parole, est une énigme pour Reuven, très proche de son propre père. Au cours de ce second livre, Reuven découvre la trappe dans laquelle se débat Danny, qui ne veut pas du statut de tzaddik (chef spirituel) qu’il héritera de son père, et qui redoute de le décevoir.

Le troisième livre se déroule sur deux ans. Alors que les deux jeunes gens fréquentent l’université, ils sont contraints d’interrompre toute relation car le père de Danny a pris farouchement parti contre le sionisme, dont le père de Reuven est l’ardent avocat. Lorsque le conflit s’éteint peu à peu, alors que la reconnaissance d’Israël devient un fait établi, Danny et Reuven se rapprochent et c’est finalement à Reuven, devant Danny muet, que Reb Saunders expliquera pourquoi il a choisi de garder le silence avec son fils, et pourquoi il lui rend sa liberté et accepte que Danny devienne psychanalyste. Reuven, lui, sera rabbin.

L’élu est un livre émouvant et adroitement construit, qui entrelace autour de ses quatre personnages les thèmes de la construction de l’identité : la digestion d’une culture millénaire et l’ouverture vers des sujets neufs ; l’irruption de l’histoire vécue qui force les jeunes gens et leurs pères à s’interroger sur ce qu’ils doivent à leur peuple ; le père, guide, exemple et obstacle. Par la voix du jeune Reuven Malter, futur rabbin passionné de logique symbolique et en paix avec son avenir, par l’image de Danny Saunders, torturé par son attachement à des traditions intellectuelles qui lui donnent le goût et lui ferment la voie d’une modernité à laquelle il aspire désespérément, Chaïm Potok donne des Juifs américains de l’après-guerre l’image fascinante de gens possédés d’un infini respect du savoir et d’une conscience aigüe d’un destin collectif à prolonger.

Je me demande, tout de même, si tous les écrivains juifs américains sont à ce point obsédés par les relations père-fils ? Philip Roth, le seul que j’ai pratiqué, m’avait semblé obnubilé par ce sujet : apparemment, ils sont au moins deux.

L’élu, Chaïm Potok, 1967
Traduction Jean Bloch-Michel

De bons petits soldats

Ce livre m'a été conseillé par un habitué de ces lieux, qui en fait le commentaire suivant:

"Malgré l'heure tardive, je ne peux pas dormir. Il faut que je continue à lire. J'ai acheté De bons petits soldats cet après-midi, sans en avoir jamais entendu parler. Chacun des rangers dont le mandat en Irak est relaté dans ces pages a vécu plus, parfois en une seule journée, que ce que n'importe quel soldat du mandat afghan auquel j'ai participé a vu en cinq mois.

Passé un petit temps d'adaptation dû à une étrange lubie du traducteur, qui s'obstine à traduire tous les sigles et acronymes et me les rend ainsi aussi étrangers que leur version originale m'est familière, je vois ma minuscule expérience s'imbriquer dans la GWOT bushienne.

Je revis tout, tant le récit est précis : les contacts avec les homologues afghans dont on ne sait jamais qui ils servent vraiment, les palabres irréelles sur le menu détail des tracas quotidiens, l'intimité violée des "locaux" quand débarquent les Robocops, la consternante nullité des soi-disant frères d'armes autochtones, les signes de la main des gamins, le choc des pierres lancées sur notre passage, les kilomètres parcourus sur des routes et des pistes régulièrement piégées, la montée d'adrénaline à chaque fois qu'un local manipule son téléphone portable à notre vue, les déflagrations seulement à moitié réelles des obus qui explosent à quelques dizaines de mètres, le regard incrédule échangé avec mon pilote après qu'une roquette nous a survolés comme un gros insecte mou, l'odeur de la ville submergée par les ordures, les véhicules qui versent de nuit parce que le pilote, dans son intensificateur de lumière, n'a pas vu un trou, les convois énormes qui se mettent en branle avant les premiers rayons du soleil, et tant d'autres choses...

On m'a récemment proposé de retourner en Afgha. J'ai dit "OK, mais le lieutenant X, ici présent, n'a aucune projection à son actif, et lui et moi on pense que ce serait bon pour lui d'y goûter". J'ai aussi dit que j'avais peur d'y retourner.

La guerre est une chose bien étrange, et un mec qui s'engage volontairement pour la faire en est une autre. Surtout quand il en revient vivant. Ceux au nom de qui certains se battent DOIVENT s'en rappeler.

Accessoirement, un soldat français ne peut, à la lecture de ce bouquin, s'empêcher de se demander où nous mènera la quête, actuellement plus frénétique qu'à aucune autre époque, d'interopérabilité avec les camarades américains. Il est déjà arrivé que notre armée endosse les uniformes et serve les matériels du cousin d'Amérique, mais à ma connaissance, jamais nous ne nous étions laissé aller à adopter aussi tous leurs modes d'action, et jusqu'à leur langage. Le mot "supplétifs" qu'emploient à l'envi les commentateurs les plus critiques n'est pas inapproprié. De cela aussi, les Français doivent être bien conscients."

Pour ma part, j'ai été également captivée par De bons petits soldats, qui m'a rappelé par de nombreux aspects Band of Brothers de Stephen Ambrose, ce livre racontant l'histoire de la Easy Company des plages de Normandie jusqu'à Berchtesgaden. Le désarroi et l'usure des hommes et des cadres devant la mort, le temps arrêté qui caractérise les longues rotations américaines - les soldats du 2-16 suivis par David Finkel restent quinze mois en Irak; les GIs de la Easy Company étaient en Europe jusqu'à la mort, ou jusqu'à la victoire -, l'arrière-plan de la vie civile américaine avec ses valeurs Colgate se retrouvent dans l'un et l'autre livre.

La différence majeure n'en est que plus saillante: les soldats de la Easy Company, eux, avancent. L'ennemi est devant eux. De là à dire qu'ils comprennent pourquoi ils sont en Europe, il y a évidemment un pas; il n'empêche que la fracture, pour eux, avec un monde civil qui peut au moins les suivre sur la carte, semble moins profonde que pour les hommes du 2-16 empêtrés dans les tas d'ordures explosifs de Bagdad - Est.

Ralph Kauzlarich, l'incurable optimiste qui commande le 2-16, fait pendant quinze mois le grand écart au dessus de cette fracture: au beau milieu de la réalité quotidienne des déplacements mortels sous un soleil de plomb, entre les égoûts à ciel ouvert et les engins explosifs improvisés, il s'efforce honnêtement de rappeler aux hommes terrifiés et découragés, comme aux Irakiens hostiles ou indifférents, le sens de leur mission de pacification.

Malgré toute sa conviction, le malheureux lieutenant-colonel ne persuadera pas le lecteur, qui referme le livre avec l'impression déplaisante que les forces armées ne sont pas à leur place dans un merdier comme l'Irak ou l'Afghanistan (ou le Viêtnam). Les morts du 2-16, et même les survivants, apparaissent comme autant de victimes sacrifiées à une cause perdue. Mais que faire d'autre?

De bons petits soldats, David Finkel, 2010
Traduction Jean-Paul Mourlon

Les Déracinés

Les déracinés, ce sont sept jeunes gens que l’on rencontre pour la première fois au lycée de Nancy alors qu’ils font la connaissance de leur nouveau professeur de philosophie, Paul Bouteiller. Celui-ci, qui a une haute idée de lui-même et du service de l’Etat, aura sur eux une influence durable ; ils le suivront dans sa destruction de toute certitude, mais buteront sur l’impératif moral kantien et resteront ainsi coincés au milieu d’un gué éthique en même temps que dépouillés de leurs racines lorraines et coupés de leur être profond par l’environnement du lycée. Sombre horizon ! on se doute bien que tout cela va mal tourner.

Les sept jeunes gens se retrouvent à Paris, pour y faire leur chemin avec des fortunes diverses. Le roman développe quelques temps forts : le dépucelage de François Sturel, le littéraire, par une Arménienne délurée ; la visite de Taine à Roemerspacher et leur conversation philosophique au pied d’un platane, « fédération bruissante » où chaque organe remplit son rôle pour réaliser pleinement la nature de l’arbre ; le pèlerinage au tombeau de Napoléon qui réunit les sept jeunes gens, décidés à forcer le destin et, d’abord, à créer un journal ; le meurtre crapuleux de l’Arménienne par Racadot et Mouchefrin, les deux anciens boursiers acculés par l’échec du journal ; l’enterrement de Victor Hugo.

Il est un peu difficile de rendre justice à un livre qui a fortement marqué son époque et qui, pour cette raison même, n’éveille plus aujourd’hui aucun écho. D’un point de vue littéraire en effet, Les Déracinés n’est pas un livre marquant : c’est, pour tout dire, du sous-Balzac. Maurice Barrès est un romantique, avec comme Balzac la curiosité des extrêmes et la manie de qualifier d’enfants des jeunes gens de vingt-trois ans, parce que cela évoque la fraîcheur et la violence des passions d’une âme encore entière. Le sujet même des Déracinés, ce bouquet de trajectoires sociales impulsées par des ambitions variées, est balzacien dans son essence.

Or on a déjà lu tout cela cinquante ans avant que Barrès ne prenne la plume ; ce qui a fait le succès et l’influence des Déracinés, c’est autre chose, et on a peine à croire aujourd’hui que cet « autre chose » qui a remué les foules soit vraiment ce fatras sentimental sur les « petites patries » des jeunes Lorrains qui viennent de Custines, de Varenne, de Neufchâteau ou de Commercy et qui, y seraient-ils restés, auraient connu une vie utile à leur communauté et adoucie par les certitudes. En réalité, cette faible réponse nous cache aujourd’hui la question que pose Barrès et que ressentaient une partie de ses contemporains : comment vivre dans un monde où tout, même le pouvoir, est relatif, où tous se valent, où l’égalité avilit, la liberté corrompt, la fraternité endort ? La question de Barrès est aussi celle de Drieu ; avec moins de réponses que jamais, elle perdure aujourd’hui, apparemment consubstantielle à la démocratie moderne.

Les Déracinés, Maurice Barrès, 1897

Le vélo

Elle est l’aînée, condamnée à franchir des obstacles que personne n’a surmontés avant elle. Elle et moi, nous sommes à chaque fois tétanisées, tentant chacune à notre façon de faire bonne figure. J’affiche une inébranlable confiance dans des lendemains qui chantent, et je la soumets à un entraînement méthodique et quotidien ; elle fronce les sourcils, remonte les épaules et s’attaque à la difficulté, d’autant plus courageusement qu’elle ne voit pas une seconde comment le miracle va pouvoir se produire.

La semaine dernière, elle a appris à faire du vélo sans les roulettes. Quatre jours de suite, je l’ai tenue par un bras, courant en ligne droite sur un vaste trottoir désert en répétant « pédale et regarde devant toi » pendant qu’elle couinait « ne me lâche pas, ne me lâche pas ! ». Le cinquième jour, je lui ai appris à démarrer – remonte la pédale, appuie un grand coup et attrape vite l’autre pédale – et elle m’a demandé de la lâcher. Le sixième jour, elle a appris à tourner et à se servir des freins. Au bout de quelques tours, je l’ai laissée continuer seule. A regarder son dos étroit et ses bras en gressins, j’imaginais sa mine froncée par la concentration, mais quand elle est revenue vers moi j’ai vu qu’elle souriait largement, les joues roses et les yeux en croissants, ravie de cette soudaine liberté, du délicieux silence et du vent de la vitesse. Je lui ai dit que nous allions rentrer à la maison. Je l’ai vue tourner et s’éloigner, encore fragile et déjà assurée : c’était un envol dont j’étais le rampant.

Elle a pédalé jusqu’à la porte, s’est arrêtée – avec les freins – et elle est descendue de son vélo pour le hisser sur le trottoir. Elle ne m’a pas regardée ; elle n’avait plus besoin que je l’encourage ni que je la félicite. Quand je l’ai hélée, elle m’a fait un signe de la main. A cette petite amazone juste éclose j’ai dû paraître bien lente et bien tassée, à cent mètres derrière elle, avec son petit frère en remorque ; plus encore que la fierté de son exploit, j’ai vu dans son sourire de la tendresse.

mercredi 18 août 2010

Adieu à ma bibliothèque

Tout le monde connaît la question idiote et traditionnelle : si vous deviez emporter un livre (ou dix, ou cent) sur une île déserte, lesquels choisiriez vous ? Il se trouve que j’ai eu récemment à opérer ce choix. La question était plutôt « sur les décamètres de bouquins que vous avez entassés en dix ans, lesquels mettrez-vous dans les deux sacs Champion que vous pouvez emporter ? » (c’était, par chance, la version inusable avec poignées nylon, à 90 centimes d’euros).

En considérant ce que j’ai sauvé, je me demande quel réflexe tordu m’a conduite à embarquer le Gaffiot et le Bailly, avec les grammaires correspondantes. Il faut dire que je traîne ces ouvrages de référence depuis vingt-trois ans, et que j’y suis sans doute plus attachée qu’à mes molaires, bien qu’ils me fassent moins d’usage.

Vu le volume qu’occupaient les indispensables suscités, j’ai un élan de gratitude pour mes parents à qui je dois d’avoir pu laisser sur place la Recherche du Temps Perdu en poche Garnier Flammarion (soixante-dix centimètres de rayonnage au bas mot) et les œuvres romanesques de Yourcenar en Folio. Je n’avais jamais ouvert les quatre tomes de la Pléiade qu’ils m’ont offerts, préférant continuer à bousiller mes exemplaires de poche ; je viens juste de comprendre quel est l’intérêt du papier bible et des caractères minuscules.

Côté romans, je constate que ma sélection éclair témoigne d’un biais en faveur des livres que j’avais lus ou relus dans l’année. Au demeurant, j’ai pris les meilleurs, c’est plutôt rassurant : Les frères Holt, Château d’ombres, Lorna Doone, les Hauts de Hurlevent, le Rivage des syrtes et Gatsby le Magnifique ont ainsi gagné leur place dans le sac de la dernière chance, avec quelques autres que j’aurais emportés de toutes façons – Claudine à l’école et Claudine à Paris, Autant en emporte le vent, mon Wharton préféré (The Custom of the Country), le Guépard ; il y a aussi les Margaret Atwood, en vrac, parce que j’ai un faible pour cette femme sinistre ; un Arundhati Roy que je ne relirai sans doute jamais ; et, plus étrange, quelques livres que je n’ai jamais terminés et que j’ai dû sélectionner sous l’emprise d’un sentiment de culpabilité – The Way of All Flesh, de Butler, pas précisément désopilant, et surtout The Jungle, d’Upton Sinclair, qui est littéralement à se flinguer et que j’ai abandonné trois pages avant la fin pour éviter la dépression.

Ce qui m’agace, c’est d’avoir laissé derrière moi les inavouables que je relis tous les trois mois parce qu’ils flattent mes plus bas instincts : On a tué mes enfants, d’Ann Rule, et le Maître des Illusions de Donna Tartt. Heureusement, dans ce registre, j’ai sauvé Il faut qu’on parle de Kevin, de Lionel Shriver. Allez savoir pourquoi, les histoires d’étudiants meurtriers ou de mères de famille sociopathes me remontent le moral. J’ai aussi laissé tomber tout Victor Hugo et un paquet de Zola, mais ça me fait moins de peine (Madame Bovary, en revanche, m’inspire des regrets : mais on reste dans la mère de famille sociopathe, au fond). J’ai abandonné enfin, ce qui me fend le cœur car je les relisais également tous les trois mois, les livres pour enfants : mon amie Flicka, Treize à la douzaine, l’Eperon d’Argent et les Harry Potter en français (oui, parce que les Harry Potter en anglais, c’est pour les adultes).

Enfin, j’ai quand même largement pioché dans mon rayon dédié aux psychopathes du XXème siècle : Hitler et Staline, vies parallèles, d’Alan Bullock, est bien là, même si j’ai abandonné le sympathique Speer de Joachim Fest ; Erich von Manstein par Benoît Lemay a survécu (alors qu’Erwin Rommel a sombré – mais c’était un tacticien et pas un stratège) ; l’armée d’Hitler de Bartov, les Browning sur la solution finale, et même ce bon vieux Raul Hillberg avec sa destruction des Juifs d’Europe en trois tomes m’ont accompagnée, sans compter les indispensables Racines intellectuelles du troisième Reich de George L Mosse, que je me permets de vous recommander, et qui compensent l’absence de Jünger et Ernst von Salomon. Nous avons aussi Vie et Destin de Vassili Grossman, le Passé d’une Illusion de Furet, J’ai choisi la liberté de Kravchenko, et l’excellent Thorez, vie secrète et vie publique, de Robrieux ; au total, des valeurs sûres.

Pourquoi a-t-il fallu en revanche, puisqu’on en est à la politique, que je laisse en plan Michel Winock et Pierre Rosanvallon, et que j’embarque à la place l’Histoire intellectuelle du libéralisme de Pierre Manent, dont je n’ai jamais dépassé le deuxième chapitre ? allez savoir. Pure prétention, probablement.

Bref, pour finir ce billet dont, plus encore que des autres, mes indulgents lecteurs n’auront strictement que faire, je voudrais faire un petit signe amical à John Keegan. John, si tu m’entends, sache que la vie nous a séparés, mais que je pense toujours à toi. Je rachèterai The Face of Battle, je te le promets. Je t’embrasse.

mardi 17 août 2010

Gilles

Quelle punition, ce Gilles ! un roman où les personnages secondaires n’existent que comme faire-valoir quand le personnage principal se résout à n’être qu’un prisme, un point de vue ; un de ces livres peuplés de protagonistes dépourvus de chair et affligés de noms improbables – comment s’appelle-t-on Gilles Gambier ? Cela vaut les noms des romans de Beauvoir.

Avec ça, un style qui se veut transparent, plein de bouts de dialogue et de mots comme « les êtres », « une chair », « une jeunesse » qui donneraient, si cela fonctionnait, l’illusion d’un accès direct à une vérité immédiate du monde. Et puis Drieu généralise à tout va : ce sont les Juifs par-ci, les femmes par-là, et sur les unes comme sur les autres il semble avoir des lumières spéciales. Aux Juifs, ferment de décomposition du monde européen, il attribue une fascination pour les chrétiens, un entier déracinement, une oblitération des vérités profondes et charnelles par un verbalisme et un intellectualisme creux. Les femmes, pièges et matrices, l’attirent et l’inquiètent. Il les veut et les admire naturelles, dépourvues de toute affectation et si possible de toute pensée, soumises à l’amour ; mais en elles il voit aussi l’abîme, le contre-modèle de l’homme.

Tout ce fatras biologique est coiffé d’un appétit pour l’action et le sacré qui ne s’explique guère et ne se communique pas. Entre les pages, au fil de son itinéraire, Gilles arpente les vieux villages, les églises ; il finit en croisé du catholicisme sans que l’on ait jamais l’impression qu’il ait cru en dieu, mais bien plutôt en l’Eglise comme matrice de l’Europe.

Cette espèce de mysticisme organique fait toute la thèse de Gilles qui est par ailleurs aussi, et de façon assez bien construite, un roman de formation. Cependant il ne me paraît pas que ce dernier aspect constitue l’intérêt majeur du roman ; dans l’ensemble Gilles est si peu intéressant, même quand il souffre, si mal décrit par quelques détails artificiels – il aime les objets de bonne qualité, figurez-vous – et finalement si antipathique que son parcours intellectuel tombe un peu à plat.

Non, décidément, c’est comme roman à thèse que Gilles vaut d’être lu (et dans cette perspective il est deux fois trop long) ; non tant pour l’intérêt de ladite thèse mais pour les liens qui apparaissent entre les idées, le style et le personnage (sans parler de l’auteur). Cette quête de la force, d’une noblesse mal définie et absente d’ailleurs de tous les personnages, cette horreur de la décadence trouvent leur écho dans une méfiance pour les idées, un vertige devant la chair qui devrait receler toute vérité. La chair est virile et conquérante ou femelle et soumise ; à plusieurs reprises Drieu laisse échapper des couinements d’horreur à l’idée de l’inversion, perversité suprême et décomposition absolue. Pauvre Drieu ! le lecteur est tenté d’adopter ses catégories et de le juger dans ses propres termes : cet assoiffé de force serait un faible, un inverti refoulé. Gilles, qui se termine par une évocation du « Christ des cathédrales, le grand dieu blanc et viril », se lit ainsi fort malencontreusement comme une sorte de psychanalyse du fascisme – au moins de celui de Drieu – culte de la virilité né d’une homosexualité assumée à l’envers.

Gilles, Pierre Drieu La Rochelle, 1939

dimanche 15 août 2010

Léon Blum

Je trouve à la biographie un caractère à la fois fascinant et vaguement frustrant. Fascinant parce que la biographie est un projet impossible : le biographe est voué à s’essouffler à la poursuite de la vérité d’un homme, vérité dont on devine bien, à s’écouter soi-même, qu’elle n’existe pas. Fascinant aussi parce que de ce cheminement cahotant et laborieux à travers les années d’une vie émerge toujours, malgré tout, une familiarité presque tendre, qu’il s’agisse de Clemenceau, de Mitterrand, de Blum ou d’Hitler. Un homme après tout nous est toujours un prochain ; ses déceptions et ses échecs, puisque c’est surtout de cela qu’au fond sont faites les biographies, ne manquent jamais d’émouvoir.

En revanche, ce qui est désolant avec les biographies, c’est qu’on n’en retient jamais grand-chose : quelques grandes dates, un sentiment général, deux ou trois faits qu’on connaissait déjà et qu’on avait oubliés. Une biographie peut difficilement s’organiser comme un essai autour d’une thèse qu’on digère avec appétit pour peu qu’elle soit agréablement présentée ; ce genre défie la compréhension et ne s’adresse guère qu’à la mémoire ou, encore une fois, aux sentiments.

Avec ça, Jean Lacouture, auquel il faut reconnaître une admirable opiniâtreté biographique, a des manies de style assez agaçantes : la terreur de la répétition (y compris celle des noms propres) qui le conduit à abuser de périphrases obscures comme « l’homme du 6 février » ou « les conjurés de novembre » (je les invente, mais vous en trouverez d’autres exemples) ; une emphase sentimentale vaguement précieuse (« de l’hémicycle, on vit s’écarter à jamais cette silhouette inclinée, fragile, […] qui était peut-être celle de la République »).

Et cependant j’ai pris grand plaisir à la compagnie de Léon Blum, avec son côté premier de la classe, son marxisme décoratif et l’humanité qui le portait naturellement vers ses semblables, pris en masse à travers ses idées politiques, mais aussi pris individuellement, dans l’amabilité scrupuleuse qu’il témoignait à chacun. De l’affaire Dreyfus à la mort de Jaurès, du congrès de Tours au Front Populaire, de la « non-immixtion » espagnole au procès de Vichy, Léon Blum vu par Lacouture montre aussi un côté obstinément bon joueur, une incapacité à tricher et à justifier les moyens par les fins, qui est toute à son honneur même si elle a sans doute été parfois contre-productive. Son dernier article, sur la nécessaire coopération des patrons et des ouvriers pour la modernisation des structures industrielles françaises, écrit quelques jours avant sa mort, se terminait par ces mots : « je le crois parce que je l’espère ». Pour un homme qui a été pendant des années « le plus insulté de France », qui a été molesté, emprisonné, à qui on a prêté toutes les ruses et toutes les sournoiseries notamment parce qu’il était juif, c’est une émouvante conclusion.

Léon Blum, Jean Lacouture, 1977