mercredi 18 août 2010

Adieu à ma bibliothèque

Tout le monde connaît la question idiote et traditionnelle : si vous deviez emporter un livre (ou dix, ou cent) sur une île déserte, lesquels choisiriez vous ? Il se trouve que j’ai eu récemment à opérer ce choix. La question était plutôt « sur les décamètres de bouquins que vous avez entassés en dix ans, lesquels mettrez-vous dans les deux sacs Champion que vous pouvez emporter ? » (c’était, par chance, la version inusable avec poignées nylon, à 90 centimes d’euros).

En considérant ce que j’ai sauvé, je me demande quel réflexe tordu m’a conduite à embarquer le Gaffiot et le Bailly, avec les grammaires correspondantes. Il faut dire que je traîne ces ouvrages de référence depuis vingt-trois ans, et que j’y suis sans doute plus attachée qu’à mes molaires, bien qu’ils me fassent moins d’usage.

Vu le volume qu’occupaient les indispensables suscités, j’ai un élan de gratitude pour mes parents à qui je dois d’avoir pu laisser sur place la Recherche du Temps Perdu en poche Garnier Flammarion (soixante-dix centimètres de rayonnage au bas mot) et les œuvres romanesques de Yourcenar en Folio. Je n’avais jamais ouvert les quatre tomes de la Pléiade qu’ils m’ont offerts, préférant continuer à bousiller mes exemplaires de poche ; je viens juste de comprendre quel est l’intérêt du papier bible et des caractères minuscules.

Côté romans, je constate que ma sélection éclair témoigne d’un biais en faveur des livres que j’avais lus ou relus dans l’année. Au demeurant, j’ai pris les meilleurs, c’est plutôt rassurant : Les frères Holt, Château d’ombres, Lorna Doone, les Hauts de Hurlevent, le Rivage des syrtes et Gatsby le Magnifique ont ainsi gagné leur place dans le sac de la dernière chance, avec quelques autres que j’aurais emportés de toutes façons – Claudine à l’école et Claudine à Paris, Autant en emporte le vent, mon Wharton préféré (The Custom of the Country), le Guépard ; il y a aussi les Margaret Atwood, en vrac, parce que j’ai un faible pour cette femme sinistre ; un Arundhati Roy que je ne relirai sans doute jamais ; et, plus étrange, quelques livres que je n’ai jamais terminés et que j’ai dû sélectionner sous l’emprise d’un sentiment de culpabilité – The Way of All Flesh, de Butler, pas précisément désopilant, et surtout The Jungle, d’Upton Sinclair, qui est littéralement à se flinguer et que j’ai abandonné trois pages avant la fin pour éviter la dépression.

Ce qui m’agace, c’est d’avoir laissé derrière moi les inavouables que je relis tous les trois mois parce qu’ils flattent mes plus bas instincts : On a tué mes enfants, d’Ann Rule, et le Maître des Illusions de Donna Tartt. Heureusement, dans ce registre, j’ai sauvé Il faut qu’on parle de Kevin, de Lionel Shriver. Allez savoir pourquoi, les histoires d’étudiants meurtriers ou de mères de famille sociopathes me remontent le moral. J’ai aussi laissé tomber tout Victor Hugo et un paquet de Zola, mais ça me fait moins de peine (Madame Bovary, en revanche, m’inspire des regrets : mais on reste dans la mère de famille sociopathe, au fond). J’ai abandonné enfin, ce qui me fend le cœur car je les relisais également tous les trois mois, les livres pour enfants : mon amie Flicka, Treize à la douzaine, l’Eperon d’Argent et les Harry Potter en français (oui, parce que les Harry Potter en anglais, c’est pour les adultes).

Enfin, j’ai quand même largement pioché dans mon rayon dédié aux psychopathes du XXème siècle : Hitler et Staline, vies parallèles, d’Alan Bullock, est bien là, même si j’ai abandonné le sympathique Speer de Joachim Fest ; Erich von Manstein par Benoît Lemay a survécu (alors qu’Erwin Rommel a sombré – mais c’était un tacticien et pas un stratège) ; l’armée d’Hitler de Bartov, les Browning sur la solution finale, et même ce bon vieux Raul Hillberg avec sa destruction des Juifs d’Europe en trois tomes m’ont accompagnée, sans compter les indispensables Racines intellectuelles du troisième Reich de George L Mosse, que je me permets de vous recommander, et qui compensent l’absence de Jünger et Ernst von Salomon. Nous avons aussi Vie et Destin de Vassili Grossman, le Passé d’une Illusion de Furet, J’ai choisi la liberté de Kravchenko, et l’excellent Thorez, vie secrète et vie publique, de Robrieux ; au total, des valeurs sûres.

Pourquoi a-t-il fallu en revanche, puisqu’on en est à la politique, que je laisse en plan Michel Winock et Pierre Rosanvallon, et que j’embarque à la place l’Histoire intellectuelle du libéralisme de Pierre Manent, dont je n’ai jamais dépassé le deuxième chapitre ? allez savoir. Pure prétention, probablement.

Bref, pour finir ce billet dont, plus encore que des autres, mes indulgents lecteurs n’auront strictement que faire, je voudrais faire un petit signe amical à John Keegan. John, si tu m’entends, sache que la vie nous a séparés, mais que je pense toujours à toi. Je rachèterai The Face of Battle, je te le promets. Je t’embrasse.

3 commentaires:

  1. On a beau dire, c'est quand même vachement sympa de t'avoir laissé récupérer tout ça. (ça va, le participe passé ?)

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  2. Mon amie Flicka si tu veux je te donne le mien, je ne le lis pas. Mais c'est en anglais. Et moi j'adore The Jungle, c'est tres vrai. Mes condoleances sur la perte de ta bibliotheque... j'ai abandonne la mienne en 2003 et il y a encore des livres qui me manquent.

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  3. Chère Abige Muscas,
    Vos inavouables que vous relisez tous les trois mois, je ne savais même pas qu'ils existaient! Honte à moi...ou à vous, qui sait? Si, Kevin, il me semble que vous en avez déjà parlé, non?
    Je suis en train de faire un exercice semblable, trier des décennies d'achat, vendre ou donner, emporter l'indispensable. Comme vous le dites bien ce sont les récents que l'on a tendance à emporter, ou les très anciens; c'est l'entre-deux qui souffre, pas encore assez vieux pour entraîner de la nostalgie, mais trop pour avoir l'attrait de la nouveauté. C'est triste pour eux. Du mal à comprendre votre choix de Hitler, Staline, etc...Il m'est devenu impossible de lire quoi que ce soit sur les deux guerres mondiales, la première étant évidemment la source de la seconde. Tout ce que l'on aime condamné à mort. Gaffiot et Bailly les premiers. Vous avez lu les dernières nouvelles sur le Capes de Lettres classiques? Un indice parmi d'autres. Tout ce que l'Europe avait de meilleur englouti dans les tranchées de la première et les charniers de la seconde (guerre). Après Céline dont je vous ai parlé, j'ai relu "Pan" de Knut Hamsun, magnifique roman d'amour et de nature. Vous allez croire que je suis obsédé par les écrivains collabos, pas du tout. C'est leur côté maudit qui m'intéresse. Avoir été complaisant, voire plus, avec les Nazis et être capable de générosité, de délicatesse, d'humanisme (oui, je crois que le mot n'est pas excessif), c'est un mystère passionnant. J'ai lu il y a très longtemps "Victoria", du même Kunt Hamsun. J'ai terminé en larmes. Un roman d'amour. Je suis un homme, très sentimental, il est vrai. Bon, assez épanché, le Stanford.
    Quel dommage qu'il soit si difficile de poster des commentaires chez vous; je suis sûr que vous en auriez dix fois plus si l'on était pas obligés de donner une véritable adresse e-mail...

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