lundi 11 octobre 2010

Archéologues français à Angkor

Le musée Cernuschi expose une collection de photographies des différents temples d’Angkor, bâtis entre le IXème et le XIIIème siècle puis engloutis par la forêt, au cours de leur dégagement de la toison végétale qui les recouvrait en 1900. L’exposition, ponctuée de grands panneaux historiques sur le règne des rois cambodgiens, suit l’ordre chronologique de construction des sites dont la topographie est rappelée sur des plans qui jalonnent le parcours.

La difficulté d’accès de cette exposition tient à ce qu’elle mélange deux chronologies, toutes deux incomplètes. D’une part, la visite suit donc la chronologie de la construction des temples, dans laquelle le visiteur se perd un peu, malgré les repères qui lui sont fournis (le nom des rois bâtisseurs n’est pas d’un grand secours, car on mélange très vite tous ces Jayavarman successifs et leurs homologues aux noms tout aussi khmers). D’autre part, les photos, elles, restituent les travaux réalisés sur ces temples : à quelques aquarelles de Jean Commines, conservateur du site en 1900, succèdent des photos prises au cours du siècle par les archéologues intervenant sur les sites.

Du coup, on ne sait plus bien finalement ce qu’on vient voir : les temples, ou l’album souvenir de l’Ecole Française d’Extrême Orient ? On se trouve donc un peu frustré, d’autant que l’abondance des textes (légendes et panneaux) et, paradoxalement, la parcimonie des illustrations (il n’y a pratiquement pas de schémas) ôte beaucoup de substance à la seconde dimension. La performance technique que représente l’anastylose (c’est-à-dire le démontage et le remontage des temples bloc par bloc) est difficile à appréhender au travers de quelques photos au cadrage variable qui ne constituent pas des séquences.

Au long des 108 photos qui constituent l’exposition, on regrette également de voir si rarement les temples sous leur couverture végétale. Les quelques exceptions, un visage géant enturbanné de racines ou un temple envahi par d’immenses fromagers, laissent pourtant deviner une fascinante beauté dans ce mariage des pierres et des arbres. Esthétiquement aussi, l’expérience est donc plutôt frustrante.

Finalement, cette exposition pèche sans doute par une conception insuffisamment imaginative, et par l’excès de rigidité – ou le manque de moyens – qui a empêché de compléter la perspective offerte par les photos du fonds par d’autres clichés, plus récents ou en couleurs, en tous cas susceptibles de boucher les trous de l’album et de fournir une vision moins parcellaire et plus organisée des différents temples. Le projet de l’exposition tel que l’annonce son titre est, cela dit, strictement respecté : le visiteur déçu ne s’en prendra donc qu’à lui-même.

Archéologues français à Angkor, Musée Cernuschi

vendredi 8 octobre 2010

Sous le soleil de Satan

Sous le soleil de Satan est l’adaptation d’une pièce écrite par Georges Bernanos en 1926. Le film raconte l’histoire du sacerdoce de l’abbé Donissan, espèce de Julien Sorel à l’envers, épais comme un taureau et pliant sous le poids de la grâce divine. Sa première affectation, auprès du curé Menou-Segrais qui reconnaît en lui cette grâce, se passe mal. Les paroissiens ne l’aiment pas, le jeune abbé doute de lui-même; il est mis à l’épreuve par le Malin en personne qu’il rencontre au crépuscule sur une route déserte et qui ajoute à ses maux une mystérieuse clairvoyance. En rentrant au presbytère, Donissan croise Germaine Malorthy et comprend aussitôt qu’elle a sur la conscience le meurtre de son amant; les paroles qu’ils échangent poussent la jeune fille au suicide et Donissan à quitter la paroisse. On le retrouve ensuite, plusieurs mois ou plusieurs années plus tard, curé de Lumbres, au milieu d’ouailles qui le soupçonnent d’être un saint et le poussent à mettre la grâce à l’épreuve. Donissan ressuscite ainsi un enfant mort avant de s’éteindre, épuisé, dans son confessionnal.

Soyons clairs, ce film est laid, ennuyeux et piètrement joué. L’image est plate et pauvre comme si Pialat doutait de la capacité du spectateur à traiter plus de deux objets à la fois ; de plus, elle est fatalement monotone, s’étirant en plans fixes interminables et en champs – contrechamps conventionnels au rythme des tirades extraites de la pièce. Le soleil de Satan est voilé en permanence par les nuages et tout le film baigne dans une lumière grisâtre de sacristie. Surtout, le jeu des acteurs, et notamment d’un Depardieu expressif et transparent comme un bloc de savon, est totalement impuissant à rendre la nature et la complexité des conflits qui se jouent en eux. Leurs mots de ce fait apparaissent arbitraires, obéissant à une logique que l’on ne saisit pas, comme si les personnages étaient possédés: les dialogues de Donissan avec Satan, puis avec Mouchette sont particulièrement frappants de ce point de vue.

En réalité, la qualité et l’audace de ce film résident sans doute essentiellement dans le projet d’adapter Bernanos, et d’aborder ainsi, sujets assez rares au cinéma, les questions de la grâce et de l’orgueil. De ce point de vue, Sous le soleil de Satan est un film dérangeant qui montre le visage rébarbatif de la grâce, son caractère ambivalent et problématique: comment accepter la grâce sans la mettre à l’épreuve, et que reste-t-il de cette grâce une fois qu’elle est éprouvée? le miracle est une preuve d’abandon, mais aussi une preuve d’orgueil, puisqu’il va contre les voies divines : serait-il dès lors, comme la grâce, une illusion diabolique ? Le film n’apporte pas de réponse à cette question soulignée par un épilogue grinçant : Donissan qui se sent mourir demande à Dieu de le maintenir en vie « s’il peut encore être utile à quelque chose ». Manifestement, Dieu n’a plus l’usage de son serviteur, puisqu’il passe de vie à trépas dans le quart d’heure. L’humilité lui interdit de vaincre sa propre mort comme il a vaincu celle d’un enfant ; mais quelle sinistre réponse du Très-Haut à cette question de Donissan sur le sens et l’utilité de son existence !

Sous le soleil de Satan, Maurice Pialat, 1987

L'Hypnotiseur

Il y a deux enquêteurs dans l’Hypnotiseur: le policier, Joona Linna, et le psy, Erik Maria Bark. Une fois n’est pas coutume, le plus cinglé des deux n’est pas le policier, qui semble raisonnablement équilibré. Le psy, en revanche, imbibé de somnifères et d’anxiolytiques, navigue dans un brouillard chimique depuis qu’à la suite d’accusations portées par une patiente il a abandonné de prometteuses recherches sur la thérapie des traumatismes par l’hypnose collective.

Il y a deux meurtriers dans l’Hypnotiseur: deux déséquilibrés apparemment vulnérables, en réalité sadiques et manipulateurs, et qui ont pour point commun leur féroce rancune contre le psychiatre qui a mis au jour ce qu’ils voulaient cacher. Grâce à ce dédoublement des coupables et à la position originale d’Erik, maître de l’hypnose à demi détruit par les incertitudes de cette technique ambivalente – thérapie ? enquête ? – Lars Kepler redonne des couleurs au schéma traditionnel de l’enquêteur pris pour cible par sa proie. Une construction assez soignée, reposant sur deux récits emboîtés, donne par ailleurs beaucoup d’épaisseur à l’histoire qui traite à la fois de la double enquête du présent et de la quête avortée d’Erik dans le passé.

Il y a deux auteurs de l’Hypnotiseur. C’est peut-être à cela que l’on doit une narration pas très rigoureuse qui a tendance à glisser de façon un peu agaçante d’un point de vue à un autre. Cela reste cependant une gêne mineure qui ne gâche pas l’atmosphère très prenante du livre. Plusieurs scènes en particulier, vues par des yeux embués et un cerveau embrumé par l’abus de médicaments ou par les restes d’une transe hypnotique, contribuent à créer un climat de cauchemar diffus, dans lequel les personnages – et le lecteur avec eux – sont conscients d’assister à des scènes inquiétantes, sans toutefois parvenir à en déchiffrer le sens ou à y réagir.

Avec tout cela, l’Hypnotiseur est un cas malheureusement rare de roman qui parvient, pendant un moment, à faire réellement douter le lecteur, c’est-à-dire à l’intéresser à ce doute au lieu de le traîner, passif, jusqu’au dénouement. Que ce doute porte davantage sur la personnalité d’Erik que sur l’identité des meurtriers n’enlève rien à la qualité de roman, certainement un des meilleurs policiers que j’ai lu depuis longtemps.

L’Hypnotiseur, Lars Kepler, 2009 – traduction Hege Roel-Rousson et Pascale Rosier

Les Neiges bleues

Piotr a huit ans. Fils d’une Juive et d’un Polonais condamné au goulag, il vit avec sa mère et sa grand-mère assignées à résidence au fin fond de la Sibérie. Les Neiges bleues décrit, en une succession de courts chapitres à l’épilogue abrupt, son cheminement accéléré vers l’âge adulte à travers les disparitions successives de ses grands-parents, de son père et de sa mère.

Enfermé dans un univers matériellement hostile, entre le froid, la faim et les pressions des fonctionnaires du NKVD qui s’entretuent pour les beaux yeux de sa mère, Piotr, qui raconte l’histoire à la première personne, ne s’attarde guère sur les difficultés du quotidien, pas plus que sur le chagrin de ces morts successives. C’est à travers les fins tragiques de ses amis Kolia et Kim, les orphelins qui disparaîtront dans leur recherche éperdue d’un père ou d’une mère, que cette douleur apparaît le plus nettement ; c’est peut-être parce que c'est par ce truchement qu’elle est exprimée le plus facilement.

Cette réalité brutale, vue au ras du sol sans trop de précisions sur son organisation administrative ou économique, est transfigurée et expliquée par l’Olympe qui la surmonte : le Dieu de la Bible et des Béatitudes, le poète Lermontov, et la figure diabolique et omniprésente de Staline aident Piotr à interpréter la sauvagerie du monde qui l’entoure et à s’y donner un rôle et un destin. Piotr se voit poète, enfant du peuple élu, et double sa route jalonnée de morts d’un chemin de défis symboliques au Diable et à ses séides. Par ces actes (le maquillage du buste de Staline, la déclaration d’amour cousue à son tricot, l’érection de la tombe de Kolia…), Piotr le déporté de huit ans cesse très vite de subir et devient acteur et conquérant ; c’est ce qui, par une sorte de justice poétique, le fera remarquer de la femme qui le sauvera de l’orphelinat et du goulag.

Ecrit dans une langue alternativement rêche et emphatique, les Neiges bleues agacerait par son ton puéril si l’on n’y entendait pas précisément la voix d’un gamin loqueteux et combatif. Tel quel, c’est un livre surprenant sur la capacité des hommes – même tous petits – à se servir de mythes pour se forger une personnalité et un destin.

Les neiges bleues, Piotr Bednarski, 1996 - traduction Jacques Burko et al.

jeudi 7 octobre 2010

La cité Saturne

Je suis parfaitement inculte en matière de bandes dessinées en général et de mangas en particulier, mais il se trouve que le rayon mangas est le premier sur lequel on tombe en entrant dans la bibliothèque municipale. N’écoutant que mon courage qui, en matière littéraire, est sans limites, j’ai donc emprunté les deux premiers volumes de la Cité Saturne.

On y suit un adolescent nommé Mitsu qui, armé de sa bonne volonté, de son affection pour les faibles et de son respect pour les forts, fait ses premiers pas dans la vie active à l’ombre d’un père tragiquement disparu cinq ans plus tôt. La psychologie des personnages n’est pas très fouillée, comme on l’aura compris, pas davantage d’ailleurs que leurs corps ou leurs expressions qui sont dessinés sans doute avec habileté, mais auxquels le cadre de la bande dessinée ne rend pas justice : ces successions d’attitudes déconnectées les unes des autres, tantôt stéréotypées et tantôt décalées, produisent une désagréable impression de superficialité, à la manière d’un roman photo. La maigre place laissée au texte ne corrige pas cette faiblesse et la juxtaposition des textes et des dessins paraît impuissante à rendre nombre d’effets, ce que compensent difficilement quelques indications griffonnées sur l’image (par exemple « vêtements trop serrés » à côté d’un personnage qui ne paraît pas aussi boudiné qu’il le devrait).

Si la cité Saturne est décevant de ce point de vue, l’auteur est en revanche bien plus à son affaire pour représenter l’univers dans lequel évoluent les personnages. Dès que le cadre s’élargit un peu, que l’on aperçoit un couloir, un jardin, une chambre ou un bâtiment, l’omniprésence de l’image reprend tout son sens. Une fois les personnages mis à distance, vus de loin ou enfermés dans des combinaisons anonymes, le caractère statique et un peu schématique de la représentation ne perturbe plus le lecteur qui peut jouir à son aise de la variété des angles de vue et du soin apporté aux compositions. Et si l’on s’agace de la pauvreté forcée des dialogues et de la psychologie sommaire des personnages, on s’intéresse en revanche à ce monde artificiel et discrètement cruel que Hisae Iwaoka dévoile par petites touches.

Grâce à cela, la narration à épisodes, qui suit l’insipide Mitsu au fil de péripéties sans grand intérêt conçues comme une sorte de roman d’apprentissage délayé, reprend un intérêt en devenant prétexte à une découverte nonchalante de ce satellite de verre et de métal à l’intérieur duquel les hommes semblent n’avoir aucune prise sur leur destin. Il faut espérer que l’auteur creuse cette veine et qu’au fil des volumes nous soit révélé le mystère de cette espèce de fourmilière spatiale. C’est ce que semble promettre d’ailleurs le choix du titre ; on acceptera peut-être dans cette perspective de subir quelques pages de plus la compagnie sans grand attrait du morne Mitsu.

La cité Saturne 1 (2009) et 2 (2010), Hisae Iwaoka

Le vol des cigognes - La ligne noire

Un bon moyen de mettre un auteur à l’épreuve est de lire à la suite deux de ses romans. En ce qui concerne Jean-Christophe Grangé, le test est concluant: je n’ai même pas réussi à finir le deuxième. Si l’intrigue est toujours ficelée avec minutie, les ressorts dramatiques finissent par rouiller à l’usage. Les héros de Grangé, suffoquant uniformément sous le poids d’un passé insupportable, entreprennent une quête exotique à la poursuite d’un meurtrier animé par le Mal absolu. Celui-ci se manifeste par une cruauté esthétisante exigeant une débauche de moyens et de compétences, le modus operandi du tueur pouvant mobiliser selon les cas un hélicoptère, un bloc opératoire et des compétences pionnières en chirurgie cardiaque, ou un talent unique pour l’apnée et un pot de miel hémostatique thaïlandais.

Outre le caractère totalement gratuit de ces fantasmes de romancier, le lecteur finit par être terriblement agacé par ce qui peut être interprété en creux comme une banalisation du mal ordinaire. En quoi le déploiement d’une imagination littéralement dantesque pour faire souffrir son prochain, non sans inscrire, paradoxalement, ces rituels sanguinaires dans une quête de rédemption et de purification comme le font les tueurs de la Ligne Noire et du Vol des Cigognes, rapproche-t-il davantage du mal absolu que l’usage quotidien et monotone d’un bête gourdin sur les côtes et les phalanges d’une épouse ou d’un rejeton sans défense?

A ce lyrisme visuel de film d’horreur Grangé superpose son lyrisme tout court, alternant les périodes alambiquées et des rafales de simili-phrases de quatre mots dépourvues de verbe, censées fonctionner, sur le principe du marteau-piqueur, par impacts bruyants et répétés. Il truffe ses pages de références à des chocs et à des fractures définitives pour évoquer des réactions aussi courantes que la surprise ou la frayeur (ainsi « mon esprit vola en éclats » signifie que l’on est étonné). On retrouve aussi dans ses phrases des métaphores tortueuses et gratuites qui rappellent celles qui m’ont tant agacée chez Yasmina Khadra – et que l’on pouvait toujours, chez ce dernier, mettre sur le compte des influences culturelles d’un Moyen Orient que l’on suppose grandiloquent; Grangé n’a pas cette excuse.

Certains tics de langage enfin vous donnent envie au bout d’un moment de lancer le livre par la fenêtre, le plus agaçant de tous étant la terreur des répétitions qui, honorable quand elle s’applique aux noms communs, devient ridicule quand il s’agit des noms propres. Là où d’autres obsédés de la répétition recourent à une collection de périphrases pour initiés, Jean-Christophe Grangé, moins inventif, choisit une fois pour toutes d’user d’une alternance métronomique entre le nom du personnage et sa nationalité. Ce qui donne des résultats souvent peu naturels et parfois ridicules: ainsi, quand un médecin rom commente l’autopsie d’un cadavre rom et conclut «le Rom est mort de souffrance». C’est un peu comme si je parlais de Grangé en l’appelant «le Français».

Je devrais donc être définitivement guérie de Grangé. Mais comme on oublie ces livres presqu’aussi vite qu’on les lit, je m’avertis pour la prochaine fois: ne plus lire de romans de Grangé !

Le vol des cigognes (1994) – La ligne noire (2004), Jean Christophe Grangé

samedi 2 octobre 2010

Monet au Grand Palais

L’exposition des toiles de Monet au Grand Palais est construite, à l’image de la vie du peintre, comme une promenade. On y vagabonde de la forêt de Fontainebleau à la côte normande, de Bougival à Argenteuil, de la Gare Saint Lazare au Pont-Neuf, d’Antibes à Vétheuil et de la Creuse à Belle-Île ; avant Giverny, quelques échappées déjà monomaniaques vers la cathédrale de Rouen, la Tamise à Londres et les palais vénitiens ; puis ce sont à Giverny des errances rétrécies, d’immenses toiles pour de minuscules perspectives : le jardin, le bassin aux nymphéas, quelques pétales dans l’eau…

Certes la manière de Monet change tout au long de ce périple : on voit apparaître dans les eaux de la Grenouillère la fragmentation de la lumière qui envahira peu à peu toute l’œuvre du peintre, et l’on peut suivre également l’évolution de sa palette. Bruns, ocres et verts à Fontainebleau, bleus et rouges des jardins fleuris devant la mer normande, roses, bleus et ors de la Méditerranée, et surtout ces mauves et ces oranges qui apparaissent lors de la débâcle à Vétheuil et qu’il ne lâchera plus ensuite ; quelquefois une surprise – la capeline rouge vif de Camille derrière une porte, le bleu Van Gogh d’une régate à Argenteuil ; et ces trouées crémeuses et denses de jaune et de blanc qui se coulent entre les arbres du Pavé de Chailly, qui rebondissent sur les ombrelles de Sainte-Adresse et les robes des Femmes au jardin, qui éclaboussent les scènes hivernales, jusqu’à envahir entièrement certains tableaux comme la Pie ou l’effet de neige à Giverny.

Ce qui ne change pas en revanche, immédiatement sensible dès ces premières vues de la forêt de Fontainebleau, c’est la brutalité de cette peinture aux cadrages agressifs qui tantôt collent au nez du spectateur un paysage omniprésent et sans ciel, tantôt, libérant le regard par un ciel réouvert, plantent au milieu du tableau un signe, soleil rouge ou arbuste tordu, qui hurle littéralement « regarde moi ! », tantôt enfin imposent une construction si tenacement soulignée qu’elle confine à l’abstraction, comme dans les Déchargeurs, dans les vues du pont d’Argenteuil ou dans la rue Montorgueil pavoisée.

Car l’œil qui regarde la peinture de Monet n’est pas, comme au XVIIème siècle, un lieu géométrique où se croisent les lignes de fuite, voué à rester à distance d’un tableau qui lui est essentiellement extérieur. Monet s’adresse à cet œil comme à une surface palpitante et poreuse qui entre en contact avec le tableau, absorbe la buée rose d’un bras de Seine, le silence et le froid qui montent des glaçons charriés par la débâcle, le crissement de la neige, le tremblement de la lumière – et aussi le frisson de la peau sous l’air tendre du matin, la laine odorante d’un chandail un peu humide aux poignets, le repas à venir et la pomme encore intacte. Cette chute tête la première dans l’instant, c’est bien le projet de Monet qui par un heureux raccourci l’a exprimé lui-même dans le titre, devenu manifeste, du tableau emblématique (et d’ailleurs absent de cette exposition) Impression, Soleil Levant. C’est ce sur quoi il se concentrera toujours davantage à mesure qu’il délaissera les changements de cadre pour s’adonner aux séries : cathédrale, peupliers, meules, peu importe le sujet – seul compte l’instant, sa lumière fugitive et unique, mise en évidence par son inclusion au milieu d’une série d’autres instants.

Il est difficile de s’arracher à la fascination de ces instants, et l’on quitte Monet au bout d’une heure avec au cœur une nostalgie passionnée ; sans doute parce qu’au-delà du pur plaisir des sens, il illustre une forme de justification tautologique de l’existence – la seule, au fond, qui vaille. Exister ! être encore, le plus longtemps possible, ce puits où ruissellent la lumière, l’air et la couleur…

Monet au Grand Palais