mercredi 29 décembre 2010

Purge

Aliide est née dans l’Estonie des années vingt où elle a vécu toute une vie dans le même village entre champs et forêts. Purge est son histoire, écrite avant tout comme une histoire de femmes. Un peu comme John Updike dans les sorcières d’Eastwick, Sofi Oksanen octroie en effet une place envahissante à la pulsation organique du monde autour d’Aliide, aux odeurs, aux ingrédients, aux sécrétions. Pendant la première scène du roman, par exemple, l’esprit d’Aliide va et vient entre l’objet inconnu, donc inquiétant, qu’elle aperçoit dans sa cour et la mouche à viande qui bourdonne dans sa cuisine, prête à pondre. Et tout au long du livre on est poursuivi par des grouillements, des taches, des débris coincés entre les dents, des poils dans les oreilles : autant de sous-produits de l’existence qui sont le châtiment des ménagères et la matière première des sortilèges. Les personnages, bien sûr, sont des femmes, mais plus encore : des sœurs, des filles, des femmes liées par le sang et la terre face auxquelles s’agitent, vains et meurtriers, des hommes-pantins possédés par des abstractions, tel le malheureux Hans dont les quelques messages d’outre-tombe commencent tous absurdement par la mention «pour une Estonie libre!».

Le roman commence quand Zara, une jeune prostituée en fuite, atterrit dans la cour d’Aliide qui reconnaît chez la jeune fille la terreur et la honte qu’elle-même dissimule depuis cinquante ans. Zara, comme Aliide, est la victime de viols permis et accomplis par une espèce que la Russie voisine semble engendrer inépuisablement, quel que soit le régime politique et l’idéologie à l’honneur : celle des hommes en Volga noire et en bottes de cuir. Le fil du roman dévoile avec une grande habileté la façon dont une certaine nuit dans la cave de la mairie a gangrené toute la vie d’Aliide qui ne fera plus un choix qui ne soit dicté par ce souvenir, jusqu’à une remarquable conclusion à double détente qui fournit une clé de voûte à l’édifice de trahisons qu’Aliide a bâti pour survivre. Tournant le dos, par honte et par nécessité, à toutes celles qui ont partagé son sort, Aliide détruit ce qu’elle a aimé, fait alliance avec ses bourreaux et se trahit elle-même par un mécanisme si implacable et si ravageur que l’on s’étonne qu’elle ait reporté pendant cinquante ans sa propre destruction. Cet épilogue extraordinaire reprend et retourne en quelques phrases toute l’histoire d’Aliide, vue de l’autre côté : les rapports administratifs remplacent les divagations de vieille femme, le "nous" désincarné et plein d’assurance remplace le "elle" d’une femme qui n’ose plus penser "je" (et qui serait d’ailleurs ce "je"?), l’«interrogatoire tripartite» remplace la séance de torture d’une enfant de sept ans par sa propre tante.

Purge est un roman glaçant à plus d’un titre: par la perspective qu’il offre sur un moment de l’histoire, mais également par l’actualité redoutable de la violence qui en fait le cœur, et dont on sait fort bien que, Staline ou pas, les femmes continuent à souffrir aujourd’hui. On hésite à y lire ce qui est pourtant, d’une façon assez tordue, quelque chose comme un certain optimisme: après tout, in extremis, et non sans être tentée de faire autrement, Aliide choisira le camp des victimes et tentera de redresser quelques torts. Pour une raison ou pour une autre, cela ne suffit pas complètement à nous remonter le moral.

Purge, Sofi Oksanen, 2010
Trad. Sébastien Cagnoli

Harry Potter

J’ai un peu honte d’avouer que je suis une Potter-addict de la première heure. A partir du volume 4, j’ai commandé tous les pavés de JK Rowling sur Amazon trois mois avant leur parution en version originale, pour les recevoir à la première heure et les lire d’une traite. J’ai lu les quatre premiers tomes à mes enfants (donnant ainsi congé provisoirement à Roule Galette et à Sophie Canétang) et je ne leur ai épargné les suivants qu’en considération de leur âge encore tendre. J’ai même vu certains des films, que j’ai à vrai dire trouvés très mauvais, comme le sont toujours à mon goût les adaptations d’œuvres complexes. Et je ne manque jamais de verser des larmes amères sur la mort de Dobby l’elfe de maison. Il est donc urgent que je me justifie à mes propres yeux en dressant ici un mausolée à Mme Rowling (comme si elle en avait besoin).

Le génie de JK Rowling est de conjuguer avec bonheur la simplicité et la complexité. La simplicité est dans sa façon de raconter, qui exploite un cadre extrêmement précis et répétitif. Chacun des sept volumes couvre une année scolaire et s’articule autour d’une quête ou d’une mission ; chacune de ces missions s’inscrit dans la quête majeure qui fait l’objet du cycle entier et qui est double, Harry recherchant à la fois son passé – orphelin célèbre, marqué dès la naissance par un destin exceptionnel, il est le personnage qui en sait le moins sur sa propre histoire et il ne cessera de chercher à reconstruire l’histoire de ses parents – et son avenir, puisqu’il doit au fil des années comprendre peu à peu la mission qui lui a été donnée en même temps qu’il cherche, à l’aveuglette, à la réaliser. Cette construction en épisodes fait de chaque tome un livre parfaitement intelligible même pour de très jeunes lecteurs (en tous cas jusqu’au quatrième volume au moins) et leur permet par là d’accéder à la complexité et la richesse de l’intrigue générale. Ce qui est vrai pour le jeune lecteur ne l’est pas moins pour le vieux routier : le lecteur chevronné trouvera également plaisir à ce cadre rigide et au rythme qu’il impose à la narration.

On m’objectera bien, au sujet de la technique narrative, que JK Rowling cède trop souvent à la facilité, en particulier par le recours au « récit dans le récit » pour faire avancer l’intrigue – un témoin apporte à Harry des informations qui lui manquaient. Or il me semble au contraire que c’est un parti-pris justifié: à de très rares exceptions près, comme la scène introductive du premier épisode ou l’entrevue du Premier Ministre avec le Ministre de la Magie, au début du septième volume, la totalité des sept volumes est racontée du point de vue de Harry, ce qui n’exclut d’ailleurs pas, grâce à d’opportunes interventions de la magie, des incursions dans le passé de différents personnages ou dans la perspective de Voldemort, la Némésis du jeune sorcier. Pour couvrir une intrigue enracinée dans le passé sans décoller un instant le récit de Harry qui en est à la fois le héros (au sens premier du terme), le catalyseur et l’objet – puisque le combat du bien et du mal s’opère à travers la découverte progressive de Harry par lui-même – ces quelques contorsions sont nécessaires et à mon sens assez naturelles, si l’on accepte évidemment que tout, dans Harry Potter, soit soumis à un principe de nécessité.

Chaque rencontre que fait Harry, chaque information qu’il reçoit, chaque objet qu’il conserve relève en effet d’une double nécessité. Par rapport à l’intrigue d’abord, c'est-à-dire par rapport au futur de Harry: comme les cailloux du petit Poucet, ou plutôt comme le peigne et la serviette de la petite fille qui fuit Baba Yaga, chacun de ces éléments apparemment fortuits prend un sens et une utilité concrète à un moment ou à un autre de l’intrigue. C’est ce qu’illustre par exemple le legs de Dumbledore, au septième volume: Harry et ses compagnons, Ron et Hermione, reçoivent tous trois un objet dont ils ne comprennent pas l’utilité, mais qu’ils conservent jusqu’au moment où cet objet joue soudain un rôle aussi décisif qu’inopiné. Il en va de même, dans ce volume, du fourbi sentimental que Harry conserve dans une poche secrète et qui relève, lui, de l’histoire consciente de notre héros: morceau de miroir cassé et baguette irréparable sont les témoins des épreuves qu’il a subies en même temps que les instruments de ses progrès futurs. Mais cette nécessité qu’on peut qualifier pompeusement de téléologique se double d’une nécessité ou d’une légitimité ontologique (oui, désolée…): rien n’arrive à Harry par hasard, tout prend racine dans ce passé qui lui est inconnu et lui revient de droit. La cape d’invisibilité qui lui permet surtout, au départ, de faire les quatre cents coups hors des dortoirs et qui lui vient en ligne directe d’un très ancien sorcier; la Carte du Maraudeur, rédigée par son père lorsqu’il était élève du collège; sa baguette magique, au cœur fait d’une plume de phénix comme celle de l’homme qui a tenté en vain de le tuer alors qu’il était tout petit; sa cicatrice, bien sûr, témoin du même épisode; aucun des «attributs» de Harry ne lui est conféré sans raison historique.

Il en va de même, plus largement, du récit dans son ensemble où les scènes qui n’obéissent pas à ce principe de nécessité relèvent généralement de l’intention comique qui reste présente jusqu’au bout dans l’histoire, malgré le climat de plus en plus sombre. Une grande partie des dialogues, notamment les répliques des jumeaux Weasley, s’inscrivent dans cette veine. La plupart des aperçus des cours dispensés aux jeunes sorciers sont également volontairement comiques, par le décalage qu’ils proposent avec les cours de maths ou de techno qui ont fait notre quotidien. Les élèves sont sommés de faire pousser des pattes à une tasse à thé ou de changer des sucriers en souris, sans que l’on ne comprenne très bien dans quelle théorie cela s’inscrit. JK Rowling ne s’embarrasse guère de conceptualisation: les lois qui président à l’usage de la magie ou à celui des technologies « de substitution » (comme l’électricité) ne sont pas explicitées, et sans doute pas très claires pour l’auteur elle-même si l’on en juge par certains à-peu-près. Pourquoi le professeur Rogue, par exemple, se laisse-t-il abuser au cours des premiers épisodes par les excuses embrouillées de Harry surpris là où il n’a rien à faire, alors qu’il se révèle par la suite « Legilimens », capable de lire certaines choses dans l’esprit de son interlocuteur ? Comment la mise en œuvre de la Loi sur le secret magique est-elle garantie dans le cas de sorciers issus de parents « moldus » (non sorciers)? Peu importe, à vrai dire, en tous cas pour moi : l’intelligence pure et l’équilibre de la construction théorique ne sont pas des composantes fondamentales du plaisir de lire un roman.

En revanche, Rowling s’attache plus soigneusement à fournir des aperçus sur la gouvernance, si j’ose dire, du monde des sorciers, obéissant là encore à la nécessité puisque les positions ambigües du Ministère de la Magie et le caractère moyennement libéral des institutions qu’il encadre confèrent à l’univers potterien l’ambivalence qui aurait pu, sans cela, lui faire défaut, en même temps qu’elles fournissent une traduction du conflit fondamental qui traverse la société des sorciers dans des termes quasi-administratifs auxquels les lecteurs adultes sont sans doute plus sensibles, pour le coup, que les jeunes lecteurs. De même, l’auteur s’efforce de nourrir au fil des épisodes, au travers des dialogues et des réactions de ses protagonistes, une dimension psychologique centrée sur l’adolescence et sur les premiers attachements, amours ou amitiés. Elle enrichit ainsi, sans trop se forcer il faut le reconnaître, des personnages au départ assez sommaires, tout en confortant la geste de Harry Potter dans ce qu’elle doit au roman d’apprentissage.

Tout ceci n’explique pas, cela dit, pourquoi je trouve que Harry Potter est un livre profondément émouvant. Remarquablement bien construit à mon goût, certes; un peu léger sur la partie conceptuelle et sur la dimension psychologique des personnages, parcouru de clins d’œil comiques sans prétention mais bien venus, d’accord; mais on ne voit pas ce qui là-dedans justifie de sangloter sur la dépouille d’une créature d’un mètre de haut qui s’exprime uniquement en couinant à la troisième personne.

Ce que, personnellement, je trouve extrêmement touchant est la façon dont Harry assume dès le premier épisode une vocation sacrificielle qui ne lui apparaît pas alors dans toute sa dimension. Victime élue dès sa naissance par Voldemort, le mage noir qu’il ne cessera d’affronter, Harry doit au sacrifice de sa mère d’avoir survécu. A son tour, dès son retour dans le monde des sorciers, il ne cessera de renoncer à ce qu’il a conquis – à la sécurité, à la victoire (dans le tournoi des Trois Sorciers), à son avenir (lorsque Dumbledore lui révèle la teneur de la prophétie qui lie son destin à celui de son pire ennemi), à la vie même – et de s’offrir pour protéger ceux qui lui sont chers. A la fin du quatrième volume et à la fin du septième, cette dimension oblative s’exprime de façon particulièrement explicite, lorsque Voldemort procède au sacrifice métaphorique de Harry dans un cimetière pour retrouver les forces qu’il a perdues, et lorsque Harry marche à la mort volontairement, ayant compris que c’était la seule façon de détruire son ennemi. Le talent de JK Rowling est de donner sens et vraisemblance à ces sacrifices, en en graduant la portée au fil du récit; l’enjeu va grandissant et la conscience qu’a Harry de son destin, le poids que pèse cette conscience ne cessent également de croître. Pour accomplir cette vocation, Harry doit incarner le courage et la loyauté qui, par ricochet en quelque sorte, sont les moteurs profonds de chaque personnage du livre : Ron et Hermione, les inséparables comparses, Neville, le double obscur, empoté et héroïque, Sirius, le parrain de Harry, Rogue, le professeur haï, tous se meuvent et s’expliquent par ces deux ressorts, dans un monde dont les différences mêmes avec le nôtre mettent l’accent sur ces deux qualités. Le monde des sorciers est un monde d’histoire, largement irrationnel, où l’allégeance est une dimension fondamentale, comme en témoigne le rôle du « Choixpeau » qui trie les élèves par maison à leur entrée au collège. C’est un monde de risque aussi, où la responsabilité pèse très tôt sur les épaules des jeunes gens, comme le symbolise le fait que la majorité pour les jeunes sorciers intervient à dix-sept ans et non dix-huit. Courage et loyauté sont donc les qualités de tous ceux qui agissent. Seul Dumbledore ne se définit pas par là, mais par sa clairvoyance quasi-surnaturelle qui le place en dehors de l’action, dans un rôle de deux ex machina qui n’est pas, comme on le découvre progressivement, un accomplissement, mais un renoncement, un châtiment qui expie une faute originelle. Comme Lancelot, Dumbledore, malgré ses qualités exceptionnelles, doit laisser place à plus pur que lui.

Après avoir exploré et relié son passé et son avenir pour réaliser la mission qui était la sienne et découvrir sa propre personnalité héroïque, Harry renoncera enfin à sa victoire elle-même et dispersera les attributs du pouvoir qu’il a conquis, accomplissant ainsi jusqu’au bout sa vocation dans ce qui sera son premier sacrifice heureux. Vous qui avez trouvé un peu tarte le « petit sorcier à lunettes », sans doute cette conclusion ne vous convaincra-t-elle pas plus que ne l’a fait l’œuvre de Rowling. Pour moi, elle parachève la profonde cohérence de l’histoire de Harry Potter et le caractère de mythe que revêt ce récit positif de la construction de soi.

jeudi 2 décembre 2010

Journal d'un curé de campagne

Ma lecture du Journal d’un curé de campagne a mal commencé puisqu’en plein milieu de la première tirade du curé de Torcy, mon exemplaire (emprunté à la bibliothèque) est tombé sur les rails du RER où, à ma connaissance, il gît toujours. Cette petite contrariété mise à part, j’ai donc fini par lire mon premier Bernanos, ce journal d’un jeune curé égrotant et timide qui, dans sa première paroisse, accumule les maladresses. Et je reste quelque peu perplexe devant ce qui est certainement une œuvre singulière et puissante, mais au message largement inintelligible.

Bernanos met en scène un être sensible et vulnérable qui va d’échec en échec, ne parvenant finalement même pas à survivre. Touché par la grâce divine, comme on le voit lors de l’épisode central de la conversion de la comtesse locale, le malheureux curé n’en est certes pas illuminé ; il traîne sa mine grisâtre et ses naïvetés sous le regard malveillant de ses paroissiens et de ses supérieurs, et ne trouve de refuge qu’auprès du curé de Torcy et de son ami le docteur Delbende, deux personnages totalement invraisemblables qui ne cessent de débiter au kilomètre leurs définitions à l’emporte-pièce et leurs théories sur le sacerdoce, le rôle social de l’Eglise et les avantages et les inconvénients de la sainteté.

Cela donne par exemple ceci : «D’où vient que le temps de notre petite enfance nous apparaît si doux, si rayonnant? Un gosse a des peines comme tout le monde, et il est, en somme, si désarmé contre la douleur, la maladie! L’enfance et l’extrême vieillesse devraient être les deux grandes épreuves de l’homme. Mais c’est du sentiment de sa propre impuissance que l’enfant tire humblement le principe même de sa joie. Il s’en rapporte à sa mère, comprends-tu? Présent, passé, avenir, toute sa vie, la vie entière tient dans un regard, et ce regard est un sourire. Hé bien, mon garçon, si l’on nous avait laissés faire, nous autres, l’Eglise eût donné aux hommes cette espèce de sécurité souveraine. Retiens que chacun n’en aurait pas moins eu sa part d’embêtements. La faim, la soif, la pauvreté, la jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable dans notre poche, tu penses! Mais l’homme se serait su le fils de Dieu, voilà le miracle! Il aurait vécu, il serait mort avec cette idée dans la caboche – et non pas une idée apprise seulement dans les livres, - non.» Intéressant, cette théologie pour les nuls, vulgarisée à grand renfort de mots populaires et d'interjections et étayée comme souvent le discours religieux par une analogie tirée du registre de la vie familiale, avec un double effet: c'est facile à comprendre, et ça attendrit le chaland.

Tout ça est extrêmement bien écrit, au point qu’on suit en haletant la conversation décisive entre la comtesse et le curé; mais une fois le livre refermé, il n’en reste qu’une bouillie sentimentale dont ne se dégagent guère qu’une sorte de rancune vis-à-vis, non pas de l’Eglise, mais de sa hiérarchie (ce qui est très courant chez les écrivains catholiques, voire chez les catholiques en général) et une aspiration confuse à une grâce rédemptrice qui irriguerait la société, nourrirait les forts et les purs jusqu’à l’héroïsme, comme dans un Moyen Äge plus ou moins fantasmé par le neveu militaire et infréquentable de la comtesse convertie. Sans oublier, bien sûr, l’angoisse pathétique du petit curé devant la volupté, ce péché ultime, cette corruption sans retour de la dignité humaine. N’importe, ce Bernanos est sympathique, avec tout son verbiage : j’en lirai volontiers davantage, et peut-être comprendrai-je mieux alors comment il peut autant tenir à tout ce fatras arbitraire; car s’il y a bien une chose que le Journal d’un curé de campagne ne nous dit pas, c’est pourquoi? Pourquoi la grâce à l’un et pas à l’autre? Pourquoi n’y aurait-il pas d’amour dans l’homme, hors celui qui lui vient de dieu?

Journal d’un curé de campagne, Georges Bernanos, 1935

Love, etc

Je suis frappée en lisant les élucubrations du Pape et de ses malfaisants séides de la distinction qu’ils font entre l’amour (sanctifié) et la luxure, le stupre, enfin appelons cela comme vous voudrez ; comme si l’amour n’était pas en général exactement ce désir passionné de posséder l’inaccessible qui conduit, entre autres, aux pratiques socialement aberrantes que sont les diverses formes de pénétrations. L’amour, un sentiment noble, un oubli de soi-même? Allons donc! si vous avez pratiqué l’amour maternel, par exemple, qui comme chacun le sait est censé n’être que vertu et désintéressement, vous l’aurez réalisé comme moi : l’amour maternel est cannibale. Regarder ses enfants, les toucher, les humer – ils ne peuvent pas s’échapper - c’est déjà une forme de vampirisme ; mais les éduquer! les pétrir, les orienter de ci ou de là, décider de leurs lectures et de leurs loisirs, et observer goulûment la façon dont, comme des souris de laboratoire, ils répondent à ce dispositif expérimental! Il est bien heureux que cette débauche de voluptés aboutisse en général à la croissance sans histoire d’un futur adulte pas plus névrosé que la moyenne, mais à considérer strictement le rapport entre l’effort et la rétribution, la maternité me paraît être une pratique tout aussi égoïste et condamnable que, par exemple, la nécrophilie. Ou, à l’inverse, la nécrophilie semble, sur le plan de l’épanouissement de l’individu, tout aussi recommandable que la maternité. Après tout, il s’agit dans les deux cas de jouir d’un autre qui vous est livré, sans défense, dans son inaltérable différence. Images magiquement altérées de qui les possède, l’enfant ou le cadavre renferment la garantie d’une réalité intérieure, d’un noyau compact d’altérité, d’un devenir ou d’un passé insaisissables. Le vertige de l’amour est dans cette proximité avec le gouffre qu’ouvre devant soi un semblable pourtant forcément et délicieusement autre. Aussi toute la puissance de la relation amoureuse tient-elle dans le compromis qui doit s’établir entre l’espoir d’atteindre les tréfonds mystérieux de l’aimé et la distance indispensable à la solidité et à la consistance de ce mystère. Le narrateur d’A l’ombre des jeunes filles en fleur, perdu dans la contemplation d’Albertine, peut s’émerveiller de son regard oblique et s’interroger sur ce que recouvre sa carnation dense et crémeuse ; quand enfin il la tient dans ses bras, il ne la voit plus, et «à ces signes détestables, je reconnus que j’embrassais Albertine».

En dehors de l’enfant et du cadavre, qui sont des exemples extrêmes, qu’est-ce qui fait ce mystère, qu’est-ce qui le rend irrésistible ? L’objet aimé est comme un livre vivant le réceptacle d’une expérience, mais celle-là encore brute et créatrice, façonnant l’être qui la contient. Derrière ses yeux on entend presque ronronner comme les rouages d’une pendule une mécanique produisant sans cesse des jugements, des opinions, des pensées. Contrairement à un collègue de bureau ou à la dame qui vous passe devant au guichet de la Poste, il est, en fait, non un objet, fût-il mû par un arbitraire perpétuel, mais un sujet, et le sentiment permanent d’insatisfaction que l’on ressent à son contact est lié à cette reconnaissance et à l’illusion qu’en s’approchant un peu plus de cet autre « moi », en habitant sa maison et en couchant dans son lit, on peut en quelque sorte se l’annexer. Tous les codes de la relation amoureuse sont fondés sur un emboîtement de distances successives, qui ne s’abolissent que pour laisser paraître de nouveaux glacis. Avec un égal, bien sûr, l’amant ne jouit pas comme la mère face à son enfant de la certitude de son emprise; mais c’est à l’inverse la jubilation de l’improbable qui lui chavire le cœur. L’une des traductions de cette dialectique de la distance s’exprime dans les rapports de pouvoir : aphrodisiaque notoire, le pouvoir signifie et constitue une altérité fondamentale pour celui qui en est dépourvu, en même temps qu’il instaure une distance mesurable dont le raccourcissement, fût-il temporaire, se perçoit de façon incontestable. La compagne de César ne doute pas de son bonheur quand celui-ci lui rend les armes – du moins, on ne l’imagine pas.

Mais si l’amour lui-même est égoïste, s’il est quête de possession, que reste-t-il à opposer dans les homélies aux débauches de la chair? existe-t-il vraiment, ce sentiment de « caritas », cet amour du prochain malgré qu’il est autre, et non parce qu’il est autre, qui serait l’inverse du désir? sans doute: c’est la compassion, ou le pouvoir d’abolir immédiatement la distance érogène sans effacer en même temps la conscience d’une autre subjectivité. On s’augmente d’autrui, ou plutôt on augmente par lui sa surface de contact avec l’univers, mais on ne le désire plus: «je ne suis plus un arbre, je suis une forêt» comme le disait un ami de tempérament poétique. Pour autant, le désir et la charité, Eros et Agapè, ces deux modes de reconnaissance d’autrui, ne sont pas des déclinaisons du Mal et du Bien, ou de la matière et de l’esprit, ainsi que l’Eglise semble parfois l’affirmer. Car sans Eros, que reste-t-il de la civilisation ? Avec le sens du partage, mais non l’appétit d'inquisition, où passent la psychologie et l’histoire, le roman et le portrait, et finalement même ce vertigineux désir retourné vers soi-même qui donne les ascètes, les musiciens et les héros ? Avec la seule charité, on serait encore en pagne…

Va et regarde

En Biélorussie, en 1943, le jeune Florya déniche un fusil et rejoint les partisans dans la forêt. Son premier contact avec la guerre est à la fois décevant et idyllique : laissé en arrière, à sa grande consternation, par les combattants plus expérimentés, il batifole entre les arbres avec une jeune personne délurée. Malgré un bombardement qui le tourneboule un peu et lui laisse un sifflement pénible entre les oreilles, Florya est tout faraud quand il ramène Glacha chez sa mère. Survient alors une scène remarquable où il fait à son amie les honneurs de la maison déserte où le bourdonnement des mouches se confond avec le sifflement que Florya a dans l’oreille. La caméra revient obstinément sur des poupées étalées sur le sol et couvertes de mouches. Quand Florya sort de la maison pour aller chercher sa mère et ses sœurs qu’il croit cachées dans le marais, un mouvement de la caméra dévoile et dérobe aussitôt le charnier où s’empile, contre le mur de la maison, une masse indistincte de cadavres. C’est le premier massacre du film ; le traitement du second sera beaucoup moins elliptique.

Après avoir retrouvé les survivants de son village dans les marais, ce qui donne lieu à deux scènes à l’ambiance très particulière – l’interminable traversée du bourbier et la confection du mannequin d’Hitler - Florya est envoyé au ravitaillement avec trois joyeux comparses qui mourront en route. Comme les Allemands pullulent, il se cache dans un village dont toute la population sera massacrée, à l’exception de quelques miraculés dont une jeune fille qui, elle, sera copieusement violée. Cette très longue séquence est l’occasion de saisir la diversité des comportements des bourreaux dans une sorte d’encyclopédie visuelle de l’inhumain.

Sans transition, on retrouve ensuite les Allemands défaits, blessés et désarmés face aux partisans qui, impuissants à leur infliger un châtiment à la hauteur de leur crime, muets devant leurs protestations d’innocence ou leurs professions de foi politiques, finissent par les liquider sommairement à la mitrailleuse et par quitter les lieux en silence pour s’enfoncer dans la forêt tandis que Florya, avant de les rejoindre et de se fondre dans la colonne, s’acharne à coup de fusil sur un portrait d’Hitler dans un bizarre montage d’images d’archives sur la guerre et la prise du pouvoir par les Nazis, présentées en marche arrière comme si les coups de fusil successifs pouvaient effacer progressivement la monstruosité de ce dont Florya a été témoin.

Va et regarde est un film étonnant par son inventivité : ni l’image, ni le son ne ressemblent à ce qu’on a l’habitude de voir et d’entendre dans les films de guerre. L’image, parfois en très gros plan (comme dans la scène de la mort de la vache), est à d’autres moments filmée par une caméra portée pour suivre le regard des acteurs et donner une très prenante impression de profondeur : on se perd, on se noie, on s’embourbe dans cette Biélorussie mangée de forêts et de marais d’où les villages n’émergent qu’à peine, on étouffe sous ce ciel rare, voilé de brouillard ou de fumée quand il n’est pas masqué par les arbres. A plusieurs reprises, rompant avec ce parti-pris, le film montre le ciel vers lequel Florya lève les yeux : un avion de reconnaissance, toujours le même, y vrombit, inerte et malveillant. Le son participe à cette impression d’étouffement : comme sur le visage de Florya, qui se ravine à vue d’œil et se vide en quelques heures de toute la fraîcheur de sa jeunesse, la guerre imprime sur ses tympans une sorte d’archive de sifflements et de cris, un brouillard sonore passé qui cohabite avec le son de l’instant présent. Le spectateur est ainsi immergé, par la vue et par l’ouïe, dans la subjectivité de plus en plus perturbée de Florya, et assiste à la fois aux horreurs de la guerre en direct, et à ses ravages psychologiques sur ce jeune témoin.

Cette dimension psychologique est amplifiée par un traitement qui se rapproche du film d’horreur: plusieurs scènes, en particulier celles qui se passent dans le marais, évoquent des rituels primitifs ou des cauchemars. Dans la scène du massacre des villageois, ce qui est particulièrement frappant, c’est la superposition de deux mondes – deux « règnes » serait-on tenté de dire à la manière des zoologistes - qui ne semblent se rencontrer que dans l’ordre physique, mais jamais dans l’ordre psychique. Les actes des Allemands sont incompréhensibles à leurs victimes, et les protestations des villageois sont si évidemment inutiles, voire comiques, que l’on ne comprend plus pourquoi ils ne s’abstiennent pas de manifestations vidées de sens par l’absence de destinataire. L’horreur de la scène et son caractère quasi fantastique naissent de cette situation irréelle dont on retrouve l’équivalent dans un film comme la Nuit des Morts-Vivants, par exemple. Réciproquement, on voit ensuite Florya s’approcher d’une Allemande agonisante pour prendre dans sa boîte à pansements de quoi soigner son propre fusil, abîmé par une balle : là encore, la mourante n’est plus humaine que pour le spectateur.

La fin du film en rajoute même sur cette façon d’extérioriser dans l’image et dans l’action les angoisses et le mal qui tenaillent les personnages ; illustrant le titre initial du film, Tuer Hitler !, la scène où Florya fusille le portrait m’a paru très longue et pas totalement nécessaire à la cohérence du film. Ce n’est pas sa vraisemblance qui pose problème (évidemment, personne dans le film ne voit ou n’imagine les images d’archives qui défilent alors à l’écran, mais ce n’est pas grave), c’est son caractère exagérément explicite et symbolique. Le désarroi de Florya, confronté à un résumé de toutes les barbaries humaines, puis à l’impossibilité, face aux bourreaux, de réparer ou de comprendre quoi que ce soit, n’avait peut-être pas besoin d’être ainsi souligné.

Va et regarde, Elem Klimov, 1985