mercredi 29 décembre 2010

Purge

Aliide est née dans l’Estonie des années vingt où elle a vécu toute une vie dans le même village entre champs et forêts. Purge est son histoire, écrite avant tout comme une histoire de femmes. Un peu comme John Updike dans les sorcières d’Eastwick, Sofi Oksanen octroie en effet une place envahissante à la pulsation organique du monde autour d’Aliide, aux odeurs, aux ingrédients, aux sécrétions. Pendant la première scène du roman, par exemple, l’esprit d’Aliide va et vient entre l’objet inconnu, donc inquiétant, qu’elle aperçoit dans sa cour et la mouche à viande qui bourdonne dans sa cuisine, prête à pondre. Et tout au long du livre on est poursuivi par des grouillements, des taches, des débris coincés entre les dents, des poils dans les oreilles : autant de sous-produits de l’existence qui sont le châtiment des ménagères et la matière première des sortilèges. Les personnages, bien sûr, sont des femmes, mais plus encore : des sœurs, des filles, des femmes liées par le sang et la terre face auxquelles s’agitent, vains et meurtriers, des hommes-pantins possédés par des abstractions, tel le malheureux Hans dont les quelques messages d’outre-tombe commencent tous absurdement par la mention «pour une Estonie libre!».

Le roman commence quand Zara, une jeune prostituée en fuite, atterrit dans la cour d’Aliide qui reconnaît chez la jeune fille la terreur et la honte qu’elle-même dissimule depuis cinquante ans. Zara, comme Aliide, est la victime de viols permis et accomplis par une espèce que la Russie voisine semble engendrer inépuisablement, quel que soit le régime politique et l’idéologie à l’honneur : celle des hommes en Volga noire et en bottes de cuir. Le fil du roman dévoile avec une grande habileté la façon dont une certaine nuit dans la cave de la mairie a gangrené toute la vie d’Aliide qui ne fera plus un choix qui ne soit dicté par ce souvenir, jusqu’à une remarquable conclusion à double détente qui fournit une clé de voûte à l’édifice de trahisons qu’Aliide a bâti pour survivre. Tournant le dos, par honte et par nécessité, à toutes celles qui ont partagé son sort, Aliide détruit ce qu’elle a aimé, fait alliance avec ses bourreaux et se trahit elle-même par un mécanisme si implacable et si ravageur que l’on s’étonne qu’elle ait reporté pendant cinquante ans sa propre destruction. Cet épilogue extraordinaire reprend et retourne en quelques phrases toute l’histoire d’Aliide, vue de l’autre côté : les rapports administratifs remplacent les divagations de vieille femme, le "nous" désincarné et plein d’assurance remplace le "elle" d’une femme qui n’ose plus penser "je" (et qui serait d’ailleurs ce "je"?), l’«interrogatoire tripartite» remplace la séance de torture d’une enfant de sept ans par sa propre tante.

Purge est un roman glaçant à plus d’un titre: par la perspective qu’il offre sur un moment de l’histoire, mais également par l’actualité redoutable de la violence qui en fait le cœur, et dont on sait fort bien que, Staline ou pas, les femmes continuent à souffrir aujourd’hui. On hésite à y lire ce qui est pourtant, d’une façon assez tordue, quelque chose comme un certain optimisme: après tout, in extremis, et non sans être tentée de faire autrement, Aliide choisira le camp des victimes et tentera de redresser quelques torts. Pour une raison ou pour une autre, cela ne suffit pas complètement à nous remonter le moral.

Purge, Sofi Oksanen, 2010
Trad. Sébastien Cagnoli

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