vendredi 30 décembre 2011

Corteo

La majorité des spectacles de cirque qu’il m’a été donné de voir présentent une caractéristique commune : leur esthétique désastreuse. Généralement, les costumes sont infects, les éclairages itou, les numéros s’enchaînent sans nécessité et la musique est trop forte. Seul le soulagement d’échapper un instant aux exhibitions de quadrupèdes pelés assis sur des tabourets et ridiculement coiffés de plumets scintillants vous permet de goûter quelque satisfaction devant les exploits d’une dominatrice SM bardée de cuir noir qui se désarticule entre deux trapèzes.

J’ai donc été très surprise par le spectacle du Cirque du Soleil : surprise dès l’entrée, par le rideau transparent tiré devant la scène et orné de personnages qui à la faveur d'une variation de l'éclairage apparaissaient et disparaissaient parfois, tels le chat du Sheshire, laissant par moments deviner la scène éclairée par d’improbables lustres. Avant le début du spectacle encore, les costumes des artistes circulant dans le public ont démenti également mes prévisions : foin du traditionnel acrylique rouge et jaune ! pas plus de vinyle noir que de lycra bleu électrique ! Des couleurs claires un peu passées, de l’or terni, et des boutons, des galons, des plis et des broderies : bref, non tant des costumes que d’étranges vêtements venus d’un passé imaginaire.

Le spectacle lui-même s’appuie sur un fil conducteur – les funérailles d’un vieux saltimbanque – qui vous projette d’entrée de jeu quelque part entre le souvenir et le délire, dans un état où pour avoir été souvent rêvés de vieux songes apparaîtraient soudain aussi réels – ou aussi peu – que des réminiscences un peu usées. Et bon nombre de numéros sont fidèles à cette logique et à la nécessité qu’elle sous-tend d’embellir le souvenir. Les trapézistes tournoient dans les lustres – et qui n’a jamais eu envie, en contemplant une de ces galaxies de pendeloques et de chandelles planant entre sol et plafond, d’y grimper pour voir ? Les acrobates rebondissent sur deux vastes lits et se lancent les oreillers – et dans nos batailles de polochons, n’avons-nous pas nous aussi, il y a très longtemps, réussi de magiques doubles sauts périlleux ? Une naine survole le public suspendue à d’énormes ballons – et qui peut s’empêcher de penser fugitivement, à chaque fois qu’il voit un enfant avec un ballon : « attention, tu vas t’envoler ! ». Les jongleurs dans leurs costumes d’arlequins descendent à l’instant du mur d’une nursery oubliée où ils pâlissaient sous le verre recouvrant leur gravure ; et les interludes, pendant lesquels on réaménage la scène dans le noir, offrent des instants suspendus comme les artistes qui traversent alors les cintres – marchant tête en bas et chandeliers en main le long d’un fil ou pédalant dans les airs sur une antique bicyclette.

Tous les numéros ne sont pas aussi évocateurs, mais même ceux qui se rattachent moins facilement à ces vagues et merveilleux « déjà-vus » sont remarquables de qualité technique et esthétique. Quant aux performances des clowns, sujet généralement douloureux, elles sont étonnamment supportables: la balle de golf fuyant l’ardeur du golfeur donne lieu à un numéro farfelu et, à vrai dire, assez comique, et la représentation ratée de Roméo et Juliette par un couple de nains, rythmée par les apparitions et disparitions saugrenues des accessoiristes et du metteur en scène à travers les coulisses et faux-plafonds du théâtre de poche, est également un bon moment.

J’ai éprouvé devant ce spectacle un plaisir d’autant plus délicieux qu’il était complètement inattendu. Je recommanderais chaleureusement, s’il n’était un peu tard pour le faire vu le calendrier des représentations, cette plongée dans de très vieux songes un peu oubliés… rêvés par nous ? par d’autres ? on ne sait plus.

Corteo, le Cirque du Soleil

mardi 20 décembre 2011

The Lucifer Effect

Philip Zimbardo est le concepteur de l’expérience de la prison de Stanford, qui a consisté à sélectionner vingt-quatre jeunes gens sains d’esprit, au casier judiciaire vierge et au niveau intellectuel au dessus de la moyenne, pour les affecter aléatoirement aux rôles de prisonniers ou de gardiens d’une prison temporaire. L’expérience, qui devait durer deux semaines, a été interrompue au bout de cinq jours, alors que quatre des neufs « détenus » avaient dû être relâchés au vu des symptômes de stress sévère qu’avaient suscités les sévices infligés par les « gardiens ».

The Lucifer Effect tire les enseignements de cette expérience qui met en lumière l’importance des facteurs « situationnels » par rapport aux dispositions propres de l’individu. S’appuyant sur d’autres expériences, dont  celle de Milgram sur l’obéissance à l’autorité, mais également sur des expériences créant d’autres situations d’internement fictif (en hôpital psychiatrique notamment), l’auteur identifie des facteurs de risque totalement extérieurs à l’individu. Ainsi, la perte des repères temporels conduit les sujets à vivre dans un présent hypertrophié et à occulter tant le passé, sur lequel se fonde l’identité, que l’avenir, dont la conscience renforce le sentiment de responsabilité. L’anonymat, favorisé par les procédures carcérales, contribue également à miner la conscience de la responsabilité personnelle, constitue un premier pas vers la déshumanisation complète de la victime, et conduit les acteurs à se retrancher derrière des rôles qui définissent leur conduite – le gardien se trouvant ainsi agir de façon à conforter son image de gardien, plutôt que son idée de lui-même comme être moral. L’ennui, la peur, le désir de conformité sont également des moteurs bien connus, mais dont la force est généralement sous-estimée.

Cette expérience de Stanford a trouvé un écho inattendu trente ans plus tard, lorsqu’ont été révélés les mauvais traitements infligés à des civils irakiens par les gardiens militaires de la prison d’Abu Ghraib. Sollicité comme expert par l’un des accusés, Philip Zimbardo a étudié les conditions dans lesquelles ces abus ont été perpétrés ; il met bien sûr en lumière les facteurs situationnels qui s’apparentent à ceux qu’il avait identifiés à Stanford, mais il s’interroge également sur les facteurs systémiques – liés à une chaîne de commandement défaillante, à la formation  insuffisante des personnels de la police militaire, à la confusion des missions de garde et de renseignement, à la diffusion d’une doctrine de l’interrogatoire poussé formalisée pour Guantanamo. Cette approche est, en un sens, réconfortante : elle montre qu’il est possible de corriger le tir, ce qui fut fait d’ailleurs à Abu Ghraib par un collègue de Zimbardo. Cependant, la présentation de cette affaire d’Abu Ghraib est par ailleurs extrêmement inquiétante tant le patriotisme - américain, en l’occurrence - a fait obstacle à la prise de conscience. Les soldats pris la main dans le sac sont les « pommes pourries » d’une troupe par ailleurs exemplaire ; certains sénateurs républicains déplorent que l’on fasse tout une histoire de cette affaire alors qu’il s’agissait « juste de s’amuser » ; et le soldat qui a donné l’alerte a été ostracisé et a passé plusieurs années en détention protectrice (quoi que cela puisse être) après que son identité a été « malencontreusement » révélée par Donald Rumsfeld.

Le dernier chapitre du livre est consacré à l’héroïsme et en particulier à l’héroïsme civil de personnes qui mettent en jeu leur carrière, leur plan d’épargne retraite, leur liberté ou leur vie pour défendre des vies ou des principes. L’auteur entend en effet nous convaincre que résister aux facteurs situationnels est possible et propose à cet effet une catégorisation des formes d’héroïsme et un vademecum du héros en devenir. Tout cela est plein de bonnes intentions et ne laisse pas que d’être un peu agaçant, surtout parce que le lecteur est, bien entendu, parvenu aux même conclusions pratiques que l’auteur, et qu’il ne voit pas l’intérêt de se les faire seriner – à la première personne, qui plus est ! « je peux changer les choses »… : on se croirait dans Psychologies Magazine.

En général, on peut déplorer que The Lucifer Effect soit franchement mal écrit, bourré de redondances et de phrases interminables et bancales ; on peut aussi s’agacer de ce dernier chapitre maladroit et gratuit. Pour autant, tant que l’auteur conserve sa perspective de chercheur et ne se transforme pas en gourou, il livre un ouvrage réellement éclairant et soutient de façon convaincante sa thèse de la prépondérance des facteurs systémiques et situationnels sur les dispositions individuelles.

The Lucifer Effect, Philip Zimbardo, 2007

Beauté, Morale et Volupté

Une chose surprend dans l’exposition Beauté, Morale et Volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde : avec un titre pareil, je ne m’attendais pas à passer la moitié de mon temps à considérer des buffets et des théières. Pire : je crois que, pour ce qui est des tables basses et des échantillons de papier peint, j’aime encore mieux aller chez Ikea. Cela dit, j’admets bien volontiers être passée entièrement à côté du sujet ; je n’ai pas réussi à pénétrer l’essence du mouvement esthétique - l’amour de la beauté pour elle-même, que ce soit dans un tableau ou dans un pot à lait. Je n’ai pas été aidée par la mocheté des pots à lait, s’il faut me trouver une excuse.

Cette recherche de la beauté pure, d’une forme indépendante du fond, n’est à aucun moment effleurée par l’idée de l’abstraction ; elle se concentre sur la plastique des corps, des fleurs, des ornements, sur le jeu des couleurs, sur des constructions et surtout des cadrages audacieux, tout en brouillant volontairement la dimension narrative ou symbolique du tableau. Cela donne lieu à quelques fulgurances, comme l’Esther de John Everett Millais – quittant presque de dos un décor à l’antique assez sommairement construit, elle porte un magnifique, un émouvant manteau jaune qui concentre bizarrement tout l’affect de la scène – et à des œuvres fadement allégoriques ou d’une préciosité gratuite inspirée par le Quattrocento ; trop souvent, la tentative de déjouer l’interprétation se traduit par une certaine froideur, une sorte de vacuité du tableau qui devient décoratif.

On est de ce fait reconnaissant aux peintres qui choisissent la volupté, réintroduisant ainsi dans la peinture un sens qui se passe aisément de récit ; l’Etude aux plumes de paon de George Watts, avec son étalage direct et frontal de chair crémeuse, est sans doute l’une des œuvres les plus frappantes de l’exposition.

 Le sommeil, cette autre volupté, fait à plusieurs reprises le sujet d’un tableau ; chez Albert Moore (Solstice d’été), John William Waterhouse (Sainte Cécile)  ou Simeon Solomon (The Sleepers and the One Who Watcheth), les dormeurs entourés par les gardiens de leur sommeil offrent au spectateur l’impudeur de leurs visages sans regard et de leurs corps abandonnés, le rappelant, comme le fait la peau nue d’une femme offerte, à un présent qui écrase tout récit. Dans le Songe Eveillé de Dante Gabriel Rossetti, l’unique personnage est à la fois veilleur et dormeur, conscience et inconscience, soi et autre. Le trouble que l’on ressent devant ces tableaux, comme devant le manteau d’Esther, n’est de fait pas lié à un sens : comment ces dormeurs, ces rêveurs pourraient-ils porter un sens ?

A certains moments, devant certains tableaux, il m’a donc presque semblé que je comprenais ces artistes, poursuivant l’incertaine quiétude d’une beauté sans conscience. Hélas ! Pourquoi fallait-il ensuite, à nouveau, s’émerveiller devant un guéridon?

Beauté, Morale et Volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde, Musée d’Orsay

lundi 19 décembre 2011

Peau d'Ane


J’ai regardé Peau d’Âne, comme il se doit, avec mes enfants ; c’est certainement la configuration idéale pour apprécier ce que ce film a de délicieusement pervers. Les deux chérubins étaient bouche bée devant les costumes insensés, les décors outrageusement féériques, et toutes ces trouvailles merveilleuses – au sens premier – qui rendent le film à la fois lisible et poétique. Les visages bleus des serviteurs, témoignant à la fois de leur allégeance et de leur insignifiance ; la forêt (enchantée, naturellement) qui envahit le château d’insidieuses langues de lierre et d’absurdes cerfs empaillés ; la mélodie  élémentaire et lancinante chantée par la princesse encore innocente et qui fait le thème musical de tout le film ; et Peau d’Âne courant à grandes enjambées silencieuses et glissantes dans un temps arrêté, à travers une cour de ferme peuplée de vivantes statues …

Pour ma part, je ne me suis pas plus ennuyée qu'eux, mais sans doute pour d’autres raisons, étant probablement plus sensible qu’un marmot de sept ans à l’insondable dépravation de cette friponne de Peau d’Ane, à l’impudente coquetterie de la marraine fée et à la lubricité pateline de Jean Marais. Pour tout dire, Deneuve dans Peau d’Âne est exactement la même que dans Belle de Jour ; belle et vulnérable à croquer, et complètement tordue. Elle aura décidément beaucoup fait pour le mythe de l’éternelle Eve. 

Il n’empêche : de cinq à trente-sept ans, nous avons tous assisté avec émerveillement à la révélation de Peau d’Âne. Elle a beau être une dévergondée de première classe, la robe couleur de soleil fait son petit effet. Quel drôle de film où l’on est un instant tout ému par des personnages pourtant joyeusement immoraux…

Peau d’Âne, Jacques Demy, 1970

mardi 13 décembre 2011

On Being Certain

La recherche américaine sur l’esprit humain produit des choses véritablement passionnantes et qui éclairent d’une lumière nouvelle les questions métaphysiques et éthiques. Je suis depuis un certain temps tracassée par l’idée de conviction, qu’il s’agisse de morale, de politique ou de religion (pour autant que ces trois sujets soient véritablement disjoints, mais c’est une autre question). Que j’écoute la radio ou que je lise le journal, et a fortiori les commentaires des lecteurs sur les sites de presse, je m’étonne toujours de l’animosité de chaque intervenant envers qui exprime une opinion différente : le contradicteur est systématiquement soupçonné d’être de mauvaise foi, ou gouverné par des intérêts personnels qu’il ferait passer avant toute conviction. Or, le fait même que cette attitude soit universellement répandue conduit à douter qu’elle soit justifiée, car enfin pour accuser l’adversaire de mauvaise foi, il faut se sentir bien sûr de sa propre bonne foi et de l’invincibilité de ses arguments, J’en conclus (peut-être hâtivement) que la grande majorité des politiques, des clercs et des journalistes sont d’une candide sincérité, d’où leur incapacité fondamentale à accepter la contradiction et leur argumentation impudemment malhonnête – qu’importent quelques raccourcis si l’on sait que de toutes façons on a raison ? Et naturellement, étant moi-même fréquemment prise à rebrousse-poil par ce que j’entends (écoutez Radio Courtoisie et vous comprendrez ce que je veux dire), je m’interroge sur la validité de ma propre réaction : être indigné signifie-t-il que l’on ait raison de l’être ? Et plus généralement, être certain de quelque chose signifie-t-il que l’on a raison ?

Bref, On Being Certain était donc tout justement le livre qu’il me fallait. Au prix de quelques anecdotes oiseuses sur sa vie personnelle (compensées il est vrai par un ou deux passages franchement comiques) le neurologue Robert Burton fournit à cette question une réponse que l’on pourrait résumer ainsi : « pour autant que je puisse en être certain, je dirais que non ». Chemin faisant, il donne un aperçu de la façon dont le cerveau traite les informations sans en être conscient, réorganisant le déroulement du temps pour lui rendre une cohérence malmenée par les délais de transmission de l’information par les neurones ou réagissant à une lumière qui n’a pas été « vue » consciemment en raison d’une défaillance du cortex. Il s’appuie sur le modèle du réseau neuronal pour décrire ces processus inconscients comme des délibérations de comités de neurones dont les réponses individuelles, pondérées par la fréquence et l’intensité des expériences associées à l’expérience immédiate en cause, déterminent la réaction et notamment la transmission d’un signal à la conscience. (Si vous n’avez rien compris à cette phrase, sachez que moi-même, en la relisant, je me sens vaguement perplexe). Enfin, il fait un appel un peu réticent aux stratégies adaptatives pour justifier l’idée d’un « feeling of knowing » qui, tout comme la douleur est une sensation du corps qui l’incite à retirer sa main de l’intérieur du four, serait une sensation de l’esprit agréable quoique potentiellement erronée, provoquant en tous cas une saine réaction (en l’occurrence, l’appétit pour l’apprentissage). Pour finir, et après s’être interrogé sur la notion de « moi » - encore une ruse adaptative de notre machiavélique génome – Robert Burton a l’élégance de proposer une conclusion pratique en incitant son lecteur à recourir systématiquement au verbe croire plutôt qu’au verbe savoir, afin de se rappeler perpétuellement que son opinion, pour fondée et arrêtée qu’elle soit, ne se prouve pas elle-même. Il faut entendre, évidemment, « croire quelque chose » (c'est-à-dire estimer que les probabilités sont en faveur de ce que l’on affirme) et non « croire en quelque chose » (c'est-à-dire considérer qu’une puissance surnaturelle infligera des supplices éternels à qui professe une opinion différente).

On a toujours plaisir à lire un livre qui contribue à notre propre débat intérieur. De plus, Robert Burton est un bon vulgarisateur au style alerte, et son livre est facile d’accès et d’une lecture agréable. Il m’en restera toutefois de nouvelles questions d’ordre pratique. Si mon inconscient pense à mon insu, je me trouve intéressée à agir sur lui : par quelles voies, par quels rites, par quelles images ?

On Being Certain, Robert A. Burton, 2008

lundi 12 décembre 2011

L'armée d'Hitler

Omer Bartov analyse dans ce livre les facteurs qui ont contribué à transformer la Wehrmacht en une «armée d’Hitler»; c’est dire que sa thèse s’oppose, dès les prémisses, à celle qui a été défendue par les généraux allemands eux-mêmes d’une armée apolitique dont les succès tenaient à une discipline supérieure, à une technicité sans faille et à une très ferme cohésion, fondée sur des relations de longue durée, au sein des unités. Au contraire, soutient l’auteur, la cohésion véritablement remarquable de la Wehrmacht et la combativité de ses soldats jusqu’à la toute fin de la guerre sont d’abord le fruit d’une adhésion massive à l’idéologie du régime et d’une confiance absolue en son Führer.

Afin de préparer le terrain, Omer Bartov commence par démolir l’idée d’une Wehrmacht supérieurement équipée, entraînée et encadrée : s’intéressant particulièrement au front de l’Est, comme à celui qui a présenté les conditions les plus extrêmes et a dominé l’expérience militaire de la plus grande partie des soldats, il décrit le phénomène de «démodernisation» subi, avant même que l’économie de l’arrière ne se grippe, par des armées dont l’infanterie ne peut suivre la pointe blindée et dont le train est entièrement désorganisé. Il montrera également, au chapitre suivant, comment le taux de pertes et la politique de remplacement dans les unités opérationnelles conduisent, non seulement à une baisse significative de la compétence des cadres et des soldats, mais également à la destruction des «groupes primaires» unis par des liens de camaraderie puissants et anciens. Sur quoi repose donc, sinon la performance, du moins l’endurance de la Wehrmacht à l’Est ?

Le livre décrit ensuite le processus de politisation de l’armée au cours des années de guerre à l’Est : composée, pour une part croissante, de jeunes gens élevés sous le régime nazi, confrontée à des conditions extrêmes auxquelles les hommes réagissent par une sorte de surenchère mystique, l’armée choisit en outre, en matière de discipline, des options catastrophiques en termes d’éthique. C’est ce qu’Omer Bartov appelle la « brutalisation » du conflit. Le traitement inhumain imposé aux prisonniers et aux populations civiles sous administration militaire les dépouille, aux yeux des soldats, de toute valeur humaine, tandis que la discipline militaire est explicitement pervertie au point que les exactions sur les civils ne sont plus passibles de sanction si elles ne s’accompagnent pas d’une dérobade au combat. L’exécution sans jugement est pendant un temps la règle pour certaines catégories de prisonniers de guerre (les commissaires politiques): une habitude qui, même une fois l’ordre rapporté, sera fort difficile à abandonner, en même temps qu’elle favorisera moralement la pratique de l’exécution de n'importe quelle catégorie de prisonnier, militaire ou non.

Le dernier chapitre, consacré à la déformation de la réalité par l’idéologie, est particulièrement fascinant en ce qu’il montre, à travers des extraits de lettres du front, comment les crimes mêmes commis par l’armée constituent, pour les soldats, la plus efficace des confirmations de la pertinence du projet nazi de conquête et de génocide à l’Est. Il faut en effet que les victimes soient bien coupables, pour être traitées de la sorte, et le Landser n’ose penser à ce qui serait arrivé si les hordes asiatiques n’avaient été arrêtées au bord de l’invasion par le déclenchement de l’opération Barbarossa.  

L’armée d’Hitler est un bon livre : il se lit avec plaisir (pour autant qu’on puisse en avoir sur un pareil sujet), la thèse en est claire et présentée avec concision, les exemples retenus sont saisissants. Il est un peu déroutant, toutefois, de voir transparaître dans un tel ouvrage une hargne manifeste contre les historiens qui ont défendu la Wehrmacht. En cherchant à disqualifier des historiens au motif que l’histoire serait pour eux instrumentale dans la défense d’une cause politique, Omer Bartov s’expose évidemment au même soupçon, d’autant qu’il traite comme de purs fantasmes la terreur des soldats allemands à la perspective de la revanche des Russes sur les civils et l’idée que Staline aurait pu envahir un jour un peu plus que la Pologne. De même, lorsqu’il s’agace de la place consacrée par tel ou tel historien aux souffrances des Allemands, il semble considérer que celles-ci doivent être comparées à celles des populations occupées par eux – ce qui est évidemment possible objectivement, mais absurde du point de vue des victimes allemandes: quand on a les doigts coincés dans une porte, on se soucie peu qu’une maison brûle de l’autre côté de la rue. Cette histoire – l’histoire subjective des Allemands – aurait-elle donc dû rester non écrite ?

L'armée d'Hitler, Omer Bartov, 1990
Trad. JP Ricard

lundi 12 septembre 2011

Avorter c'est tuer, mais quoi?

Comme le tweete aujourd’hui Tugdual Derville : « l’avortement sera reconnu comme une violence faite aux femmes quand leur parole, sur ce sujet, sera vraiment libérée ». En dehors du fait qu’on reconnaît le catho réac, dans cette phrase, à l’utilisation de l’adverbe « vraiment » (qui signifie en général « au sens de l’Eglise »), ladite phrase m’a particulièrement énervée car justement, qu’un brave obscurantiste parle des femmes comme de mineures et les défende en suggérant de leur ôter un droit se pose là, comme violence faite aux femmes. Or donc, pour qu’au moins Tugdual Derville ne s’exprime pas en mon nom, je me sens obligée de donner mon avis sur la question. Je supposerai dans la suite que notre ami papiste entendait dénoncer l’avortement volontaire, étant donné que sur l’avortement contraint il n’y a pas controverse.

Ce qui, dans l’avortement, est « violence faite aux femmes », c’est le risque psychologique encouru par lesdites femmes. Celles qui recourent à cette pratique peuvent s’en souvenir ensuite avec un fort sentiment de culpabilité, que Tugdual Derville et ses comparses mitrés font tout pour développer. La méthode est simple, il suffit de marteler sur tous les tons que l’embryon est un être humain, et de compter sur l’imagination pour le reste : logiquement, la non-mère qui se sent au départ bien soulagée de l’encombrant paquet de cellules commencera, au bout de quelques mois, à se le figurer nouveau-né. Pour peu qu’elle soit d’humeur, un ou deux ans après, elle aura l’impression d’avoir supprimé le bambin qu’elle n’a pas ; et au bout de quinze ans, elle pourra se reprocher le meurtre d’un adolescent (un geste que les mères envisagent parfois elles-mêmes, pour d’autres raisons).

Or la non-mère a bel et bien tué quelque chose, puisque l’embryon, admettons-le, est vivant ; et l’on peut même parler « d’être humain » : mais alors qu’entend-on par « être humain » ? qu’est ce qui, dans le meurtre d’un être humain, est horrible ? qu’est ce qui est puni par la loi ?

Ce qui est inexpiable est le tort causé à l’être que l’on tue, supposé semblable à nous dans son refus de disparaître, dans sa conscience de sa fin. Si l’on tue sans que l’assassiné en ait conscience, c’est l’abus de confiance qui est inexpiable : un semblable est à notre merci, il préjuge de notre bonne volonté, et on le trompe. Ce que la loi punit, sans doute, est aussi le tort causé à la société – la diminution de la confiance, la détresse des parents, des amis, des enfants de l’assassiné.

Qu’est ce qui, dans tout cela, s’applique à l’embryon ? on peut dire tout ce qu’on veut des facultés de l’embryon : compte tenu de l’état dans lequel on le trouve quand il a cessé de l’être, il est incroyable que l’embryon possède une conscience de soi – puisqu’une bonne partie du travail du nourrisson et du jeune enfant consiste à développer cette conscience. Il est incroyable également que l’embryon perçoive sa fin, ce qui supposerait une notion du temps élaborée. (Il est en revanche tout à fait concevable que l’embryon ressente quand on le tue une forme de détresse organique, au même titre qu’une huître quand on la gobe).

Je pense qu’on peut donc raisonnablement avancer que l’avortement tue sans que son objet en ait conscience. Se trouve-t-on pour autant dans la situation de l’abus de confiance ? que diriez-vous de ne pas nous éterniser sur cette question, qui suppose que l’embryon ait une relation consciente avec autrui ? quant au tort causé à la société, à l’évidence celle-ci considère, depuis 1975, qu’elle peut le supporter.

L’avortement ne paraît donc pas réunir les caractères qui fondent l’horreur du meurtre et justifient son châtiment légal. L’avortement au présent n’est pas un crime, ni légalement, ni moralement. C’est l’intrusion de l’avenir qui fait souffrir certaines non-mères, celles en qui se développe indéfiniment l’avenir absent d’une combinaison génétique irrépétible. Il s’agit là d’une souffrance réelle, possible (quoique bien rare, au regard de ce qu’affirment les Tugdual Derville de ce monde) de même qu’elle est rendue possible par chaque choix, chaque occasion manquée, chaque chemin non emprunté. Elle n’est pas liée à un crime, mais à un fantasme.

Le reconnaître n’empêcherait pas ces non-mères de souffrir, mais allègerait au moins leur fardeau d’une culpabilité sans objet. Tugdual Derville n’aura ni cette décence, ni cette compassion. En suggérant doucereusement qu’elles n’auraient pas commis un tel acte si elles n’y avaient été contraintes (par qui ? il néglige de le préciser) il leur dit à la fois qu’elles sont faibles, et qu’elles sont coupables ; peu lui importe si c’est faux, et s’il ajoute à leur peine. On voit le catholique !

mercredi 31 août 2011

La couleur des sentiments

Malgré l’agacement que j’éprouve à lire les commentaires aussi naïfs qu’élogieux des lecteurs sur Amazon («un livre qui nous rappelle que malgré tout ce qui s’est passé au XXème siècle, le racisme était toujours bien vivant il y a pas si longtemps»), je dois le reconnaître: j’ai apprécié La couleur des sentiments - c'est-à-dire que je l’ai lu sans m’ennuyer et sans souffrir de remontées de bile, ce qui est, après tout, tout ce qu’on demande à un roman.

Paradoxalement, on en veut toujours un peu à un auteur qui exploite une matière aussi riche que celle-ci. Bien sûr, quand les protagonistes d’un roman sont des patronnes blanches et des bonnes noires de Jackson, Mississipi, au temps de la ségrégation, on peut s’en donner à cœur joie avec des nœuds bien serrés de dépendance, de rancune, de peur et de gratitude; on peut compter sur un contexte connu du lecteur pour amplifier la résonance de chaque péripétie, et conjuguer ainsi une retenue de façade dont, forcément, on vous saura gré, et une dramatisation réelle qui accrochera le chaland. Il est même possible qu’on considère votre roman comme « courageux » et que Spielberg en achète les droits. Mais soyons justes: cela ne rend sans doute pas le mérite moindre, et l’on ne compte pas, finalement, tant de bons romans.

La couleur des sentiments captive dès l’abord en livrant alternativement le monologue intérieur de trois femmes: Aibileen la résignée, Minny la rogneuse, et Skeeter, la jeune Blanche dont le regard inquisiteur déséquilibre l’ordre immuable de Jackson. Le cours du récit rapprochera ces trois femmes qui écriront ensemble un livre dont le titre, «Les Bonnes», est également celui du roman, subtilité que la traduction a malheureusement éradiquée. La qualité du roman repose largement sur l’efficacité de l’écriture qui donne chair à ces trois voix. Le monologue des Noires mêle quelques souvenirs d’enfance, des allusions rapides à des drames plus récents (comme la mort de Treelore, le fils d’Aibileen), et des scènes domestiques dans lesquelles les relations entre employeurs et employés sont décrites avec détachement tandis que toute la couleur se concentre dans des détails et des sensations – recettes de cuisine, successions de tâches ménagères, accablement provoqué par la chaleur. Cette focalisation sur le détail correspond, littérairement, à l’attitude qui consiste à éviter les ennuis en regardant ses pieds; outre qu’elle signale immédiatement la situation dans laquelle se trouvent les bonnes noires, elle contribue aussi à nourrir le caractère archétypalement féminin, c’est-à-dire nourricier, vaguement magique, et logiquement opprimé, des bonnes noires. Chez Skeeter, a contrario, on rencontre toute une pagaille de projets d’avenir embryonnaires, les interrogations suscitées par une relative liberté de choix, la remise en cause permanente de ses relations avec sa mère ou avec ses amies: bref, à peu près ce que l’on s’attend à trouver dans le crâne d’une jeune fille moderne, quand les femmes noires semblent coincées dans une sorte d’éternel dix-neuvième siècle.

Le plaisir que l’on éprouve à lire le livre vient de l’épaisseur de ces trois voix; ce qu’on pourrait reprocher de convenu à l’image que ces monologues donnent des trois femmes est largement compensé par la part de complexité qui se fait jour peu à peu dans les relations entre Noires et Blanches, bien loin de se limiter à une domination et à un mépris sans nuances. Et cette complexité est, fort heureusement, à son tour balancée par la présence d’un personnage de super-vilain: l’abominable Miss Hilly contribue beaucoup à simplifier la vie du lecteur qui, une fois de temps en temps, peut se reposer les méninges en la haïssant de bon cœur.

Vu d'ici, la couleur des sentiments n’est donc pas tant un livre «courageux» qui vaudrait par son message politique, qu’un roman bien bâti, assez intelligent pour donner à penser, assez racoleur pour être lu avec délices: judicieux compromis!

La couleur des sentiments, Kathryn Stockett, 2010

Une séparation

Il n’est pas facile de parler de ce film tant le réalisateur s’y fait oublier; je ne me suis pas sentie installée devant une œuvre, mais projetée au milieu de l’histoire douloureuse de Nader et Simin. Je m’en trouve, de fait, fort embarrassée pour disserter mise en scène et ressorts narratifs. Toute la prouesse d’Asghar Farhadi se résume à ceci: ce film a l’air vrai.

Est-ce l’image, avec ses couleurs dominantes, un peu bistre, un peu grise, qui restituent l’impression d’usure et d’imperfection que revêt toujours la réalité (surtout, est-on tenté de se dire, en Iran, où elle est peut-être plus usée qu’ailleurs)? Est-ce le choix des plans, resserrés, dépourvus d’emphase, et toujours embouteillés par beaucoup de gens, de meubles ou de voitures, si bien qu’on étouffe dans ce film comme dans une grande ville mal aérée?

Au-delà des partis-pris visuels, les acteurs, impressionnants de naturel, ne révèlent rien directement de leur personnage et laissent au scénario le soin de les tourner et de les retourner, par un jeu d’ellipses, de scènes cachées ou interrompues dont une information manquante renverse le sens, pour faire apparaître, peu à peu, leur cohérence et leur opacité. Comme face à un être humain véritable, on connaît de mieux en mieux les personnages et on doit, dans le même temps, se résoudre à l’idée qu’on ne les connaîtra jamais entièrement.

Le scénario est construit autour d’une énigme sans détective et fait peser sur le spectateur la responsabilité de l’enquête et du jugement moral; l’enjeu de ce jugement est matérialisé par le regard de Termeh, la fille de Nader et de Simin, dont le verdict sur le comportement de son père est lié au choix douloureux qu’elle doit faire entre ses parents. Le poids de ce regard encore enfantin, à la fois impitoyable et brouillé par l’amour filial, forcément incapable de juger sereinement, renvoie le spectateur à ses propres ambigüités, à sa propre incapacité à juger moralement une situation de laquelle il est pourtant parfaitement détaché. Plus encore que l’habileté des prises de vue ou que la remarquable performance des acteurs, c’est l’effacement du bien et du mal au profit de l’amour et de la douleur qui confère à Une Séparation cette véracité opiniâtre qui prend le spectateur à la gorge.

Une séparation, Asghar Farhadi, 2010

vendredi 26 août 2011

Mon voisin Totoro

Deux petites filles et leur père attendent, dans une maison près de la forêt, leur mère hospitalisée à quelques kilomètres de là. Il ne se passe rien dans Mon voisin Totoro: on attend un bus sous la pluie, on s’inquiète de la santé de l’absente, on se promène dans la forêt. De cette mince intrigue Miyazaki fait un poème d’une ravissante délicatesse où le monde caché, celui des esprits de la forêt et des noiraudes pullulant dans les pièces vides, s’imbrique sans heurts ni contradictions dans le monde visible. Les premières apparitions des Totoro à Mei d’abord (la cadette), puis à Satsuki, l’aînée, sont ainsi traitées comme des transitions imperceptibles, oubliées sitôt advenues, et où la surprise n’a guère de place: soudain le Totoro est là, mais il a toujours été là.

Le monde caché est sans durée ni langage, ou sans langage car sans durée; il émerge à la faveur de circonstances où le temps semble s’arrêter, dans ces plages interminables et immobiles qu’offrent une chaude après-midi de vacances, une insomnie par une nuit tiède ou l’attente d’un bus qui ne vient pas. Ces moments s’étirent eux-mêmes encastrés dans une plus longue et plus inquiétante expectative à laquelle mettra seul un terme le retour de la mère – ce que le générique de fin, succession d’images empruntées à différentes saisons, rappellera en remettant brusquement le temps en mouvement.

Mon voisin Totoro prend le contre-pied d’un schéma souvent rencontré dans les œuvres fantastiques, où, comme au pays de Narnia ou dans le « ça » de Stephen King, les ennuis commencent lorsque l’on quitte la stabilité du monde réel: ici, c’est dans le monde visible que naît l’inquiétude, c’est lui que la mort peut bouleverser. Malgré un climat dans lequel tous les personnages entretiennent des relations confiantes et tendres, l’angoisse de la mort de la mère, puis celle de la disparition de Mei, la petite fille, pèsent sur Satsuki comme sur le spectateur. Le monde visible est celui de la soumission à la nécessité, celui où l’on se perd quand on ne connaît pas son chemin – ce qui arrive deux fois : au père sur le chemin de l’hôpital, et à Mei lorsqu’elle tente de suivre Satsuki dans les rues du village. Le monde caché est celui de la puissance, de l’envol, de la germination, de l’évidence: un monde où il y a toujours un but, fût-il inconnu, au bout d’un chemin.

Pour autant le film n’oppose pas ces deux mondes, et montre au contraire, par des images lumineuses à la construction extrêmement ordonnée, par l’attention apportée aux détails, toute la sérénité et la richesse d’une réalité dans laquelle chaque geste possède un sens. Ainsi en va-t-il des échanges entre les personnages: lorsque Satsuki retrouve sa mère à l’hôpital, celle-ci lui brosse les cheveux; s’il se met à pleuvoir, les fillettes vont à la rencontre de leur père, qui n’a pas de parapluie. Ces gestes abolissent la frontière entre le signe et la chose: témoignages des liens qui unissent les personnages, ils sont également la matière même de ces liens, et cette forme de synecdoque visuelle est bien elle aussi une forme de poésie.

Mon voisin Totoro, Hayao Miyazaki, 1988

Les Petits

J’aime qu’on se donne la peine d’orner un roman d’un titre qui en contienne la saveur. Que les romans d’un destin portent le nom de leur héros ; que les romans d’un problème le posent dès la couverture ; que les romans d’un autre monde arborent le drapeau de terres inconnues. Madame Bovary, Une journée d’Ivan Denissovitch, la Carte et le Territoire, Sublutetia, la Mort à Venise: autant de titres derrière lesquels comme dans des cages vous guettent, enfermés, subtils et dangereux, les méandres et les folies de leurs auteurs. Mais après tout, puisqu'il semble que Christine Angot n'ait fait que décrire des personnages qu'elle avait sous la main, y avait-il besoin d'un titre? Elle a peut-être raison de ne pas se fatiguer: son nom seul aurait suffi.

Les Petits, donc, puisqu’il faut en parler : un adjectif vaguement substantivé, qui désigne ici, on le saura quand on l’aura lu, exactement la même chose que ce qu’on en comprend au premier abord : des moutards génériques, entrevus, dont on sait tout au plus qu’ils sont nombreux et laineux (précision utile apportée par l’auteur elle-même). Si Christine Angot ne s’est pas donné la peine de les évoquer par un titre un peu moins plat, c’est sans doute qu’au fond, ils n’ont aucune importance. Ils sont absents du livre comme ils sont absents de la vie de Billy, ce qui aurait pu, sans doute, fournir un reflet intéressant de la seconde dans le premier.

L’effet n’y est pas, toutefois, parce qu’il est oblitéré par une autre ingéniosité de scribouillard qui consiste à cacher la narratrice durant toute la première partie pour la faire apparaître subitement au détour d’une page et à la première personne. Toute la glorieuse partialité, tout le défaut de nuances de la première partie s’explique alors sans se corriger: Les Petits reste un livre en noir et blanc, avec une méchante et un gentil. Le mystère de la double et inconciliable vérité du couple est expédié par-dessous la jambe: la vérité de Billy est celle qu’on lit, celle d’Hélène est celle que gobe une administration dont le lecteur est invité à constater l’ineptie – autant dire qu’elle est, tout bêtement, fausse. Bravo pour la subtilité.

Reste qu’au-delà de la platitude du style, du ratage narratif et de l’arrogance que trahit ce titre misérable, Les Petits parle, tout de même, d’un sujet à vous arracher le cœur: la violence faite à un père auquel on enlève ses enfants. On en veut d’autant plus à Christine Angot que cette histoire quotidienne et scandaleuse aurait mérité plus de finesse et plus de soin.

Les Petits, Christine Angot, 2011

mercredi 25 mai 2011

Laissez vivre les racistes!

Ils écopent des épithètes les plus malsonnantes, on les traite de crétins et de fumiers, on les accuse de puer (dans un retour paradoxal à la rhétorique organique popularisée par les idéologues hystériques des années 30), on les redoute dans les dîners en ville, on les poursuit en justice. Pourquoi ? parce qu’ils pensent mal. Ce n’est même plus la liberté d’expression qu’on leur refuse, c’est la liberté de conscience – car qu’est ce que la liberté de conscience sinon celle de professer une opinion généralement reconnue comme une dangereuse erreur ? Les protestants et les athées devraient s’en souvenir, pour en avoir été longtemps privés.

Il n’y a plus d’une inconséquence dans cet acharnement. Considérons les choses sur le plan du droit : on sait que le racisme est pénalisé, comme l’athéisme a pu l’être autrefois. Le droit fait du racisme une circonstance aggravante en cas d’atteinte volontaire aux personnes ou aux biens, et condamne l’injure raciale et à la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale.

Je comprends bien la circonstance aggravante: on peut aisément admettre que le fait d’attaquer quelqu’un pour des motifs racistes témoigne clairement d’une mauvaise volonté totale à maintenir l’interaction sociale dans les limites du vivable. A l’inverse quand on s’entretue entre gens partageant la même carnation, on peut toujours supposer que l’intention de nuire ne préexistait pas à l’interaction, c’est plutôt bon signe.

Je comprends moins le concept d’injure raciale, qui me paraît reposer sur l’idée assez contradictoire qu’un qualificatif renvoyant à la race puisse être insultant. Il l’est certainement pour celui qui l’émet, l’intention d’insulter ne fait aucun doute ; mais comment peut-il l’être pour celui qui le reçoit ? Les insultes à caractère homophobe soulèvent la même interrogation: en tant qu’homosexuel, dois-je m’offenser d’être qualifié de pédé plus que, disons, de crétin ou de fils de pute ? Et en tant qu’hétérosexuel, d’ailleurs ? à vrai dire, «pédé», pour quelqu’un qui n’est pas homophobe, devrait tout de même être moins vexant que «crétin» (déprimant dans n’importe quel système de valeur) ou que «fils de pute» (beaucoup d’anti-racistes ne poussent pas le respect de la dignité de la femme jusqu’à admettre que traiter leur mère de pute n’a rien de dégradant et ne témoigne que d’une erreur somme toute bénigne).

On me dira que «bicot», par exemple, renvoie non tant à la réalité d’une ascendance arabe qui n’a en tant que telle rien d’insultant, qu’à une image fantasmée de l’indigène comme être inférieur de mœurs primitives et d’hygiène rudimentaire. Je l’entends, mais je note a contrario que «Arabe» est lui-même requalifié en injure raciste quand l’intention insultante est manifeste (par exemple dans «sale Arabe»).

En vérité, ce n’est évidemment pas l’insulte elle-même qui est vexante, mais le fait qu’elle disqualifie aussitôt son destinataire, qu’elle l’exclut du champ d’une relation normale, comme on l’éprouve aussi quand on se fait traiter de «toubab» : cela signifie pratiquement qu’on ne parle pas la même langue que l’insulteur, qu’on n’a rien de commun avec lui. Est-ce pour cela que «sale nègre» est plus insultant que «tronche-en-biais» ? (peut-être, mais avouons que ça ne clarifie pas le cas de «pédé»). Par ailleurs, l’idée d’un qualificatif qui exclut automatiquement l’interlocuteur de toute relation, sans lui laisser aucune chance, s’applique merveilleusement bien à l’épithète de … «raciste». Si cette exclusion définitive est bien à la source de la pénalisation de l’injure raciste, il faudrait songer à poursuivre l’usage de l’injure «raciste!».

Sur la provocation à la discrimination raciale, mes interrogations sont d’une autre nature. La jurisprudence récente nous présente un exemple de ce qu’il faut entendre par «provocation à la discrimination raciale», sous les espèces des propos qu’Eric Zemmour a tenu un jour dans le poste. Rappelons que cet antipathique polémiste a suggéré qu’il y avait plus de Noirs et d’Arabes en prison que de Blancs, et qu’on avait le droit de ne pas embaucher un Noir ou un Arabe. En l’occurrence, il a donc fait état d’une observation (qui est personnelle ou statistique, et dans ce dernier cas vraie ou fausse, tout ceci ne faisant pas tellement débat), et d’un point de droit ou plutôt de non-droit – rien ne vous empêche a priori d’écarter quelqu’un d’un recrutement, quel que soit son taux de mélanine. Ces propos peuvent-ils «provoquer à la discrimination raciale» ? peut-être, si on les comprend de travers; il est peu probable que le juge, qui parle français couramment, se soit mépris sur leur sens explicite. Il a donc condamné une incitation lisible non dans le sens direct de la phrase, mais dans l’intention présumée de celui qui la prononce, et dans la stupidité présumée de celui qui l’entend. Dit autrement, il a condamné non pas un fait constaté, pondéré par des intentions supposées – ce qui est le pain quotidien des tribunaux – mais une intention présumée, tout court. Je suis favorable à l’idée de pénaliser la provocation à la discrimination (sans parler de la provocation à la haine ou à la violence!), mais j’apprécierais que celle-ci fût caractérisée.

Ployant sous le faix de sa dangereuse erreur, le raciste (…présumé) est insulté («raciste!») et poursuivi pour ses opinions… présumées, puisque c’est sur cela que repose, au bout du compte et dans l’exemple cité plus haut, l’accusation de provocation à la discrimination raciale. Plus heureux que l’athée des siècles passés, il échappe au bûcher; mais il n’a en revanche, contrairement à ces prédécesseurs sentant le soufre, aucune chance de faire jamais amende honorable. Plus dure en cela que l’Inquisition, la LICRA ne fournit pas à l’hérétique la profession de foi par laquelle il pourrait réintégrer la communauté des brebis sans taches. Au contraire, un excommunié tente-t-il de montrer patte blanche, on n’en pince le nez que plus fort, comme l’ont fait Prasquier et Jakubowicz (présidents du CRIJF et de la LICRA) récemment au sujet de Marine Le Pen, estimant que celle-ci (qui venait de citer les camps nazis comme atrocité historique hors catégorie), «n’avait pas prouvé» qu’elle n’était pas antisémite. Mais qu’on me dise seulement comment le prouver! Il ne serait que justice à l’égard des égarés que de rédiger avec clarté une profession de foi antiraciste qui, prononcée en public ou publiée avec la signature de l’intéressé, suffirait à l’autorité compétente – admettons que ce soit la LICRA – pour admettre la sincérité du pécheur. Un tel texte aurait par ailleurs le mérite de formuler l’orthodoxie, c'est-à-dire de définir les limites au-delà desquelles le racisme n’est plus compatible avec les valeurs républicaines, et de fixer la notion même de racisme dans un périmètre relativement stable.

Je propose pour commencer la formulation suivante :
«Je professe que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit et que toute relation se joue d’abord entre individus non déterminés par les comportements attribués à un groupe de gens auxquels ils ressemblent». D’accord, il y a une proposition subordonnée en trop, mais ça a le mérite d’être bref.

jeudi 31 mars 2011

Pause

Chers lecteurs,

vous l'aurez constaté, je me fais rare. C'est que je traverse une petite crise de philosophie, et qu'Aristote est moins guilleret à commenter en ces lieux que Harry Potter. D'ailleurs, honnêtement, comme je n'y comprends pas grand chose, je ne pourrais pas gloser judicieusement sur Spinoza comme j'ai la prétention de le faire au sujet de textes moins touffus.

Or donc, je vous confirme que je suis en bonne forme, que j'ai bien visité l'exposition Cranach (allez-y), que je vais assister demain à une représentation de Bérénice, et que je reviendrai dès que ma période métaphysique perdra de son intensité.

vendredi 18 mars 2011

True Grit

« Tom Chaney a tué mon père, volé sa jument et les deux pièces d’or qu’il gardait dans sa ceinture, puis il s’est enfui avec le cheval que mon père lui avait prêté ». Ceci, ou quelque chose qui s’en rapproche fortement, doit être une des premières phrases du dernier film des frères Coen et donne le ton du film entier, à la fois en posant l’évènement qui déclenche toute l’histoire, en présentant l’héroïne, et en plongeant d’un seul coup le spectateur au plus épais de la grammaire western qui se caractérise par sa parcimonie – peu d’attributs, et essentiels, pour le père de Mattie, et peu de prix pour sa vie – et par la présence indispensable, parmi le petit nombre des objets de l’histoire, de l’arme, du cheval et du dollar.

A partir de cette entrée en matière, le film se déroule avec une rectitude et une rigueur absolues, sans un retour en arrière, sans se détacher un instant du personnage de Mattie. Celle-ci, sûre de son bon droit et têtue comme une bourrique, engage l’infréquentable Rooster Cogburn, marshal fédéral alcoolique et vieillissant, pour pourchasser le meurtrier de son père. Tous deux se lancent sur la piste du hors-la-loi en compagnie d’un Texas Ranger mythomane, en une équipée jubilatoire qui reprend toutes les figures imposées du genre, du tir au pistolet sur bouteilles lancées en l’air à l’embuscade nocturne et des assauts de souvenirs de la Guerre Civile à la dentition aléatoire du chef des brigands. Cette collection de clichés gagne naturellement un relief inédit à être rejouée par une petite fille et un vieux sagouin cynique, ce qui rend True Grit très drôle et, en même temps, regonfle la langue morte du western d’une histoire sauvagement vivante.

Car True Grit est surtout le récit du voyage qui conduit une enfant sur l’autre rive de son histoire, ce que symbolise à l’intérieur de l’histoire la chevauchée nocturne de Cogburn et de Mattie: du jour déclinant à la nuit noire, par les plaines et les bois, ils galopent à tuer le cheval, traversant au soleil couchant le plan fixe de la caméra d’un bord à l’autre de l’écran. La jeune fille emportée sur cette monture éperdue et privée de raison, ce cheval nocturne des cauchemars et de l’inconscient, sous la garde de l’homme qui l’aidera, à la place de son père et au prix de ses dernières forces, à atteindre l’autre bord, disparaîtra cette nuit là pour laisser place à une femme adulte et marquée par le voyage : l’intelligence de la construction du film, qui quitte Mattie jeune à la fin de sa chevauchée pour la présenter, dans le plan suivant, vingt-cinq années plus tard, souligne le caractère définitif de ce passage.

Je crois que les frères Coen auraient pu tuer Mattie, aussi bien, à la fin de cette longue nuit. A quatorze ans, Mattie est déjà pleinement et irrévocablement elle-même; armée de ses certitudes et d’une volonté féroce, elle ne dévie jamais, au cours du film, de son propre personnage – et l’on est fort reconnaissant aux scénaristes de ne jamais l’éprouver au-delà de ce qu’elle peut endurer en restant elle-même. Elle aurait pu mourir, alors, une fois sa quête accomplie, et cela n’aurait pas été si triste que cela, puisqu’elle avait déjà trouvé et affermi sa vertu propre. Au lieu de cela elle a vécu, fidèle à cette part d’éternité, au-delà même de la mort que représente son passage à l’âge adulte – n’ayant abandonné d’elle que ces quelques pommes rouges et brillantes, seules taches de couleur dans un film uniformément beige, gris, bistre et brun : pommes fraîches comme un souvenir, volées pour le cheval noir des fantaisies de l’enfance.

True Grit, Joel et Ethan Coen, 2010

dimanche 13 mars 2011

le Bibliothécaire

On ne peut qu’avoir de la sympathie pour le projet du Bibliothécaire. Mikhaïl Elizarov y décrit l’émergence, dans les débris de l’ancienne Union Soviétique, d’une société marginale, clandestine et chevaleresque, composé des adeptes des romans d’un certain Gromov. Ces romans paraissent infernalement ennuyeux : c’est du réalisme soviétique « de gare », si l’on peut dire, vantant l’héroïsme des komsomols et le soleil couchant sur les usines. Mais, si on les lit en respectant certaines conditions, ils restituent au lecteur l’essence même de l’empire disparu, tel qu’il se fantasmait lui-même. Doté des souvenirs factices d’une merveilleuse enfance au pays des Soviets, le lecteur absorbe les qualités surhumaines de l’homo sovieticus : expérience si grisante qu’elle transforme la vie des adeptes qui, organisés en cohortes soumises à l’autorité de bibliothécaires révérés, se livrent une guerre sans merci pour reconstituer l’ensemble de la collection des romans de Gromov.

La première partie du livre décrit, sur un ton sociologique, la structure et l’histoire des cohortes. Cette création d’un monde cohérent, la description de ses ressorts intimes sont un exercice qui me remplit toujours de joie, surtout quand la pierre angulaire de l’utopie est un livre, ou des livres : les lecteurs compulsifs (dont je suis), lancés dans la poursuite sans fin du Livre ultime, ne résistent pas chez Elizarov à ce qui les enchante chez Borges.

Malheureusement, il faut avouer qu’Elizarov est vaguement ennuyeux, déjà dans cette première partie, et que cela ne fait que s’aggraver quand surgit son héros, le terne Alexei Viazimtsev, Ukrainien bombardé bibliothécaire contre son gré. Les aventures de Viazimtsev sont divertissantes pendant un moment, surtout grâce à la langue maniérée et aux mœurs barbares qu’Elizarov prête aux adeptes que fréquente son personnage. Cependant on se lasse à la longue des péripéties qui s’abattent sur le pauvre Alexei, surtout quand il se retrouve enfermé dans un blockhaus et se parlant tout seul.

Le Bibliothécaire
est donc un livre bâtard qu’on lit sans plaisir, au moins sur la fin ; mais il y a malgré tout dans cette transmutation d’une Union Soviétique grisâtre et abattue en une religion primitive, sanglante et joyeuse, une force d’invention et une sorte de crédibilité qui frappent et font à tout le moins sortir ce livre de la catégorie honnie des « romans pour rien ».

Le Bibliothécaire, Mikhaïl Elizarov, 2008
Trad. Françoise Mancip-Renaudie

HHhH

Ha Ha ha Ha. Laurent Binet m’a bien eue en faisant semblant d’écrire un roman sur l’assassinat d’Heydrich : en fait, le sujet du roman, c’est Laurent Binet qui essaie d’écrire un roman sur l’assassinat d’Heydrich. Ce qui, comme le lecteur ne tarde pas à le réaliser avec consternation, est une opération douloureuse qui confronte l’écrivain à des questions déchirantes : quel compromis établir entre la vérité historique – à savoir ce qu’on sait, mais surtout, c’est bien plus casse-pieds, ce que l’on ne sait pas – et les exigences du roman ? Peut-on écrire que le héros (ce n’est pas Heydrich, pour ceux qui n’auraient pas suivi) a souri ou fumé une cigarette en montant dans l’avion qui devait le parachuter à pied d’œuvre, alors qu’on n’y était pas ? Pourquoi Jonathan Littell a-t-il eu le Goncourt pour une œuvre de fiction que Laurent Binet n’a même pas aimée? Et pourquoi la copine de Laurent Binet l’a-t-elle quitté en cours de route, hein, pourquoi ? Le lecteur lui-même, emporté par ce torrent de doutes, s’interroge : pourquoi Laurent Binet insiste-t-il tant sur la sale gueule des Allemands ? c’est si important ? et pourquoi n’est-il pas plutôt en train de relire Jonathan Littell, puisque celui-ci, au moins, savait ce qu’il faisait ?
Un livre pour rien, donc.

HHhH, Laurent Binet, 2010

Portrait de femme

Je devrais aimer Henry James. Je devrais aimer Portrait de femme. Après tout, c’est furieusement bien écrit, c’est long (ce qui, pour moi, est toujours plutôt une qualité qu’un défaut) et… et voilà. Mon incapacité définitive à penser quoi que ce soit de ce roman est une des causes de mon silence des dernières semaines. J’en suis muette – contrairement à Henry James, qui parvient à écrire des volumes tout en gardant soigneusement toute la tension de l’intrigue dans ce qu’il n’écrit pas, et dans ce que ses personnages ne se disent pas ; il y a entre ces malheureux tant d’ellipses et de sous-entendus qu’on ne peut guère s’étonner qu’il y ait parfois malentendu. Le personnage d’Isabel Archer, ses aspirations entières et imprécises, la grande considération qu’elle a pour une Isabel Archer encore à éclore auraient dû me toucher, pourtant. Mais rien à faire ; cette façon redoutable qu’a Henry James de systématiser le jeu des conventions et d’user de toutes les barrières de l’éducation pour faire supposer ce qu’elles empêchent de dire me glace. C’est pourtant exactement ce que j’aime chez Jane Austen ; mais il me semble qu’en prenant un siècle et en passant l’Atlantique, ce parti-pris est devenu terriblement grinçant. Les héroïnes d’Austen incorporent le respect des conventions à leur destin personnel, le système les éduque et leur capacité à s’y soumettre en le maîtrisant conditionne l’épanouissement de leur personnalité. Celles de James sont laminées par des conventions qu’on utilise contre elles et qu’elles acceptent de bonne foi mais contre le mouvement de leur cœur. Bref, le romantisme de James me déprime. Au suivant !

Portrait de femme, Henry James, 1880
Trad. Claude Bonnafont

dimanche 20 février 2011

Laïcité 1905-2005

Voilà un livre à la fois intéressant et déroutant. Jean Baubérot aborde, semble-t-il, la question de la laïcité par tous les angles à la fois, sautillant allègrement de l’école laïque à la médecine et de l’Eglise catholique aux droits des femmes. Cette errance quelque peu agaçante pour le lecteur habitué à des constructions moins éparpillées évite toutefois l’ennui et n’empêche nullement l’auteur d’apporter quelques utiles repères historiques et conceptuels.

Partant de la définition proposée en 1883 par Ferdinand Buisson, prix Nobel de la Paix au début du XXème siècle après une carrière consacrée au remodelage de l’appareil d’instruction publique, le début du livre présente la laïcité comme l’égalité de tous les Français devant la loi assurée en dehors de toute conviction religieuse, et la liberté de tous les cultes; état issu d’un processus de laïcisation qui a consisté en la différenciation progressive des institutions selon leur objet et la soustraction des institutions civiles à l’autorité religieuse. Après un florilège d’illustrations et d’interrogations, le dernier chapitre conclut à la liaison, sous le terme de laïcité, de trois aspects: la liberté de conscience, l’égalité de toutes les convictions (religieuses ou non), l’affranchissement de l’Etat, des institutions et des individus de toute autorité religieuse. Où est l’évolution depuis Buisson? les mauvais coucheurs ne la jugeront pas si manifeste qu’elle justifie trois cents pages de réflexion. Pour ma part, j’ai cru comprendre que l’évolution repose dans l’intégration du processus même de laïcisation dans le sens commun du mot laïcité, ainsi que dans l’égalité de toutes convictions, religieuses ou non; celle-ci n’est pas mentionnée par Ferdinand Buisson, ce qui laisse place à de nouvelles cléricatures et à l’idée d’une religion civile de la nation ou de la république.

Entre ces deux définitions qui ouvrent et ferment le livre, l’auteur explore l’histoire de la laïcité en distinguant trois seuils: celui de l’émergence de l’Etat civil et de l’affranchissement théorique, vis-à-vis du religieux, des deux extrémités du spectre institutionnel que sont l’Etat et l’individu; celui qui voit le déploiement d’institutions de socialisation indépendantes du religieux, s’appuyant sur une autorité née de la confiance dans un progrès général de l’humanité qui assimile la compétence technique et scientifique et le bien; et enfin celui du découplage des progrès technique et social, qui fragilise ces grandes institutions. Au long du processus historique qui traverse ces seuils successifs, la question de l’universel ne cesse de resurgir pour compliquer celle de la laïcité : depuis les « droits de l’homme et du citoyen », on hésite à attribuer, finalement, ces droits à l’homme – fût-il femme – ou au citoyen. La définition de l’homme ne pose pas tant de difficulté ; mais celle du citoyen! Apparaît alors une tension entre une idée « républicaine » qui pose dans la chose publique la tension à l’universalité en bien ultime qui ne peut être servi que par un citoyen que ne détermine nulle particularité (notamment celle d’être femme, ou Juif) et une idée «démocratique» qui voit dans la participation de chacun, si particulier soit-il, le critère définitif du bien politique. La même tension se transpose dans la querelle de l’école entre hiérarques de la transmission du savoir, creuset de citoyenneté en qui s’abolissent toutes les particularités des élèves, et caciques de l’ouverture au monde et de la construction du savoir par l’élève; elle se lit encore dans les différentes façons d’aborder la question même de la laïcité, entre une approche républicaine de la laïcité comme absolu effaçant les particularismes liés aux religions (voire les religions elles-mêmes), et une vision démocratique de la laïcité ouverte qui offre aux religions une visibilité parfois problématique.

Après s’être ébroué gaiement à la suite de Jean Baubérot au milieu de ces concepts, le lecteur est invité à retenir un message principal: la laïcité à la française n’est ni un exemple ni une exception, mais une histoire, différente de celle d’autres états, mais coulant dans le même sens. Dès lors, il est indispensable de tenir compte de ce mouvement et de ne pas se figer dans le culte d’une laïcité idéale qui tiendrait par exemple à l’invisibilité totale des religions. Evoquant ainsi l’initiative de Lionel Jospin et Jacques Chirac obtenant, dans leur souci de laïcité, de remplacer dans le préambule à la Charte européenne des droits fondamentaux, l’«héritage culturel, humaniste et religieux» de l’Union par son «patrimoine spirituel et moral», Jean Baubérot suggère que la vraie question n’est pas tant celle de l’héritage que l’on revendique, mais de l’opportunité qu’il y a à revendiquer passionnément un héritage, quel qu’il soit; et que la question de la laïcité, bien réelle et exigeant toute l’honnêteté et tout le discernement des citoyens, n’est en tous cas pas celle de la forme qu’elle a pu prendre dans le passé. Cette conclusion paraîtra certes assez peu engagée, mais elle a le mérite de bien correspondre au propos d'un livre qui fournit au lecteur des éléments de réflexion plus que des directives.

Laïcité 1905 – 2005, entre passion et raison, Jean Baubérot, 2004

jeudi 17 février 2011

Sports

Depuis le 14 novembre 2010 est réapparue dans l’organigramme du gouvernement une configuration rare : l’existence d’un ministère des Sports. Chantal Jouanno doit sans doute à ses titres de championne de France de karaté l’honneur de succéder à plusieurs gloires internationales du sport français et notamment à Jean-François Lamour, le seul qui, comme elle, a été sous Raffarin Ministre des Sports, tout court.

Depuis 1958, les Sports, indissociables de la Jeunesse, ont fait partie successivement du portefeuille d’un Haut-Commissaire (Maurice Herzog, dont l’altitude était garantie par construction) puis, depuis 1963, de ceux d’une succession de Secrétaires d’État à la Jeunesse et aux Sports, placés auprès du Premier Ministre, du Ministre de l’Éducation ou de celui de la Qualité de la Vie. En 1978, dans le gouvernement Barre III, les Sports sont promus et Jean-Pierre Soisson devient le premier Ministre de la Jeunesse et des Sports. Cette dignité nouvelle restera néanmoins précaire jusqu’en 1991 ; après Edwige Antier, Ministre délégué à la Jeunesse et aux Sports auprès du délicieux Ministère du Temps Libre (ah, 1981 !), il y aura encore deux secrétariats d’État avant que les Sports, toujours mariés avec la Jeunesse et parfois (dans le grand ministère Bachelot) avec la Santé ne s’installent définitivement au rang des portefeuilles ministériels.

Nous voilà donc aujourd’hui comme en 2002 avec un Ministère des Sports glorieusement isolé. Et cet isolement interroge. Par quelle évolution mystérieuse les moyens ont-ils pu ainsi rejoindre les fins et les Sports figurer au gouvernement à côté de la Justice, de la Défense ou de la Santé ? C’est à croire qu’il y a dans les Sports (la majuscule semble de rigueur) une valeur intrinsèque, quelque chose comme un principe républicain.

Ne nous méprenons pas, je n’ai rien contre les sports, quand ils sont l’instrument de l’éducation de la jeunesse, de la santé des citoyens, ou de la qualité de vie « dans les quartiers ». Mais je ne vois dans la pétanque ou dans le rugby à 13 rien qui justifie qu’un ministère tout entier soit dédié à la quête de la performance sportive, au nom du rayonnement de la France. Savez-vous que le « rang sportif de la France » figure parmi les 96 indicateurs « de missions » qui mesurent la performance du gouvernement en 2011, au même titre que le taux d’insertion professionnelle des jeunes diplômés, le délai moyen de traitement d’une procédure judiciaire, ou l’évolution des crimes et délits ? N’y a-t-il pas là un curieux choix de priorités ?

Le discours prononcé par Chantal Jouanno à Saumur le 25 janvier dernier n’est pas pour me faire changer d’avis. S’adressant aux personnels de l’École nationale d’Équitation, la ministre parle élite, excellence, performance. Un bon tiers du discours est consacré à la stratégie de conquête des médailles (à laquelle, d’ailleurs, il ne semble pas que le Cadre Noir, corps professoral de l’École en question, ait directement contribué récemment). À peine Mme Jouanno semble-t-elle s’écarter de ce thème, pour parler du dynamisme de l’équitation de masse — 2 millions de pratiquants tout de même — qu’elle y revient aussitôt : en handisport, en dressage, on veut des médailles ! (D’ailleurs rassurons-nous, l’École nationale d’équitation, grâce à ses 160 emplois, va prochainement organiser un colloque dans ce but : on en attend monts et merveilles).

Il faudrait peut-être se poser un instant la question de ce que le « rayonnement de la France » en matière sportive apporte au citoyen. Des vertus économiques de ce rayonnement, on peut douter quand on sait le prix de projets pharaoniques comme les candidatures aux Jeux olympiques. De l’exemplarité de nos sportifs vedettes on n’est pas plus sûr tant le sport performance tourne au show-business et tant on les abrutit, les pauvres, à coup de longueurs de bassin enchaînées dès l’âge où d’autres essayent encore de se forger une capacité de raisonnement. Et sur la pérennité de cette religion mondiale qu’est l’olympisme, on peut aussi nourrir des doutes tant apparaît croissant le décalage entre une conscience émergente de la rareté des ressources terrestres et le spectacle du gaspillage puéril et gargantuesque offert par les circuits mondiaux de compétition.

J’attends le Président de la République qui remettra le sport, sans majuscule, à sa place, celle d’une pratique éducative et hygiénique à laquelle tous devraient avoir accès, loin d’une sacralisation de la performance que l’on pourrait qualifier de gratuite si elle n’était si chère : près de 150 millions d’euros, hors dépenses de personnel, pour l’action « développement du sport de haut niveau » en 2011, contre… 18 millions pour la « promotion du sport pour le plus grand nombre ».

lundi 14 février 2011

Agora

A Alexandrie, autour de l’an 400, Hypatie enseigne la philosophie, les mathématiques et l’astronomie: c’est tout un, quand il s’agit de comprendre, avec la course des astres, la place des hommes dans l’univers. Mais les temps sont troublés; païens et juifs font face tour à tour à l’agressivité des chrétiens. Dans la première partie du film, l’empereur lui-même est certes déjà converti, mais il est bien loin: les chrétiens sont à Alexandrie une secte de pouilleux dont le nombre et la force, inopinément révélés, surprennent ceux qui se croyaient encore à l’abri. Dans la seconde partie, l’évêque Cyrille achève de soumettre les autorités civiles à l’emprise jalouse d’un christianisme implacable.

Agora croise avec intelligence les oppositions et présente son histoire, un peu arrangée au regard des faits, comme le croisement entre l’évolution du monde, à la veille de sombrer dans l’obscurantisme, et celle d’Hypatie qui a enfin, juste avant sa mort violente et après de longues années d’études, l’intuition de la trajectoire elliptique des planètes. Parmi les personnages masculins du film (c'est-à-dire tous, d’ailleurs, en dehors de l’héroïne), l’esclave Davus inscrit en filigrane une sorte de contre-morale à cette édifiante histoire: à travers sa condition, évoquée de façon assez adroite et pas trop lourde, apparaît la faiblesse et la faute de la société païenne éclairée que représente Hypatie, elle-même douce à ses esclaves, mais totalement aveugle au scandale de leur servitude. Le jeu d’oppositions ne tombera pas dans la caricature; Amenabar prend soin de représenter les adeptes de Sérapis, gardiens de la Grande Bibliothèque, comme des fanatiques agressifs qui, au même titre que les Juifs, déclencheront eux-mêmes l’incident qui amènera leur perte.

Sur le plan visuel en revanche, il prend plaisir à jouer du contraste entre le noir dont s’habillent les chrétiens et les pauvres, et le blanc dont resplendissent les notables éclairés ; ce contraste lui permet des plans assez réussis égayant une réalisation par ailleurs assez classique en donnant à voir les affrontements depuis la Lune, ou à peu près, faisant ainsi écho au leitmotiv astronomique du film (par ailleurs souligné de façon un peu pataude, pour le coup, par quelques séquences spatiales montrant la Terre entière).

Comme je me suis laissée prendre à l’intrigue scientifique, si j’ose dire, au point d’avoir des palpitations cardiaques à l’énoncé de la définition de l’ellipse, et que par ailleurs je n’ai aucune sympathie pour l’obscurantisme en général et sa variante catholique en particulier, j’aurais dû passer un excellent moment, mais mon plaisir a été un peu gâché par la platitude de la composante sentimentale du scénario. Tant qu’à prendre pour sujet une femme-étoile, voguant dans les hautes sphères de l’esprit sans aucun souci de la chair et du cœur, on aurait pu lui épargner ces soupirants de bas étage, certes tous très calés sur le système de Ptolémée, mais en dehors de cela tristement hollywoodiens.

Autre chose me navre dans Agora : quand une œuvre de fiction me donne à penser, j’aime avoir l’illusion que c’est moi qui pense, et que tout le travail n’est pas fait à ma place. Etait-il bien nécessaire, pour souligner le propos, de donner à l’évêque Cyrille les traits que l’on prêterait à un imam? Et pour tout dire était-il en fait indispensable, pour nous rendre l’Eglise suspecte et l’obscurantisme repoussant, de nous raconter cette histoire? J’en viens, c’est un comble, à me méfier de la manipulation par l’émotion, surtout quand elle sert ma propre vision du monde, car il n'y a que dans ce cas que je craindrais de m'y laisser prendre.

Agora, Alejandro Amenabar, 2010

dimanche 13 février 2011

Prénoms

Elle s’appelle Gabrielle. Après cette initiale étouffée qui vient du fond de la gorge, son prénom sonne obstiné et tendre comme l’abricot qu’on y devine, il coule doux et doré comme le miel qui l’achève; et il s’orne surtout, ce triste prénom glacé d’archange, de la féminité triomphale de sa dernière syllabe qui lui rend toute la sève et le sang de la terre.

Il s’appelle Alexis. Sur ce début sans consonne les lèvres glissent sans prise comme sur la peau lisse d’un grain de raisin. Mais arrive le X qui craque et qui siffle; la dent crève la peau, et un jus sucré et acide vous emplit la bouche.

Dans leurs deux prénoms il y a aussi, dans le désordre peu importe, les sonorités de cette proclamation : «il est!». Les premiers jours, les premiers mois, le prénom d’un enfant veut dire d’abord cela. «Alexis dort» ne veut pas dire qu’un nourrisson vous fiche la paix, cela signifie que quelque part, pas trop loin, entre les murs qui protègent ses os encore mous, une créature minuscule mais déjà irréductible à aucune autre ni à aucun concept repose sur le dos et respire. A chaque fois qu’on le dit, on éprouve un infime gonflement des poumons, comme un hoquet d’émerveillement, à l’idée de cette existence qui est, alors et pour longtemps, le phénomène le plus étonnant que l’on puisse concevoir.

Ils dorment encore maintenant, lovés dans des rêves impénétrables, blottis dans leur infrangible nature. Sur leur front se tord une mèche un peu moite, sur leur joue élastique un baiser déclenche un soupir. Ils dorment, et je veille.

jeudi 10 février 2011

La guerre de Sécession

La guerre de Sécession est, comme la Révolution française, Octobre 1917 ou la seconde guerre mondiale, l’un de ces évènements fondateurs par lesquels, en quelques années, la face du monde est changée. En 1861, quand l’élection d’Abraham Lincoln déclenche la sécession de la Caroline du Sud, les Etats-Unis sont une société «jeffersonnienne» où l’Etat fédéral est regardé avec suspicion dès qu’il se mêle de planifier, de centraliser, de développer – bref, d’intervenir dans la vie économique du pays. Chacun est jaloux des libertés qui sont la raison d’être de la nation et que l’Etat fédéral n’a pour fonction, semble-t-il, que de garantir; mais ces libertés sont l’apanage du citoyen, non de l’homme, puisque l’économie des états du Sud repose sur l’esclavage agricole de millions de Noirs.

Entre ce modèle économique et social et le Nord, à vrai dire moins homogène, mais dans lequel se dessine un modèle fondé sur le salariat industriel, s’exerce une lutte politique dont l’enjeu est la survie de «l’institution particulière» qu’est l’esclavage. Avant de se régler dans le sang, le conflit se noue sur deux fronts: le statut des nouveaux états et la législation sur les esclaves fugitifs. Un compromis de 1820 interdit l’esclavage au nord de 36°3 de latitude, ce qui justifie d’étranges aventures expansionnistes à Cuba ou au Panama; sa remise en cause par les états du Sud conduira à confier en 1850, par un nouveau compromis, le soin aux nouveaux états le soin de se déterminer eux-mêmes et aboutira à une situation de guerre civile larvée au Kansas. Dans le même compromis de 1850 est comprise la législation sur les esclaves fugitifs, dont les propriétaires doivent recevoir l’aide de l’Etat fédéral pour rentrer en possession de leurs biens en vertu du droit de propriété garanti par la Constitution. Cette loi suscite la rage des abolitionnistes, alors au nombre d’une poignée d’originaux, et donne lieu à plusieurs reprises à des scènes de violence alors que des fugitifs sont escortés vers le bateau qui les ramène en captivité.

Ce n’est pas en effet que le Nord soit alors abolitionniste; la race noire est considérée avec condescendance par les plus éclairés, et les immigrants de fraîche date redoutent la concurrence de cette main d’œuvre si elle venait à quitter ses plantations. Mais enfin le Nord nourrit une opposition de principe à l’extension de l’esclavage, opposition qui semble fondée sur le même attachement à la liberté, celle-ci collective, que l’acharnement du Sud à imposer cette extension: les Américains du Nord refusent de se voir imposer cette institution par ceux du Sud. Le roman La Case de l’Oncle Tom, publié en 1852 par Harriet Beecher Stowe et considéré par le Sud comme une provocation, renforcera chez de très nombreux lecteurs yankees une aversion pour l’esclavage jusque là largement théorique.

Peu à peu, la conscience de défendre deux sociétés radicalement différentes polarisera toute la vie politique ; les positions, sur des sujets aussi divers que les droits des immigrants récents, la prévention de l’alcoolisme ou le développement des chemins de fer vers l’ouest, obéiront de façon de plus en plus marquée à une logique sectionnelle (c'est-à-dire Nord contre Sud) qui provoquera finalement l’explosion de l’ancien parti Whig, l’émergence du parti Républicain et de graves dissensions chez les Démocrates. Dans un climat toujours plus tendu, des députés en viendront aux mains à plusieurs reprises; en 1856, Charles Sumner, sénateur du Massachusets, sera pratiquement battu à mort à coups de canne par un député de Caroline du Sud, pour la plus grande joie d’éditorialistes virginiens ou caroliniens particulièrement sanguinaires.

Les huit premiers chapitres du livre de James McPherson, qui en compte vingt de plus, sont consacrés à cette polarisation progressive du conflit, jusqu’à la sécession et à la déclaration de guerre. Les suivants font naturellement une large place aux aspects militaires, sans jamais renoncer à présenter les combats comme partie intégrante d’un conflit qui restera toujours soumis à des conceptions politiques et influencera, en retour, l’évolution des mentalités au point de redéfinir les fins mêmes du conflit. C’est la guerre qui liera la question de l’abolition et celle de l’union, quand le conflit ne portait que sur la question de l’extension; et qui ne les liera pas seulement pour des raisons de manœuvre politique ou militaire, mais également dans l’esprit des citoyens pour qui l’abolition deviendra un enjeu puis une victoire.

Il n’est pas possible de résumer ici ces six cent pages foisonnantes qui plongent le lecteur alternativement dans l’atmosphère enfiévrée des campagnes électorales et dans la sanglante réalité des combats, dont le livre aborde les aspects les plus divers, de l’hygiène du combattant au sort des prisonniers de guerre, de la personnalité des généraux aux performances de l’armement. Qu’il me suffise de noter le talent de McPherson dont l’ambition très englobante ne freine nullement la verve, au point qu’il n’est pas loin, à plusieurs reprises, de tirer des larmes à son lecteur. La désignation de Lincoln comme candidat républicain en 1860, le vote du 13ème amendement (qui abolit l'esclavage) en janvier 1865, sont des moments particulièrement émouvants, comme l'est aussi la capitulation de Lee à Appomattox le 8 avril 1865: en ce point d’orgue du livre, comme dans un bon roman, on ressent à se séparer des combattants le chagrin hors de propos qui a envahi Ulysses Grant au moment de faire ses adieux à un adversaire aussi redoutable. Et on pleure véritablement la mort de Lincoln, pourtant évoquée très elliptiquement, tant au fil des pages on a conçu d’admiration pour un chef d’Etat doué non seulement d’une remarquable intelligence politique (qui s’étendra peu à peu à la stratégie militaire) mais également d’une rare et sincère courtoisie naturelle qui fait écho, sans doute, à un sens profond de la dignité humaine.

J’ai déjà un peu oublié si Chancellorville était une victoire yankee ou rebelle et qui commandait à Antietam ; comment oublier en revanche que les institutions américaines, celles la Constitution de 1776, ont fonctionné sans interruption pendant les quatre années du conflit, qui ont même vu la réélection d’Abraham Lincoln; que la reconstruction des premiers états réoccupés par le Nord a été discutée au premier chef sous l’angle constitutionnel par le Congrès et le Président; que la liberté de la presse n’a jamais été mise en question; que la conscription elle-même a été mûrement débattue au nom des libertés du citoyen? Quel extraordinaire patrimoine culturel et institutionnel était alors celui des Américains, pour que la guerre civile elle-même, conduite de part et d'autre au son de l'hymne Battle Cry of Freedom, ne puisse ébranler leur souci du droit et de la liberté!

La guerre de Sécession, James M.McPherson, 1988
Trad. Béatrice Vierne

Michel Onfray et le droit à l'athéisme

(Michel Onfray parle d'athéisme, d'anti-cléricalisme, de laïcité et de Michel Onfray dans le Monde, et il m'agace).

On doit à Michel Onfray une récente tribune intitulée « Du droit à l’athéisme ». Assez curieusement, cet homme qui fait profession de penser ne parvient en l'occurrence à aligner sur le sujet qu’une collection d’opinions de comptoir que ne relie aucune apparence de raisonnement. De l’histoire de l’athéisme (fort résumée) à l’absence d’anti-cléricalisme chez l’auteur, illustrée par une touchante anecdote, en passant par une laïcité promptement balayée comme effet de mode s’exerçant « au détriment de l’athéisme », on ne comprend ni où M.Onfray veut en venir, ni en quoi il justifie son titre : car enfin la notion de droit n’est jamais évoquée dans son texte. S’il s’était souvenu de ce titre, peut-être aurait-il, dans un éclair de lucidité, compris en quoi la laïcité qu’il méprise s’articule à l’athéisme qu’il promeut.

C’est sur le plan du droit en effet qu’au premier chef la laïcité de l’État donne à l’athéisme, comme conviction, la possibilité d’exister. C’est une évidence, et l’on s’étonne d’avoir à le rappeler : quant à regretter que la laïcité permette « aux judéo-chrétiens » (s’il y a ici des judéo-chrétiens, levez la main ! je n’en connais aucun) « de conserver les nombreux acquis de l’ancienne religion longtemps dominante », non sans laisser leur place aux musulmans, autant dire que l’on déplore que la laïcité soit laïque ; c’est à se demander ce que M.Onfray voudrait mettre à la place. Et comment diable (c’est bien le mot) la laïcité pourrait-elle s’exercer « au détriment de l’athéisme » ? Souhaiterait-on faire à l’athéisme comme conviction une place privilégiée dans l’espace public ? Dans ce cas en effet, la laïcité est contre-productive. Créant pour l’athéisme comme conviction un espace de droit sans toutefois favoriser cette conviction, la laïcité est cependant l’horizon institutionnel le plus favorable auquel puisse prétendre un athéisme humaniste.

De plus, si elle est la condition du droit à l’existence d’un athéisme de conviction et si, en cela, le principe politique précède la conviction métaphysique, on peut aussi voir dans la laïcité la traduction politique d’un athéisme philosophique que je qualifierai ici de « faible » parce qu’il n’implique aucune conviction quant à l’existence de Dieu. L’athéisme, au sens étymologique, qu’est-ce d’autre que la caractéristique de ce qui est « a – thée », sans dieu ? Non pas forcément par conviction, mais par essence, par définition ou par accident, comme on voudra. Ainsi la science est-elle athée, puisqu’elle s’arrête là où l’on choisit de faire appel à l’hypothèse de dieu (pour reprendre la célèbre formule de Laplace présentant à Napoléon son traité de mécanique céleste : « la Providence, Sire ? je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse »). La musique est athée, fut-elle sacrée, et la grammaire est athée. Toute théorie, toute construction intellectuelle qui ne s’appuie pas sur l’hypothèse de dieu est athée, au sens faible : et de même les institutions de notre République sont-elles parfaitement athées, quand bien même elles reconnaîtraient l’existence de religions – ce qui ne comporte nul postulat quant à l’existence de Dieu.

Or cet athéisme au sens faible, cet athéisme adjectif pourrait-on dire, parce qu’il n’existe qu’accolé à une réalité dont on constate le caractère athée, se trouve à la racine même de tout humanisme si l’on accepte de qualifier ainsi une démarche qui tente d’explorer, de maîtriser et d’accroître le champ de la liberté et de la raison humaines. Liberté, égalité, fraternité : la devise a beau avoir été inventée, plus ou moins, sous les auspices de l’être suprême qui n’en pouvait mais, elle n’est inspirée que par l’homme. Athée donc notre nation, sous la devise qu’elle s’est donnée, athée notre République, athée notre laïcité ; et réciproquement, laïque cet athéisme faible qui n’existe pacifiquement que jusque-là où l’on ne pourrait plus se passer de Dieu.

Qu’est-ce donc à la fin qui ennuie tant M.Onfray, dans ces liens qui unissent l’athéisme adjectif, l’athéisme nominal (celui de l’athée), et la laïcité ? Il n’y a certes nulle équivalence entre ces trois concepts ; pour autant, n’y avait-il vraiment rien d’autre à dire sur le sujet qu’une sentence opposant en une phrase athéisme et laïcité ? De la part de quelqu’un qui a pourtant dû réfléchir au sujet, c’est un peu court en somme…

samedi 5 février 2011

Bérénice, acte IV, scène V

Me voilà d’humeur alexandrine, ce qui me pousse à infliger à mes héroïques lecteurs quelques vers pour lesquels j’éprouve une tendresse particulière. Il s’agit de l’adieu de Bérénice, reine de Palestine, à Titus qui, devenu empereur, doit pour des raisons politiques renoncer à l’épouser.

« Hé bien ! Régnez, cruel ; contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D’un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,
M’ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n’écoute plus rien, et pour jamais, adieu.
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence, et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?»

Ces quinze vers illustrent parfaitement à mes yeux l’émouvant balancement répétitif de l’alexandrin. Dans les huit premiers, Bérénice drapée dans sa dignité reproche à Titus son inconstance. Son discours est orienté vers l'aspect formel de la rupture de l’engagement: verbes et sujets relèvent du champ de la parole (bouche, avouer, serments, ordonner, entendre, écouter). Les huit vers dessinent trois oppositions: entre Titus, sur le point d’embrasser son destin, et Bérénice disparaissant dans le silence (vers 1 et 2); entre le passé et le présent (les vers 3 et 4, puis 5 et 6); entre le dernier espoir de Bérénice et son définitif désespoir (vers 7 et 8). Les procédés qui soulignent ces oppositions sont variés. C’est le changement de personne et de rythme pour les vers 1 et 2, dont le premier martèle une martiale succession de mots de deux syllabes alors que le second ne marque que la césure. C’est la symétrie entre deux couples de vers introduits par le même terme, la «bouche» qui figure dans le premier hémistiche de chaque couple, la répétition du «même» qui souligne encore que l’on parle bien toujours de la bouche de Titus, et bien sûr les contrastes entre les premiers vers de chaque doublet, qui évoquent la forme du discours prêté à Titus (serments et aveux d’infidélité) et entre les seconds, qui en évoquent le fond (union éternelle et éternelle absence). C’est enfin l’opposition entre les temps (passé et présent) des deux derniers vers, et le rapprochement entre «entendre» à la fin du vers 7, et «écouter» au début du 8 : cette proximité matérialise, au bout de ce vers 7, comme un point singulier, foyer de symétrie entre l’avant et l’après – cet éternel après de l'amante délaissée.

Mais alors les forces de Bérénice l’abandonnent, et cette sèche plaidoirie se craquelle en une déchirante lamentation : le vers 9, rompu par une double exclamation, marque ce relâchement subit dont il donne le ton par son second hémistiche aux tendres accents – ces on et ces ou étouffés et plaintifs. Alors que les vers deviennent plus fluides (on y trouve surtout des consonnes liquides comme le l, le r, le j, le f ou le m, alors que les huit premiers vers abondent en occlusives, b, d, t) et que le bercement de la césure s’y fait plus sensible, la parole de Bérénice s’accélère et roule comme une mer: les oppositions se resserrent et associent les deux hémistiches d’un même vers (en particulier dans les trois derniers vers). Les mots de Bérénice parlent de la souffrance, de la distance, et du temps: il n’y a plus rien là de formel, c’est au contraire un lyrisme désespéré, le gémissement d’un cœur défait par l’immensité de la douleur à venir. La colère disparaît de sa voix, Titus n’est plus un traître, mais comme Bérénice la proie de cette souffrance: lui qui n’était dans les huit premiers vers qu’une bouche redevient un homme. «Vous», «Titus», «Seigneur» et même «nous»: huit fois en sept vers Bérénice s’autorise le plaisir à elle-même cruel d’évoquer son amant.

Il me semble n’avoir jamais entendu un si exact résumé de la douleur de la rupture, et j’ai encore dans l’oreille la voix fêlée d’une Carole Bouquet pourtant éternellement glaciale congédiant Depardieu dans l’adaptation filmée de Jean-Daniel Verhaeghen. Puissance de l’alexandrin! je regretterai éternellement que les auteurs des slogans publicitaires, des programmes politiques et des annonces de la SNCF ne soient pas contraints d’adopter ce rythme: je suis sûre que la vie en serait changée.

Andromaque

Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector (qui est mort). Voilà qui est particulièrement propice à des déluges d’alexandrins, car l’alexandrin adore la symétrie et la redondance. La césure qui le rythme lui donne la tentation de se répéter, ce qu’il fait par exemple en alternant la forme positive et la forme négative d’une même proposition. Comme de plus l’obligation d’être concis, à l’intérieur de ces douze syllabes, conduit à n’avancer, d’un vers à l’autre, qu’à tous petits pas, le discours en devient aussi bavard que chaque phrase en est lapidaire; comme sur une balançoire, l’auditeur est transporté par des oscillations héroïques qui le ramènent régulièrement à son point de départ, ou presque, et l’histoire s’efface un peu derrière la pure jouissance de ces syllabes, chaque mot sonnant de son souffle et de son sens propre, plus que de la chair et de l’histoire de celui qui le prononce.

Dans la mise en scène de Muriel Mayette, on jouit peut-être d’autant plus de la musique de ce texte magnifique que l’on reste assez peu sensible à l’incarnation à laquelle s’essaient les acteurs. Andromaque, traînante et chevrotante, ressemble à une caissière de Monoprix qui porterait une minerve, Pylade a des joues de boxer et Oreste souffre d’un côté bizarrement ornithologique - son habitude de s’asseoir avec les genoux sous le menton n’y est sans doute pas pour rien, non plus que son costume blanc dont dépassent anarchiquement divers bouts de tissu qui évoquent invinciblement les plumes d’un jeune gallinacé. Après Hermione, dont le démarrage est un peu laborieux, mais qui dégage de plus en plus d’énergie au fil des actes, Pyrrhus est sans doute celui qui met dans son interprétation le plus de force et d’émotion; vainqueur dédaigné par sa proie, désespérant de trouver le chemin du cœur d’Andromaque, il offre ce mélange de puissance et de vulnérabilité auquel je ne cesserai sans doute jamais de me laisser prendre.

Le tout se déroule dans un décor écrasant, d’une monumentale simplicité (des colonnes doriques… comme c’est original!). Les costumes, d’un blanc bleuâtre, les postures figées des acteurs évoquent des statues plutôt que des êtres de chair; un arrière-plan sonore vaguement musical devrait, j’imagine, instiller un peu d’âme dans cette ambiance marmoréenne, à moins qu’il ne souligne la musicalité du texte, celle-ci heureusement parfaitement restituée par la diction scrupuleuse des acteurs. Bref, je n’ai pas été emballée par la mise en scène, mais après avoir lu le programme (a posteriori, comme toujours), je m’aperçois que j’aurais difficilement pu me sentir en totale harmonie avec une femme qui considère que «Pyrrhus culpabilise» (misère! pauvre Racine !), qu’Andromaque est «une pièce nécessaire qui raconte l’abîme que peut engendrer la volonté de pouvoir» et qui, pour tout dire, tient absolument à prouver à quel point Andromaque, derrière ses colonnes doriques, est actuelle.

Je ne crois pas que ce soit la qualité principale d’Andromaque, cependant, que d’être «actuelle» ou «nécessaire». «Fascinante», en réalité, serait un adjectif plus adapté pour ce spectacle sans morale où chacun est esclave de ses passions, jusqu’à commettre les actes les plus répugnants, sans que le spectateur soit jamais invité à juger ces débordements dont il est au contraire entraîné à partager tant l’horreur que l’emportement. Où sont, là-dedans, les leçons politiques qu’aperçoit Muriel Mayette ? je suis bien en peine de le dire. Et je préfère à la morale le plaisir – celui de l’immortel alexandrin :
« Je ne balance point, je vole à son secours,
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours…»

Andromaque, 1667, Jean Racine
Mise en scène Muriel Mayette, 2010

jeudi 3 février 2011

Arrietty et les Chapardeurs

Les Chapardeurs sont des créatures parfaitement humaines, si l’on fait abstraction de leur taille réduite et du fait qu’ils n’ont pas, apparemment, développé d’économie ou même de société. Ils vivent en parasites dans les recoins des maisons des humains, volant des biscuits, du sucre et du savon et cueillant, pour le reste, de quoi se faire un peu de soupe ou de tisane. Cela ne les empêche pas d’être fort sympathiques, mais cela limite un peu la portée de la profession de foi à la Nicolas Hulot ("nous allons disparaître à cause de ce que vous, les humains, vous faîtes à la planète!") que l’héroïne, Arrietty, nous assène au bout d’une heure à l’occasion de la «minute Arthus Bertrand» du film.

A ceci près, Arrietty et les Chapardeurs est un film charmant qui, comme ses héros minuscules et frugaux, joue de la discrétion et de l’économie de moyens pour attirer et émouvoir. Ses quelques personnages s’agitent pendant deux ou trois jours dans un bout de jardin, au long d’une histoire au rythme mesuré qui laisse au spectateur le temps d’écouter la pluie tomber et de surveiller les coccinelles. Tout juste adolescents, Shô le garçon solitaire et Arrietty la Chapardeuse intrépide se rencontrent inopinément, parce qu’il est plus porté à l’observation que ses pareils et parce qu’elle est moins prudente qu’elle le devrait. Cette rencontre est un invisible bouleversement, pour Shô qui se découvre nanti d’une puissance qu’il n’aurait pas soupçonné et qui ne tient qu’à sa taille, et pour Arrietty qui, de façon plus tangible – mais si dérisoire – devra, puisqu'elle est découverte, quitter le jardin pour partir à l’aventure.

Ce chambardement minimal a, peut-être parce qu’il était à leur échelle, beaucoup touché mes enfants. Des bribes de dialogues, des gestes retenus, deux ou trois regards entre Shô et Arrietty auront suffi à leur faire éprouver, apparemment, quelque chose de l’ébranlement de l’adolescence. L’exaltation d’une période où tout semble possible, l’inquiétude de voir disparaître les parents omnipotents au profit d’êtres cruellement faillibles, la curiosité vertigineuse que l’on éprouve soudain à l’égard d’un autre irréductiblement différent : qu’ont-ils, au juste, perçu de tout cela, du haut de leur dizaine d’années d’existence (à eux deux) ? C’est toute la magie de ce film sans prétention que de leur avoir laissé deviner, au travers d’un monde apparemment à leur taille, le souffle d’un avenir qu’ils ne peuvent encore imaginer.

Arrietty et les Chapardeurs, Hiromasa Yonebayashi, 2010

vendredi 28 janvier 2011

Madame Butterfly

J’avais oublié à quel point Madame Butterfly était dramatique. Il y a quelque chose de racinien dans cette tragédie dont tout le monde, sauf l’héroïne, connaît l’issue à l’avance, et dans cette progression totalement épurée de toute péripétie. Les personnages y sont presque désincarnés, dépouillés de tout caractère propre, traversés par leur destin et par l’émotion qui flambe ou coule en eux – en elle, plutôt, tant le rôle-titre écrase les autres. Quand elle chante, cette Butterfly, ce ne sont pas des mots qu’elle égrène, on ne perçoit pas la géométrie des motifs musicaux: ce sont des nappes qui s’épanchent, comme pleurées par son âme écrasée; c’est un cri mélodieux, le fruit cristallin de la douleur.

Ou est-ce la mise en scène très stylisée de Robert Wilson qui amplifie, qui crée peut-être cet effet de dépouillement tragique ? Devant un écran éclairé d’une lueur d’orage ou d’une aube de printemps, il n’y a sur la scène qu’un plancher de bois et un sentier sinueux de galets. Blancs comme l’insouciance ou noirs comme le deuil, caparaçonnés de costumes raides comme du papier, les chanteurs restreignent leurs gestes, se déplacent à pas mesurés: dans cette économie de mouvement, les positions que sur la scène ils occupent longuement et avec détermination figurent un langage en même temps qu’elles dessinent des tableaux.

L’étonnant est que Madame Butterfly est également assez drôle. L’exotisme fournit, outre une relative vraisemblance à l’intrigue, l’occasion de respirations qui seraient presque bouffonnes si elles ne restaient discrètes : les quelques mesures de l’hymne américain qui se mêlent à la musique alternent avec un court thème caricaturalement oriental, les dialogues entre Américains et Japonais sont pleins de malentendus vaudevillesques, et la mise en scène en même temps qu’elle amplifie le tragique par son dépouillement évoque un Japon d’opérette qui prête à sourire.

S’il faut regretter quelque chose je déplorerai, sans doute, que Micaela Carosi laisse si peu de place à des acolytes qui d’ailleurs n’en méritent pas forcément beaucoup plus (le Pinkerton de James Valenti est bien pâle, mais peut-il en être autrement ?); et aussi que finalement, alors que l’on n’entend qu’elle, on ressort en ayant l’impression de ne l’avoir pas entendue assez. Ce n’est pas parce qu’elle est éteinte, au contraire: mais ces airs glissants et changeants ne donnent guère de prise et passent, dirait-on, à peine commencés, alors même que l’émotion est la plus transparente et que l’on voudrait y baigner sans fin.

Madame Butterfly, Puccini, 1904
Mise en scène Robert Wilson