mardi 4 janvier 2011

Pédagogies

Sur l’école, on peut tout lire et le contraire, en quantités abondantes. Mes propres choix de lecture traduisent évidemment un parti-pris d’ancien écolier heureux, de descendant d’un milieu socio-culturel privilégié, bref d’ « héritier » à la Bourdieu (que j’ai lu aussi, d’ailleurs, mais il y a un peu trop longtemps pour en avoir un souvenir très solide).

La littérature "anti-pédagogiste" dont relève l’essentiel de cette sélection très orientée est écrite à la première personne : il s’agit de témoignages, ce qui est assez normal, d’une part parce que les auteurs s’exprimant contre une institution sont amenés à le faire sur un ton… contre-institutionnel, d’autre part parce qu’ils écrivent tous mûs par une urgence qui leur vient de leur propre expérience d’instituteur, de formateur ou d’élève en IUFM. Le point de vue est, chez Boutonnet et Vermorel, celui du témoin perplexe, du « Persan » de Montesquieu avec toutefois un peu plus d’acrimonie ; chez Le Bris celui du manifeste positif, du professionnel militant pour des convictions assises sur une longue expérience. Le livre d’Isabelle Stal est le plus déroutant et le moins sympathique, dans la mesure où sa position manque totalement de la clarté et de la sincérité qui caractérisent celles des autres : Isabelle Stal est formatrice en IUFM et sa dénonciation des travers de l’institution sonne donc désagréablement puisqu’elle ne propose rien qui soit cohérent avec sa propre raison sociale… Elle est de plus la seule à reprendre dans sa totalité l’antienne réac qui est tant reprochée, à tort me semble-t-il, aux "anti-pédagogistes", trouvant le moyen dans le dernier chapitre d’établir des comparaisons entre les différentes sortes d’immigrés sur des bases sociologiques qui semblent assez minces («il suffit de voir, dans les restaurants chinois du XIIIème…»). Pourquoi ne pas faire ces comparaisons, si elles s’imposent : mais sur des sujets aussi sensibles, à juste titre, il est indispensable de s’appuyer sur des travaux sérieux et non sur des perceptions de café du commerce.

Ecrivant pour le grand public, dans l’espoir de provoquer une prise de conscience, les Le Bris, Boutonnet, Vermorel et consorts (sans oublier Brighelli, que je n’ai pas relu parce que ses titres sont racoleurs et sa thèse de la manipulation capitaliste me paraît sujette à caution) évitent le langage de spécialiste et éludent en fait assez largement la question des mécanismes mobilisés par l’apprentissage (à l’exception peut-être de Le Bris qui s’attache davantage à cette question en lien avec celle des programmes scolaires). C’est là un reproche qui peut leur être adressé et dont, de fait, les critiques ne se sont pas privés : en fait, souligne-t-on dans les milieux autorisés, tous ces livres témoignent d’une totale méconnaissance de la pédagogie scientifique. Le problème de cette critique est qu’elle me rappelle fâcheusement la réaction des croyants quand un athée hausse les épaules devant leur credo : ils s’indignent de ce que l’on n’ait pas étudié les textes sacrés, mais quel athée dans son bon sens passerait des heures à décrypter des textes procédant de prémices qu’il rejette ? Le point de départ que contestent de façon plus ou moins claire tous ces ouvrages est le dogme de l’école «centrée sur l’enfant».

L’idée que l’on se fait du débat, après avoir lu ces livres et regardé un film comme Entre les murs, par exemple, est qu’il existe deux grandes façons d’instruire : en ramenant le savoir à l’enfant, ou en imposant à l’enfant un décalage forcé, un oubli de sa propre personne, une confrontation avec un savoir, un langage, une pensée qui lui sont fondamentalement extérieurs. De la première option relèverait, par exemple, la démarche qui consiste à apprendre à reconnaître les prénoms des élèves de la classe, à rédiger et à présenter des textes sur des «évènements de vie» des enfants ; de l’autre celle qui s’attache à introduire des codes et des systèmes (le système décimal, par exemple) dans leur totalité, en tant que systèmes dotés d’une logique propre. Dans un cas, l’enfant est au centre d’une toile de connaissances qui s’élargit peu à peu comme celle d’une araignée; dans l’autre, il est au bas d’un escalier dont il escalade les marches progressivement.

Passons sur les implications pratiques de ces deux conceptions, que je ne maîtrise pas bien, encore qu’il me semble évident que la démarche qui présente les connaissances de façon organisée est nettement plus facile et plus rapide à mettre en œuvre (surtout quand, comme c’est généralement le cas à l’école, on a affaire à un groupe et non à un élève isolé) et également, de ce fait, moins frustrante intellectuellement pour l’élève. Il est vrai que je ne me fais pas une idée claire des difficultés que peut susciter l’hétérogénéité des classes, et de la qualité de la réponse que ces deux approches apportent aux élèves qui sont en retard. Un enfant qui, pour quelque raison que ce soit, ne parvient pas à aborder un concept présenté de façon systématique aura-t-il plus de facilité à l’aborder de façon expérimentale, par tâtonnement? Pour l’expérimental, sans doute : mais je ne vois pas ce qu’il y a là de contradictoire avec l’idée d’une présentation organisée et systématique des connaissances. Pour le tâtonnement, avec la meilleure volonté du monde, je ne comprends pas ce qu’il apporte et il me paraît même contre-productif, consommateur de temps et freinant l’organisation des connaissances. De toute évidence, la logique du « centrage sur l’enfant » n’est pas intellectuelle (pour structurer les connaissances, les rendre intelligibles) elle est d’abord affective: l’enfant apprend mieux s’il est concerné, s’il est impliqué, s’il est actif.

C’est là qu’à titre personnel, je renâcle. Sans remettre en cause ce postulat, je me demande si les termes en sont bien définis. Etre «actif», par exemple, implique-t-il obligatoirement d’être debout, ou en train de parler, ou d’avoir choisi son sujet d’étude? Être «concerné» implique-t-il obligatoirement que la leçon de lecture porte sur la vie quotidienne de l’enfant? Un enfant n’est-il pas capable d’être actif intellectuellement en écoutant une leçon? Ne peut-il se sentir concerné par la nécessité urgente et capitale de maîtriser le pluriel des mots en «ou»? Et en fait, le savoir lui-même, notamment tel qu’il se présente en primaire, comme ensemble fini, structuré et maîtrisable de notions éclairantes, n’est-il pas en lui-même le premier levier de mobilisation de l’enfant? Le désir de bien faire, d’être reconnu par le maître n’en est-il pas un autre, non moins puissant? Nier ce caractère motivant du savoir revient à déprécier ce savoir et, de fait, à démobiliser l’enfant qui l’aborde: s’il faut mettre un nez de clown pour intéresser un enfant à la grammaire, que pensez-vous que celui-ci puisse en conclure sur l’intérêt intrinsèque de la grammaire? Evidemment, tout ceci est généralisation : la sacralisation du savoir peut aussi, je n’en doute pas, produire l’effet inverse et en dégoûter l’impétrant, auquel cas le nez de clown sera un remède habile. Cependant, commencer par là me semble témoigner de peu de confiance dans ce que l’on enseigne, et dans l’enfant à qui on l’enseigne.

Au-delà ce doute, qui reste d’ordre pratique, sur ce qui est supposé motiver et mobiliser l’enfant, cette approche affective centrée sur l’univers (finalement assez pauvre) des enfants me répugne de façon beaucoup plus fondamentale par son caractère intrusif et manipulateur. Comment cela, manipulateur, me direz-vous? Parce que ce n’est pas manipulateur, peut-être, de compter sur le désir de bien faire et d’être reconnu par le maître, comme je le suggère ci-dessus? Eh bien, de fait, il me semble que la manipulation, dans ces deux attitudes, est de degré et de nature très différente, pour une raison simple: dans un cas, elle est bornée par de strictes limites. Que fait le maître qui sacralise le savoir et qui s’offre lui-même, ce faisant, au respect et au désir de plaire de ses élèves? Il institue une échelle de valeur univoque (c’est bien ce qu’on lui reproche, d’ailleurs, puisqu’avec cette échelle de valeur surgit la notion d’échec) dotée de deux grandes qualités: elle est externe à l’enfant, et elle est interne à l’école. Externe à l’enfant car elle n’émane pas de lui, elle existe par elle-même, sans rien de relatif: elle constitue donc un repère et un asile pour des enfants à qui c’est au contraire faire violence que de les contraindre à se prendre eux-mêmes et en permanence pour unique référence. Interne à l’école car elle n’évalue jamais que l’élève. Or l’enfant, comme il en prend normalement conscience à un moment ou à un autre, n’est pas que l’élève. Il peut souffrir, certes, de ce que comme élève il est mal noté : reste qu’il conserve une part essentielle qui n’est pas concernée par cette échelle de valeur et qui échappe complètement au maître. Sujet de scandale pour certains pédagogues (« [le maître] évacue cette intériorité et l’enfant ne reste qu’un élève, à faire avancer compétence par compétence, un élève découpé en morceaux de savoir-faire, et qui le plus souvent devient objet d’évaluation. Il ne pense pas, il travaille » comme l’écrit avec consternation Daniel Gostain, instituteur parisien, sur son blog), cette évasion de l’enfant «boîte noire» qui ne livre au maître que ses productions d’élève en gardant pour lui sa vérité de personne, me paraît être, en réalité, l’espace d’une liberté bien plus réelle que celle qui consiste à décider des règles de vie de la classe de façon démocratique. L’enfant conserve de fait la liberté de rejeter la valeur scolaire, celle de la contourner, de s’en désintéresser, l’espoir de la dépasser: en bref, il n’adhère pas entièrement, pour le plus grand bénéfice de sa santé mentale, à l’élève qu’il est. Supprimez cette liberté et la relation maître-élève, pour discret que soit le maître dans sa nouvelle posture de « personne ressource » ou de «boîte à outils», prend un caractère paradoxalement totalitaire.

Cette ambition totalisante du maître d’école dans les pédagogies actives se traduit par l'obsession des activités "citoyennes", à commencer par la pratique démocratique à l’échelle de la classe. Outre l’hypocrisie de la procédure (je doute fort que les élèves puissent de fait instituer n’importe quelle règle, par exemple plébisciter un dictateur dans leurs rangs), faire élaborer, voter ou évaluer par les élèves les règles de fonctionnement de la classe, c’est les propulser tête la première, à l’âge le plus tendre, dans le grand malaise de la démocratie : celui de constater la vacuité et la nullité de ce que produit la procédure démocratique, qu’il s’agisse d’émettre une opinion ou de se gouverner. Pascal et Montaigne ne pensaient pas à plusieurs, et les lois et règlements d’un Etat démocratique ne sont que trop rarement parcourues par un élan, une idée, une force enfin qui soit de nature à enthousiasmer le citoyen. Ce n’est pas pour autant qu’elles n’ont pas toutes chances, de par la procédure qui les engendrées, d’être à la fois les plus douces et les plus légitimes possibles: mais c’est peut-être une mince satisfaction, en tous cas pas de celles dont on peut se nourrir avant d’avoir atteint l’âge des compromis. Or ces règles si misérablement standard, si peu nouvelles, et potentiellement si peu efficaces puisqu’elles sont le fruit d’un compromis, l’enfant les a votées, il en est responsable, il n’a même plus la liberté de les mépriser! Là encore, faut-il à ces innocents imposer une telle violence? Où se réfugiera pour eux la capacité à construire leur identité propre ? Que nous a-t-il fallu à nous de guerres, de révolutions et de dictatures pour accepter le ronronnement de notre imparfaite démocratie?

Le dogme de l'école "centrée sur l'enfant", cela dit, n'est mis en oeuvre au sein de l'Education Nationale que cahin-caha, avec des concessions forcées au bon sens et aux habitudes. Malheureusement, il a la bonne conscience pour lui, ce qui, additionné aux facteurs institutionnels que mettent en lumière les témoignages sur les IUFM, lui confère un redoutable pouvoir de nuisance. Allez proposer maintenant de "centrer l'école sur le maître" (on comprend que cela n'excite personne) ou "sur la culture" ou le savoir, ou la connaissance: c'est impossible depuis que Bourdieu nous a révélé qu'une telle focalisation était inéquitable et, pour tout dire, de droite. Et ce n'est pas l'aspect le moins déroutant de cette question que l'on ne puisse, entre tenants d'opinions différentes, se faire au moins crédit de bonnes intentions.

Journal d’une institutrice clandestine, Rachel Boutonnet, 2003
La ferme aux professeurs, François Vermorel, 2006
L’imposture pédagogique, Isabelle Stal, 2008
Bonheur d’école, Marc Le Bris, 2009
Pedagost, le blog de Daniel Gostain, 2010

4 commentaires:

  1. Que de lectures et que vos critiques sont bien écrites! Je vous invite à faire partie de mon Défi lecture 2011. Vous pourriez nous en apprendre beaucoup!

    RépondreSupprimer
  2. Merci de ce compliment! je participerai volontiers à votre défi. A bientôt!

    RépondreSupprimer
  3. Vous avez tout à fait raison. Abige Muscas nous ébloui par sa culture et surtout ses talents d'analyste et d'écrivain. On ne se lasse pas de sa plume brillante et acérée qui, chaque semaine, nous transporte dans de nouveaux mondes littéraires, cinématographiques et autres saveurs culturelles. Continuez.
    Un vieil admirateur

    PS/Keira Knightley est splendide dans "Pride & Prejudice" de retenue, candeur et autres charmes.
    J'avoue que j'ai totalement chaviré en la voyant dans ce rôle.

    RépondreSupprimer