dimanche 20 février 2011

Laïcité 1905-2005

Voilà un livre à la fois intéressant et déroutant. Jean Baubérot aborde, semble-t-il, la question de la laïcité par tous les angles à la fois, sautillant allègrement de l’école laïque à la médecine et de l’Eglise catholique aux droits des femmes. Cette errance quelque peu agaçante pour le lecteur habitué à des constructions moins éparpillées évite toutefois l’ennui et n’empêche nullement l’auteur d’apporter quelques utiles repères historiques et conceptuels.

Partant de la définition proposée en 1883 par Ferdinand Buisson, prix Nobel de la Paix au début du XXème siècle après une carrière consacrée au remodelage de l’appareil d’instruction publique, le début du livre présente la laïcité comme l’égalité de tous les Français devant la loi assurée en dehors de toute conviction religieuse, et la liberté de tous les cultes; état issu d’un processus de laïcisation qui a consisté en la différenciation progressive des institutions selon leur objet et la soustraction des institutions civiles à l’autorité religieuse. Après un florilège d’illustrations et d’interrogations, le dernier chapitre conclut à la liaison, sous le terme de laïcité, de trois aspects: la liberté de conscience, l’égalité de toutes les convictions (religieuses ou non), l’affranchissement de l’Etat, des institutions et des individus de toute autorité religieuse. Où est l’évolution depuis Buisson? les mauvais coucheurs ne la jugeront pas si manifeste qu’elle justifie trois cents pages de réflexion. Pour ma part, j’ai cru comprendre que l’évolution repose dans l’intégration du processus même de laïcisation dans le sens commun du mot laïcité, ainsi que dans l’égalité de toutes convictions, religieuses ou non; celle-ci n’est pas mentionnée par Ferdinand Buisson, ce qui laisse place à de nouvelles cléricatures et à l’idée d’une religion civile de la nation ou de la république.

Entre ces deux définitions qui ouvrent et ferment le livre, l’auteur explore l’histoire de la laïcité en distinguant trois seuils: celui de l’émergence de l’Etat civil et de l’affranchissement théorique, vis-à-vis du religieux, des deux extrémités du spectre institutionnel que sont l’Etat et l’individu; celui qui voit le déploiement d’institutions de socialisation indépendantes du religieux, s’appuyant sur une autorité née de la confiance dans un progrès général de l’humanité qui assimile la compétence technique et scientifique et le bien; et enfin celui du découplage des progrès technique et social, qui fragilise ces grandes institutions. Au long du processus historique qui traverse ces seuils successifs, la question de l’universel ne cesse de resurgir pour compliquer celle de la laïcité : depuis les « droits de l’homme et du citoyen », on hésite à attribuer, finalement, ces droits à l’homme – fût-il femme – ou au citoyen. La définition de l’homme ne pose pas tant de difficulté ; mais celle du citoyen! Apparaît alors une tension entre une idée « républicaine » qui pose dans la chose publique la tension à l’universalité en bien ultime qui ne peut être servi que par un citoyen que ne détermine nulle particularité (notamment celle d’être femme, ou Juif) et une idée «démocratique» qui voit dans la participation de chacun, si particulier soit-il, le critère définitif du bien politique. La même tension se transpose dans la querelle de l’école entre hiérarques de la transmission du savoir, creuset de citoyenneté en qui s’abolissent toutes les particularités des élèves, et caciques de l’ouverture au monde et de la construction du savoir par l’élève; elle se lit encore dans les différentes façons d’aborder la question même de la laïcité, entre une approche républicaine de la laïcité comme absolu effaçant les particularismes liés aux religions (voire les religions elles-mêmes), et une vision démocratique de la laïcité ouverte qui offre aux religions une visibilité parfois problématique.

Après s’être ébroué gaiement à la suite de Jean Baubérot au milieu de ces concepts, le lecteur est invité à retenir un message principal: la laïcité à la française n’est ni un exemple ni une exception, mais une histoire, différente de celle d’autres états, mais coulant dans le même sens. Dès lors, il est indispensable de tenir compte de ce mouvement et de ne pas se figer dans le culte d’une laïcité idéale qui tiendrait par exemple à l’invisibilité totale des religions. Evoquant ainsi l’initiative de Lionel Jospin et Jacques Chirac obtenant, dans leur souci de laïcité, de remplacer dans le préambule à la Charte européenne des droits fondamentaux, l’«héritage culturel, humaniste et religieux» de l’Union par son «patrimoine spirituel et moral», Jean Baubérot suggère que la vraie question n’est pas tant celle de l’héritage que l’on revendique, mais de l’opportunité qu’il y a à revendiquer passionnément un héritage, quel qu’il soit; et que la question de la laïcité, bien réelle et exigeant toute l’honnêteté et tout le discernement des citoyens, n’est en tous cas pas celle de la forme qu’elle a pu prendre dans le passé. Cette conclusion paraîtra certes assez peu engagée, mais elle a le mérite de bien correspondre au propos d'un livre qui fournit au lecteur des éléments de réflexion plus que des directives.

Laïcité 1905 – 2005, entre passion et raison, Jean Baubérot, 2004

jeudi 17 février 2011

Sports

Depuis le 14 novembre 2010 est réapparue dans l’organigramme du gouvernement une configuration rare : l’existence d’un ministère des Sports. Chantal Jouanno doit sans doute à ses titres de championne de France de karaté l’honneur de succéder à plusieurs gloires internationales du sport français et notamment à Jean-François Lamour, le seul qui, comme elle, a été sous Raffarin Ministre des Sports, tout court.

Depuis 1958, les Sports, indissociables de la Jeunesse, ont fait partie successivement du portefeuille d’un Haut-Commissaire (Maurice Herzog, dont l’altitude était garantie par construction) puis, depuis 1963, de ceux d’une succession de Secrétaires d’État à la Jeunesse et aux Sports, placés auprès du Premier Ministre, du Ministre de l’Éducation ou de celui de la Qualité de la Vie. En 1978, dans le gouvernement Barre III, les Sports sont promus et Jean-Pierre Soisson devient le premier Ministre de la Jeunesse et des Sports. Cette dignité nouvelle restera néanmoins précaire jusqu’en 1991 ; après Edwige Antier, Ministre délégué à la Jeunesse et aux Sports auprès du délicieux Ministère du Temps Libre (ah, 1981 !), il y aura encore deux secrétariats d’État avant que les Sports, toujours mariés avec la Jeunesse et parfois (dans le grand ministère Bachelot) avec la Santé ne s’installent définitivement au rang des portefeuilles ministériels.

Nous voilà donc aujourd’hui comme en 2002 avec un Ministère des Sports glorieusement isolé. Et cet isolement interroge. Par quelle évolution mystérieuse les moyens ont-ils pu ainsi rejoindre les fins et les Sports figurer au gouvernement à côté de la Justice, de la Défense ou de la Santé ? C’est à croire qu’il y a dans les Sports (la majuscule semble de rigueur) une valeur intrinsèque, quelque chose comme un principe républicain.

Ne nous méprenons pas, je n’ai rien contre les sports, quand ils sont l’instrument de l’éducation de la jeunesse, de la santé des citoyens, ou de la qualité de vie « dans les quartiers ». Mais je ne vois dans la pétanque ou dans le rugby à 13 rien qui justifie qu’un ministère tout entier soit dédié à la quête de la performance sportive, au nom du rayonnement de la France. Savez-vous que le « rang sportif de la France » figure parmi les 96 indicateurs « de missions » qui mesurent la performance du gouvernement en 2011, au même titre que le taux d’insertion professionnelle des jeunes diplômés, le délai moyen de traitement d’une procédure judiciaire, ou l’évolution des crimes et délits ? N’y a-t-il pas là un curieux choix de priorités ?

Le discours prononcé par Chantal Jouanno à Saumur le 25 janvier dernier n’est pas pour me faire changer d’avis. S’adressant aux personnels de l’École nationale d’Équitation, la ministre parle élite, excellence, performance. Un bon tiers du discours est consacré à la stratégie de conquête des médailles (à laquelle, d’ailleurs, il ne semble pas que le Cadre Noir, corps professoral de l’École en question, ait directement contribué récemment). À peine Mme Jouanno semble-t-elle s’écarter de ce thème, pour parler du dynamisme de l’équitation de masse — 2 millions de pratiquants tout de même — qu’elle y revient aussitôt : en handisport, en dressage, on veut des médailles ! (D’ailleurs rassurons-nous, l’École nationale d’équitation, grâce à ses 160 emplois, va prochainement organiser un colloque dans ce but : on en attend monts et merveilles).

Il faudrait peut-être se poser un instant la question de ce que le « rayonnement de la France » en matière sportive apporte au citoyen. Des vertus économiques de ce rayonnement, on peut douter quand on sait le prix de projets pharaoniques comme les candidatures aux Jeux olympiques. De l’exemplarité de nos sportifs vedettes on n’est pas plus sûr tant le sport performance tourne au show-business et tant on les abrutit, les pauvres, à coup de longueurs de bassin enchaînées dès l’âge où d’autres essayent encore de se forger une capacité de raisonnement. Et sur la pérennité de cette religion mondiale qu’est l’olympisme, on peut aussi nourrir des doutes tant apparaît croissant le décalage entre une conscience émergente de la rareté des ressources terrestres et le spectacle du gaspillage puéril et gargantuesque offert par les circuits mondiaux de compétition.

J’attends le Président de la République qui remettra le sport, sans majuscule, à sa place, celle d’une pratique éducative et hygiénique à laquelle tous devraient avoir accès, loin d’une sacralisation de la performance que l’on pourrait qualifier de gratuite si elle n’était si chère : près de 150 millions d’euros, hors dépenses de personnel, pour l’action « développement du sport de haut niveau » en 2011, contre… 18 millions pour la « promotion du sport pour le plus grand nombre ».

lundi 14 février 2011

Agora

A Alexandrie, autour de l’an 400, Hypatie enseigne la philosophie, les mathématiques et l’astronomie: c’est tout un, quand il s’agit de comprendre, avec la course des astres, la place des hommes dans l’univers. Mais les temps sont troublés; païens et juifs font face tour à tour à l’agressivité des chrétiens. Dans la première partie du film, l’empereur lui-même est certes déjà converti, mais il est bien loin: les chrétiens sont à Alexandrie une secte de pouilleux dont le nombre et la force, inopinément révélés, surprennent ceux qui se croyaient encore à l’abri. Dans la seconde partie, l’évêque Cyrille achève de soumettre les autorités civiles à l’emprise jalouse d’un christianisme implacable.

Agora croise avec intelligence les oppositions et présente son histoire, un peu arrangée au regard des faits, comme le croisement entre l’évolution du monde, à la veille de sombrer dans l’obscurantisme, et celle d’Hypatie qui a enfin, juste avant sa mort violente et après de longues années d’études, l’intuition de la trajectoire elliptique des planètes. Parmi les personnages masculins du film (c'est-à-dire tous, d’ailleurs, en dehors de l’héroïne), l’esclave Davus inscrit en filigrane une sorte de contre-morale à cette édifiante histoire: à travers sa condition, évoquée de façon assez adroite et pas trop lourde, apparaît la faiblesse et la faute de la société païenne éclairée que représente Hypatie, elle-même douce à ses esclaves, mais totalement aveugle au scandale de leur servitude. Le jeu d’oppositions ne tombera pas dans la caricature; Amenabar prend soin de représenter les adeptes de Sérapis, gardiens de la Grande Bibliothèque, comme des fanatiques agressifs qui, au même titre que les Juifs, déclencheront eux-mêmes l’incident qui amènera leur perte.

Sur le plan visuel en revanche, il prend plaisir à jouer du contraste entre le noir dont s’habillent les chrétiens et les pauvres, et le blanc dont resplendissent les notables éclairés ; ce contraste lui permet des plans assez réussis égayant une réalisation par ailleurs assez classique en donnant à voir les affrontements depuis la Lune, ou à peu près, faisant ainsi écho au leitmotiv astronomique du film (par ailleurs souligné de façon un peu pataude, pour le coup, par quelques séquences spatiales montrant la Terre entière).

Comme je me suis laissée prendre à l’intrigue scientifique, si j’ose dire, au point d’avoir des palpitations cardiaques à l’énoncé de la définition de l’ellipse, et que par ailleurs je n’ai aucune sympathie pour l’obscurantisme en général et sa variante catholique en particulier, j’aurais dû passer un excellent moment, mais mon plaisir a été un peu gâché par la platitude de la composante sentimentale du scénario. Tant qu’à prendre pour sujet une femme-étoile, voguant dans les hautes sphères de l’esprit sans aucun souci de la chair et du cœur, on aurait pu lui épargner ces soupirants de bas étage, certes tous très calés sur le système de Ptolémée, mais en dehors de cela tristement hollywoodiens.

Autre chose me navre dans Agora : quand une œuvre de fiction me donne à penser, j’aime avoir l’illusion que c’est moi qui pense, et que tout le travail n’est pas fait à ma place. Etait-il bien nécessaire, pour souligner le propos, de donner à l’évêque Cyrille les traits que l’on prêterait à un imam? Et pour tout dire était-il en fait indispensable, pour nous rendre l’Eglise suspecte et l’obscurantisme repoussant, de nous raconter cette histoire? J’en viens, c’est un comble, à me méfier de la manipulation par l’émotion, surtout quand elle sert ma propre vision du monde, car il n'y a que dans ce cas que je craindrais de m'y laisser prendre.

Agora, Alejandro Amenabar, 2010

dimanche 13 février 2011

Prénoms

Elle s’appelle Gabrielle. Après cette initiale étouffée qui vient du fond de la gorge, son prénom sonne obstiné et tendre comme l’abricot qu’on y devine, il coule doux et doré comme le miel qui l’achève; et il s’orne surtout, ce triste prénom glacé d’archange, de la féminité triomphale de sa dernière syllabe qui lui rend toute la sève et le sang de la terre.

Il s’appelle Alexis. Sur ce début sans consonne les lèvres glissent sans prise comme sur la peau lisse d’un grain de raisin. Mais arrive le X qui craque et qui siffle; la dent crève la peau, et un jus sucré et acide vous emplit la bouche.

Dans leurs deux prénoms il y a aussi, dans le désordre peu importe, les sonorités de cette proclamation : «il est!». Les premiers jours, les premiers mois, le prénom d’un enfant veut dire d’abord cela. «Alexis dort» ne veut pas dire qu’un nourrisson vous fiche la paix, cela signifie que quelque part, pas trop loin, entre les murs qui protègent ses os encore mous, une créature minuscule mais déjà irréductible à aucune autre ni à aucun concept repose sur le dos et respire. A chaque fois qu’on le dit, on éprouve un infime gonflement des poumons, comme un hoquet d’émerveillement, à l’idée de cette existence qui est, alors et pour longtemps, le phénomène le plus étonnant que l’on puisse concevoir.

Ils dorment encore maintenant, lovés dans des rêves impénétrables, blottis dans leur infrangible nature. Sur leur front se tord une mèche un peu moite, sur leur joue élastique un baiser déclenche un soupir. Ils dorment, et je veille.

jeudi 10 février 2011

La guerre de Sécession

La guerre de Sécession est, comme la Révolution française, Octobre 1917 ou la seconde guerre mondiale, l’un de ces évènements fondateurs par lesquels, en quelques années, la face du monde est changée. En 1861, quand l’élection d’Abraham Lincoln déclenche la sécession de la Caroline du Sud, les Etats-Unis sont une société «jeffersonnienne» où l’Etat fédéral est regardé avec suspicion dès qu’il se mêle de planifier, de centraliser, de développer – bref, d’intervenir dans la vie économique du pays. Chacun est jaloux des libertés qui sont la raison d’être de la nation et que l’Etat fédéral n’a pour fonction, semble-t-il, que de garantir; mais ces libertés sont l’apanage du citoyen, non de l’homme, puisque l’économie des états du Sud repose sur l’esclavage agricole de millions de Noirs.

Entre ce modèle économique et social et le Nord, à vrai dire moins homogène, mais dans lequel se dessine un modèle fondé sur le salariat industriel, s’exerce une lutte politique dont l’enjeu est la survie de «l’institution particulière» qu’est l’esclavage. Avant de se régler dans le sang, le conflit se noue sur deux fronts: le statut des nouveaux états et la législation sur les esclaves fugitifs. Un compromis de 1820 interdit l’esclavage au nord de 36°3 de latitude, ce qui justifie d’étranges aventures expansionnistes à Cuba ou au Panama; sa remise en cause par les états du Sud conduira à confier en 1850, par un nouveau compromis, le soin aux nouveaux états le soin de se déterminer eux-mêmes et aboutira à une situation de guerre civile larvée au Kansas. Dans le même compromis de 1850 est comprise la législation sur les esclaves fugitifs, dont les propriétaires doivent recevoir l’aide de l’Etat fédéral pour rentrer en possession de leurs biens en vertu du droit de propriété garanti par la Constitution. Cette loi suscite la rage des abolitionnistes, alors au nombre d’une poignée d’originaux, et donne lieu à plusieurs reprises à des scènes de violence alors que des fugitifs sont escortés vers le bateau qui les ramène en captivité.

Ce n’est pas en effet que le Nord soit alors abolitionniste; la race noire est considérée avec condescendance par les plus éclairés, et les immigrants de fraîche date redoutent la concurrence de cette main d’œuvre si elle venait à quitter ses plantations. Mais enfin le Nord nourrit une opposition de principe à l’extension de l’esclavage, opposition qui semble fondée sur le même attachement à la liberté, celle-ci collective, que l’acharnement du Sud à imposer cette extension: les Américains du Nord refusent de se voir imposer cette institution par ceux du Sud. Le roman La Case de l’Oncle Tom, publié en 1852 par Harriet Beecher Stowe et considéré par le Sud comme une provocation, renforcera chez de très nombreux lecteurs yankees une aversion pour l’esclavage jusque là largement théorique.

Peu à peu, la conscience de défendre deux sociétés radicalement différentes polarisera toute la vie politique ; les positions, sur des sujets aussi divers que les droits des immigrants récents, la prévention de l’alcoolisme ou le développement des chemins de fer vers l’ouest, obéiront de façon de plus en plus marquée à une logique sectionnelle (c'est-à-dire Nord contre Sud) qui provoquera finalement l’explosion de l’ancien parti Whig, l’émergence du parti Républicain et de graves dissensions chez les Démocrates. Dans un climat toujours plus tendu, des députés en viendront aux mains à plusieurs reprises; en 1856, Charles Sumner, sénateur du Massachusets, sera pratiquement battu à mort à coups de canne par un député de Caroline du Sud, pour la plus grande joie d’éditorialistes virginiens ou caroliniens particulièrement sanguinaires.

Les huit premiers chapitres du livre de James McPherson, qui en compte vingt de plus, sont consacrés à cette polarisation progressive du conflit, jusqu’à la sécession et à la déclaration de guerre. Les suivants font naturellement une large place aux aspects militaires, sans jamais renoncer à présenter les combats comme partie intégrante d’un conflit qui restera toujours soumis à des conceptions politiques et influencera, en retour, l’évolution des mentalités au point de redéfinir les fins mêmes du conflit. C’est la guerre qui liera la question de l’abolition et celle de l’union, quand le conflit ne portait que sur la question de l’extension; et qui ne les liera pas seulement pour des raisons de manœuvre politique ou militaire, mais également dans l’esprit des citoyens pour qui l’abolition deviendra un enjeu puis une victoire.

Il n’est pas possible de résumer ici ces six cent pages foisonnantes qui plongent le lecteur alternativement dans l’atmosphère enfiévrée des campagnes électorales et dans la sanglante réalité des combats, dont le livre aborde les aspects les plus divers, de l’hygiène du combattant au sort des prisonniers de guerre, de la personnalité des généraux aux performances de l’armement. Qu’il me suffise de noter le talent de McPherson dont l’ambition très englobante ne freine nullement la verve, au point qu’il n’est pas loin, à plusieurs reprises, de tirer des larmes à son lecteur. La désignation de Lincoln comme candidat républicain en 1860, le vote du 13ème amendement (qui abolit l'esclavage) en janvier 1865, sont des moments particulièrement émouvants, comme l'est aussi la capitulation de Lee à Appomattox le 8 avril 1865: en ce point d’orgue du livre, comme dans un bon roman, on ressent à se séparer des combattants le chagrin hors de propos qui a envahi Ulysses Grant au moment de faire ses adieux à un adversaire aussi redoutable. Et on pleure véritablement la mort de Lincoln, pourtant évoquée très elliptiquement, tant au fil des pages on a conçu d’admiration pour un chef d’Etat doué non seulement d’une remarquable intelligence politique (qui s’étendra peu à peu à la stratégie militaire) mais également d’une rare et sincère courtoisie naturelle qui fait écho, sans doute, à un sens profond de la dignité humaine.

J’ai déjà un peu oublié si Chancellorville était une victoire yankee ou rebelle et qui commandait à Antietam ; comment oublier en revanche que les institutions américaines, celles la Constitution de 1776, ont fonctionné sans interruption pendant les quatre années du conflit, qui ont même vu la réélection d’Abraham Lincoln; que la reconstruction des premiers états réoccupés par le Nord a été discutée au premier chef sous l’angle constitutionnel par le Congrès et le Président; que la liberté de la presse n’a jamais été mise en question; que la conscription elle-même a été mûrement débattue au nom des libertés du citoyen? Quel extraordinaire patrimoine culturel et institutionnel était alors celui des Américains, pour que la guerre civile elle-même, conduite de part et d'autre au son de l'hymne Battle Cry of Freedom, ne puisse ébranler leur souci du droit et de la liberté!

La guerre de Sécession, James M.McPherson, 1988
Trad. Béatrice Vierne

Michel Onfray et le droit à l'athéisme

(Michel Onfray parle d'athéisme, d'anti-cléricalisme, de laïcité et de Michel Onfray dans le Monde, et il m'agace).

On doit à Michel Onfray une récente tribune intitulée « Du droit à l’athéisme ». Assez curieusement, cet homme qui fait profession de penser ne parvient en l'occurrence à aligner sur le sujet qu’une collection d’opinions de comptoir que ne relie aucune apparence de raisonnement. De l’histoire de l’athéisme (fort résumée) à l’absence d’anti-cléricalisme chez l’auteur, illustrée par une touchante anecdote, en passant par une laïcité promptement balayée comme effet de mode s’exerçant « au détriment de l’athéisme », on ne comprend ni où M.Onfray veut en venir, ni en quoi il justifie son titre : car enfin la notion de droit n’est jamais évoquée dans son texte. S’il s’était souvenu de ce titre, peut-être aurait-il, dans un éclair de lucidité, compris en quoi la laïcité qu’il méprise s’articule à l’athéisme qu’il promeut.

C’est sur le plan du droit en effet qu’au premier chef la laïcité de l’État donne à l’athéisme, comme conviction, la possibilité d’exister. C’est une évidence, et l’on s’étonne d’avoir à le rappeler : quant à regretter que la laïcité permette « aux judéo-chrétiens » (s’il y a ici des judéo-chrétiens, levez la main ! je n’en connais aucun) « de conserver les nombreux acquis de l’ancienne religion longtemps dominante », non sans laisser leur place aux musulmans, autant dire que l’on déplore que la laïcité soit laïque ; c’est à se demander ce que M.Onfray voudrait mettre à la place. Et comment diable (c’est bien le mot) la laïcité pourrait-elle s’exercer « au détriment de l’athéisme » ? Souhaiterait-on faire à l’athéisme comme conviction une place privilégiée dans l’espace public ? Dans ce cas en effet, la laïcité est contre-productive. Créant pour l’athéisme comme conviction un espace de droit sans toutefois favoriser cette conviction, la laïcité est cependant l’horizon institutionnel le plus favorable auquel puisse prétendre un athéisme humaniste.

De plus, si elle est la condition du droit à l’existence d’un athéisme de conviction et si, en cela, le principe politique précède la conviction métaphysique, on peut aussi voir dans la laïcité la traduction politique d’un athéisme philosophique que je qualifierai ici de « faible » parce qu’il n’implique aucune conviction quant à l’existence de Dieu. L’athéisme, au sens étymologique, qu’est-ce d’autre que la caractéristique de ce qui est « a – thée », sans dieu ? Non pas forcément par conviction, mais par essence, par définition ou par accident, comme on voudra. Ainsi la science est-elle athée, puisqu’elle s’arrête là où l’on choisit de faire appel à l’hypothèse de dieu (pour reprendre la célèbre formule de Laplace présentant à Napoléon son traité de mécanique céleste : « la Providence, Sire ? je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse »). La musique est athée, fut-elle sacrée, et la grammaire est athée. Toute théorie, toute construction intellectuelle qui ne s’appuie pas sur l’hypothèse de dieu est athée, au sens faible : et de même les institutions de notre République sont-elles parfaitement athées, quand bien même elles reconnaîtraient l’existence de religions – ce qui ne comporte nul postulat quant à l’existence de Dieu.

Or cet athéisme au sens faible, cet athéisme adjectif pourrait-on dire, parce qu’il n’existe qu’accolé à une réalité dont on constate le caractère athée, se trouve à la racine même de tout humanisme si l’on accepte de qualifier ainsi une démarche qui tente d’explorer, de maîtriser et d’accroître le champ de la liberté et de la raison humaines. Liberté, égalité, fraternité : la devise a beau avoir été inventée, plus ou moins, sous les auspices de l’être suprême qui n’en pouvait mais, elle n’est inspirée que par l’homme. Athée donc notre nation, sous la devise qu’elle s’est donnée, athée notre République, athée notre laïcité ; et réciproquement, laïque cet athéisme faible qui n’existe pacifiquement que jusque-là où l’on ne pourrait plus se passer de Dieu.

Qu’est-ce donc à la fin qui ennuie tant M.Onfray, dans ces liens qui unissent l’athéisme adjectif, l’athéisme nominal (celui de l’athée), et la laïcité ? Il n’y a certes nulle équivalence entre ces trois concepts ; pour autant, n’y avait-il vraiment rien d’autre à dire sur le sujet qu’une sentence opposant en une phrase athéisme et laïcité ? De la part de quelqu’un qui a pourtant dû réfléchir au sujet, c’est un peu court en somme…

samedi 5 février 2011

Bérénice, acte IV, scène V

Me voilà d’humeur alexandrine, ce qui me pousse à infliger à mes héroïques lecteurs quelques vers pour lesquels j’éprouve une tendresse particulière. Il s’agit de l’adieu de Bérénice, reine de Palestine, à Titus qui, devenu empereur, doit pour des raisons politiques renoncer à l’épouser.

« Hé bien ! Régnez, cruel ; contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D’un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,
M’ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n’écoute plus rien, et pour jamais, adieu.
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence, et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?»

Ces quinze vers illustrent parfaitement à mes yeux l’émouvant balancement répétitif de l’alexandrin. Dans les huit premiers, Bérénice drapée dans sa dignité reproche à Titus son inconstance. Son discours est orienté vers l'aspect formel de la rupture de l’engagement: verbes et sujets relèvent du champ de la parole (bouche, avouer, serments, ordonner, entendre, écouter). Les huit vers dessinent trois oppositions: entre Titus, sur le point d’embrasser son destin, et Bérénice disparaissant dans le silence (vers 1 et 2); entre le passé et le présent (les vers 3 et 4, puis 5 et 6); entre le dernier espoir de Bérénice et son définitif désespoir (vers 7 et 8). Les procédés qui soulignent ces oppositions sont variés. C’est le changement de personne et de rythme pour les vers 1 et 2, dont le premier martèle une martiale succession de mots de deux syllabes alors que le second ne marque que la césure. C’est la symétrie entre deux couples de vers introduits par le même terme, la «bouche» qui figure dans le premier hémistiche de chaque couple, la répétition du «même» qui souligne encore que l’on parle bien toujours de la bouche de Titus, et bien sûr les contrastes entre les premiers vers de chaque doublet, qui évoquent la forme du discours prêté à Titus (serments et aveux d’infidélité) et entre les seconds, qui en évoquent le fond (union éternelle et éternelle absence). C’est enfin l’opposition entre les temps (passé et présent) des deux derniers vers, et le rapprochement entre «entendre» à la fin du vers 7, et «écouter» au début du 8 : cette proximité matérialise, au bout de ce vers 7, comme un point singulier, foyer de symétrie entre l’avant et l’après – cet éternel après de l'amante délaissée.

Mais alors les forces de Bérénice l’abandonnent, et cette sèche plaidoirie se craquelle en une déchirante lamentation : le vers 9, rompu par une double exclamation, marque ce relâchement subit dont il donne le ton par son second hémistiche aux tendres accents – ces on et ces ou étouffés et plaintifs. Alors que les vers deviennent plus fluides (on y trouve surtout des consonnes liquides comme le l, le r, le j, le f ou le m, alors que les huit premiers vers abondent en occlusives, b, d, t) et que le bercement de la césure s’y fait plus sensible, la parole de Bérénice s’accélère et roule comme une mer: les oppositions se resserrent et associent les deux hémistiches d’un même vers (en particulier dans les trois derniers vers). Les mots de Bérénice parlent de la souffrance, de la distance, et du temps: il n’y a plus rien là de formel, c’est au contraire un lyrisme désespéré, le gémissement d’un cœur défait par l’immensité de la douleur à venir. La colère disparaît de sa voix, Titus n’est plus un traître, mais comme Bérénice la proie de cette souffrance: lui qui n’était dans les huit premiers vers qu’une bouche redevient un homme. «Vous», «Titus», «Seigneur» et même «nous»: huit fois en sept vers Bérénice s’autorise le plaisir à elle-même cruel d’évoquer son amant.

Il me semble n’avoir jamais entendu un si exact résumé de la douleur de la rupture, et j’ai encore dans l’oreille la voix fêlée d’une Carole Bouquet pourtant éternellement glaciale congédiant Depardieu dans l’adaptation filmée de Jean-Daniel Verhaeghen. Puissance de l’alexandrin! je regretterai éternellement que les auteurs des slogans publicitaires, des programmes politiques et des annonces de la SNCF ne soient pas contraints d’adopter ce rythme: je suis sûre que la vie en serait changée.

Andromaque

Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector (qui est mort). Voilà qui est particulièrement propice à des déluges d’alexandrins, car l’alexandrin adore la symétrie et la redondance. La césure qui le rythme lui donne la tentation de se répéter, ce qu’il fait par exemple en alternant la forme positive et la forme négative d’une même proposition. Comme de plus l’obligation d’être concis, à l’intérieur de ces douze syllabes, conduit à n’avancer, d’un vers à l’autre, qu’à tous petits pas, le discours en devient aussi bavard que chaque phrase en est lapidaire; comme sur une balançoire, l’auditeur est transporté par des oscillations héroïques qui le ramènent régulièrement à son point de départ, ou presque, et l’histoire s’efface un peu derrière la pure jouissance de ces syllabes, chaque mot sonnant de son souffle et de son sens propre, plus que de la chair et de l’histoire de celui qui le prononce.

Dans la mise en scène de Muriel Mayette, on jouit peut-être d’autant plus de la musique de ce texte magnifique que l’on reste assez peu sensible à l’incarnation à laquelle s’essaient les acteurs. Andromaque, traînante et chevrotante, ressemble à une caissière de Monoprix qui porterait une minerve, Pylade a des joues de boxer et Oreste souffre d’un côté bizarrement ornithologique - son habitude de s’asseoir avec les genoux sous le menton n’y est sans doute pas pour rien, non plus que son costume blanc dont dépassent anarchiquement divers bouts de tissu qui évoquent invinciblement les plumes d’un jeune gallinacé. Après Hermione, dont le démarrage est un peu laborieux, mais qui dégage de plus en plus d’énergie au fil des actes, Pyrrhus est sans doute celui qui met dans son interprétation le plus de force et d’émotion; vainqueur dédaigné par sa proie, désespérant de trouver le chemin du cœur d’Andromaque, il offre ce mélange de puissance et de vulnérabilité auquel je ne cesserai sans doute jamais de me laisser prendre.

Le tout se déroule dans un décor écrasant, d’une monumentale simplicité (des colonnes doriques… comme c’est original!). Les costumes, d’un blanc bleuâtre, les postures figées des acteurs évoquent des statues plutôt que des êtres de chair; un arrière-plan sonore vaguement musical devrait, j’imagine, instiller un peu d’âme dans cette ambiance marmoréenne, à moins qu’il ne souligne la musicalité du texte, celle-ci heureusement parfaitement restituée par la diction scrupuleuse des acteurs. Bref, je n’ai pas été emballée par la mise en scène, mais après avoir lu le programme (a posteriori, comme toujours), je m’aperçois que j’aurais difficilement pu me sentir en totale harmonie avec une femme qui considère que «Pyrrhus culpabilise» (misère! pauvre Racine !), qu’Andromaque est «une pièce nécessaire qui raconte l’abîme que peut engendrer la volonté de pouvoir» et qui, pour tout dire, tient absolument à prouver à quel point Andromaque, derrière ses colonnes doriques, est actuelle.

Je ne crois pas que ce soit la qualité principale d’Andromaque, cependant, que d’être «actuelle» ou «nécessaire». «Fascinante», en réalité, serait un adjectif plus adapté pour ce spectacle sans morale où chacun est esclave de ses passions, jusqu’à commettre les actes les plus répugnants, sans que le spectateur soit jamais invité à juger ces débordements dont il est au contraire entraîné à partager tant l’horreur que l’emportement. Où sont, là-dedans, les leçons politiques qu’aperçoit Muriel Mayette ? je suis bien en peine de le dire. Et je préfère à la morale le plaisir – celui de l’immortel alexandrin :
« Je ne balance point, je vole à son secours,
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours…»

Andromaque, 1667, Jean Racine
Mise en scène Muriel Mayette, 2010

jeudi 3 février 2011

Arrietty et les Chapardeurs

Les Chapardeurs sont des créatures parfaitement humaines, si l’on fait abstraction de leur taille réduite et du fait qu’ils n’ont pas, apparemment, développé d’économie ou même de société. Ils vivent en parasites dans les recoins des maisons des humains, volant des biscuits, du sucre et du savon et cueillant, pour le reste, de quoi se faire un peu de soupe ou de tisane. Cela ne les empêche pas d’être fort sympathiques, mais cela limite un peu la portée de la profession de foi à la Nicolas Hulot ("nous allons disparaître à cause de ce que vous, les humains, vous faîtes à la planète!") que l’héroïne, Arrietty, nous assène au bout d’une heure à l’occasion de la «minute Arthus Bertrand» du film.

A ceci près, Arrietty et les Chapardeurs est un film charmant qui, comme ses héros minuscules et frugaux, joue de la discrétion et de l’économie de moyens pour attirer et émouvoir. Ses quelques personnages s’agitent pendant deux ou trois jours dans un bout de jardin, au long d’une histoire au rythme mesuré qui laisse au spectateur le temps d’écouter la pluie tomber et de surveiller les coccinelles. Tout juste adolescents, Shô le garçon solitaire et Arrietty la Chapardeuse intrépide se rencontrent inopinément, parce qu’il est plus porté à l’observation que ses pareils et parce qu’elle est moins prudente qu’elle le devrait. Cette rencontre est un invisible bouleversement, pour Shô qui se découvre nanti d’une puissance qu’il n’aurait pas soupçonné et qui ne tient qu’à sa taille, et pour Arrietty qui, de façon plus tangible – mais si dérisoire – devra, puisqu'elle est découverte, quitter le jardin pour partir à l’aventure.

Ce chambardement minimal a, peut-être parce qu’il était à leur échelle, beaucoup touché mes enfants. Des bribes de dialogues, des gestes retenus, deux ou trois regards entre Shô et Arrietty auront suffi à leur faire éprouver, apparemment, quelque chose de l’ébranlement de l’adolescence. L’exaltation d’une période où tout semble possible, l’inquiétude de voir disparaître les parents omnipotents au profit d’êtres cruellement faillibles, la curiosité vertigineuse que l’on éprouve soudain à l’égard d’un autre irréductiblement différent : qu’ont-ils, au juste, perçu de tout cela, du haut de leur dizaine d’années d’existence (à eux deux) ? C’est toute la magie de ce film sans prétention que de leur avoir laissé deviner, au travers d’un monde apparemment à leur taille, le souffle d’un avenir qu’ils ne peuvent encore imaginer.

Arrietty et les Chapardeurs, Hiromasa Yonebayashi, 2010