jeudi 31 mars 2011

Pause

Chers lecteurs,

vous l'aurez constaté, je me fais rare. C'est que je traverse une petite crise de philosophie, et qu'Aristote est moins guilleret à commenter en ces lieux que Harry Potter. D'ailleurs, honnêtement, comme je n'y comprends pas grand chose, je ne pourrais pas gloser judicieusement sur Spinoza comme j'ai la prétention de le faire au sujet de textes moins touffus.

Or donc, je vous confirme que je suis en bonne forme, que j'ai bien visité l'exposition Cranach (allez-y), que je vais assister demain à une représentation de Bérénice, et que je reviendrai dès que ma période métaphysique perdra de son intensité.

vendredi 18 mars 2011

True Grit

« Tom Chaney a tué mon père, volé sa jument et les deux pièces d’or qu’il gardait dans sa ceinture, puis il s’est enfui avec le cheval que mon père lui avait prêté ». Ceci, ou quelque chose qui s’en rapproche fortement, doit être une des premières phrases du dernier film des frères Coen et donne le ton du film entier, à la fois en posant l’évènement qui déclenche toute l’histoire, en présentant l’héroïne, et en plongeant d’un seul coup le spectateur au plus épais de la grammaire western qui se caractérise par sa parcimonie – peu d’attributs, et essentiels, pour le père de Mattie, et peu de prix pour sa vie – et par la présence indispensable, parmi le petit nombre des objets de l’histoire, de l’arme, du cheval et du dollar.

A partir de cette entrée en matière, le film se déroule avec une rectitude et une rigueur absolues, sans un retour en arrière, sans se détacher un instant du personnage de Mattie. Celle-ci, sûre de son bon droit et têtue comme une bourrique, engage l’infréquentable Rooster Cogburn, marshal fédéral alcoolique et vieillissant, pour pourchasser le meurtrier de son père. Tous deux se lancent sur la piste du hors-la-loi en compagnie d’un Texas Ranger mythomane, en une équipée jubilatoire qui reprend toutes les figures imposées du genre, du tir au pistolet sur bouteilles lancées en l’air à l’embuscade nocturne et des assauts de souvenirs de la Guerre Civile à la dentition aléatoire du chef des brigands. Cette collection de clichés gagne naturellement un relief inédit à être rejouée par une petite fille et un vieux sagouin cynique, ce qui rend True Grit très drôle et, en même temps, regonfle la langue morte du western d’une histoire sauvagement vivante.

Car True Grit est surtout le récit du voyage qui conduit une enfant sur l’autre rive de son histoire, ce que symbolise à l’intérieur de l’histoire la chevauchée nocturne de Cogburn et de Mattie: du jour déclinant à la nuit noire, par les plaines et les bois, ils galopent à tuer le cheval, traversant au soleil couchant le plan fixe de la caméra d’un bord à l’autre de l’écran. La jeune fille emportée sur cette monture éperdue et privée de raison, ce cheval nocturne des cauchemars et de l’inconscient, sous la garde de l’homme qui l’aidera, à la place de son père et au prix de ses dernières forces, à atteindre l’autre bord, disparaîtra cette nuit là pour laisser place à une femme adulte et marquée par le voyage : l’intelligence de la construction du film, qui quitte Mattie jeune à la fin de sa chevauchée pour la présenter, dans le plan suivant, vingt-cinq années plus tard, souligne le caractère définitif de ce passage.

Je crois que les frères Coen auraient pu tuer Mattie, aussi bien, à la fin de cette longue nuit. A quatorze ans, Mattie est déjà pleinement et irrévocablement elle-même; armée de ses certitudes et d’une volonté féroce, elle ne dévie jamais, au cours du film, de son propre personnage – et l’on est fort reconnaissant aux scénaristes de ne jamais l’éprouver au-delà de ce qu’elle peut endurer en restant elle-même. Elle aurait pu mourir, alors, une fois sa quête accomplie, et cela n’aurait pas été si triste que cela, puisqu’elle avait déjà trouvé et affermi sa vertu propre. Au lieu de cela elle a vécu, fidèle à cette part d’éternité, au-delà même de la mort que représente son passage à l’âge adulte – n’ayant abandonné d’elle que ces quelques pommes rouges et brillantes, seules taches de couleur dans un film uniformément beige, gris, bistre et brun : pommes fraîches comme un souvenir, volées pour le cheval noir des fantaisies de l’enfance.

True Grit, Joel et Ethan Coen, 2010

dimanche 13 mars 2011

le Bibliothécaire

On ne peut qu’avoir de la sympathie pour le projet du Bibliothécaire. Mikhaïl Elizarov y décrit l’émergence, dans les débris de l’ancienne Union Soviétique, d’une société marginale, clandestine et chevaleresque, composé des adeptes des romans d’un certain Gromov. Ces romans paraissent infernalement ennuyeux : c’est du réalisme soviétique « de gare », si l’on peut dire, vantant l’héroïsme des komsomols et le soleil couchant sur les usines. Mais, si on les lit en respectant certaines conditions, ils restituent au lecteur l’essence même de l’empire disparu, tel qu’il se fantasmait lui-même. Doté des souvenirs factices d’une merveilleuse enfance au pays des Soviets, le lecteur absorbe les qualités surhumaines de l’homo sovieticus : expérience si grisante qu’elle transforme la vie des adeptes qui, organisés en cohortes soumises à l’autorité de bibliothécaires révérés, se livrent une guerre sans merci pour reconstituer l’ensemble de la collection des romans de Gromov.

La première partie du livre décrit, sur un ton sociologique, la structure et l’histoire des cohortes. Cette création d’un monde cohérent, la description de ses ressorts intimes sont un exercice qui me remplit toujours de joie, surtout quand la pierre angulaire de l’utopie est un livre, ou des livres : les lecteurs compulsifs (dont je suis), lancés dans la poursuite sans fin du Livre ultime, ne résistent pas chez Elizarov à ce qui les enchante chez Borges.

Malheureusement, il faut avouer qu’Elizarov est vaguement ennuyeux, déjà dans cette première partie, et que cela ne fait que s’aggraver quand surgit son héros, le terne Alexei Viazimtsev, Ukrainien bombardé bibliothécaire contre son gré. Les aventures de Viazimtsev sont divertissantes pendant un moment, surtout grâce à la langue maniérée et aux mœurs barbares qu’Elizarov prête aux adeptes que fréquente son personnage. Cependant on se lasse à la longue des péripéties qui s’abattent sur le pauvre Alexei, surtout quand il se retrouve enfermé dans un blockhaus et se parlant tout seul.

Le Bibliothécaire
est donc un livre bâtard qu’on lit sans plaisir, au moins sur la fin ; mais il y a malgré tout dans cette transmutation d’une Union Soviétique grisâtre et abattue en une religion primitive, sanglante et joyeuse, une force d’invention et une sorte de crédibilité qui frappent et font à tout le moins sortir ce livre de la catégorie honnie des « romans pour rien ».

Le Bibliothécaire, Mikhaïl Elizarov, 2008
Trad. Françoise Mancip-Renaudie

HHhH

Ha Ha ha Ha. Laurent Binet m’a bien eue en faisant semblant d’écrire un roman sur l’assassinat d’Heydrich : en fait, le sujet du roman, c’est Laurent Binet qui essaie d’écrire un roman sur l’assassinat d’Heydrich. Ce qui, comme le lecteur ne tarde pas à le réaliser avec consternation, est une opération douloureuse qui confronte l’écrivain à des questions déchirantes : quel compromis établir entre la vérité historique – à savoir ce qu’on sait, mais surtout, c’est bien plus casse-pieds, ce que l’on ne sait pas – et les exigences du roman ? Peut-on écrire que le héros (ce n’est pas Heydrich, pour ceux qui n’auraient pas suivi) a souri ou fumé une cigarette en montant dans l’avion qui devait le parachuter à pied d’œuvre, alors qu’on n’y était pas ? Pourquoi Jonathan Littell a-t-il eu le Goncourt pour une œuvre de fiction que Laurent Binet n’a même pas aimée? Et pourquoi la copine de Laurent Binet l’a-t-elle quitté en cours de route, hein, pourquoi ? Le lecteur lui-même, emporté par ce torrent de doutes, s’interroge : pourquoi Laurent Binet insiste-t-il tant sur la sale gueule des Allemands ? c’est si important ? et pourquoi n’est-il pas plutôt en train de relire Jonathan Littell, puisque celui-ci, au moins, savait ce qu’il faisait ?
Un livre pour rien, donc.

HHhH, Laurent Binet, 2010

Portrait de femme

Je devrais aimer Henry James. Je devrais aimer Portrait de femme. Après tout, c’est furieusement bien écrit, c’est long (ce qui, pour moi, est toujours plutôt une qualité qu’un défaut) et… et voilà. Mon incapacité définitive à penser quoi que ce soit de ce roman est une des causes de mon silence des dernières semaines. J’en suis muette – contrairement à Henry James, qui parvient à écrire des volumes tout en gardant soigneusement toute la tension de l’intrigue dans ce qu’il n’écrit pas, et dans ce que ses personnages ne se disent pas ; il y a entre ces malheureux tant d’ellipses et de sous-entendus qu’on ne peut guère s’étonner qu’il y ait parfois malentendu. Le personnage d’Isabel Archer, ses aspirations entières et imprécises, la grande considération qu’elle a pour une Isabel Archer encore à éclore auraient dû me toucher, pourtant. Mais rien à faire ; cette façon redoutable qu’a Henry James de systématiser le jeu des conventions et d’user de toutes les barrières de l’éducation pour faire supposer ce qu’elles empêchent de dire me glace. C’est pourtant exactement ce que j’aime chez Jane Austen ; mais il me semble qu’en prenant un siècle et en passant l’Atlantique, ce parti-pris est devenu terriblement grinçant. Les héroïnes d’Austen incorporent le respect des conventions à leur destin personnel, le système les éduque et leur capacité à s’y soumettre en le maîtrisant conditionne l’épanouissement de leur personnalité. Celles de James sont laminées par des conventions qu’on utilise contre elles et qu’elles acceptent de bonne foi mais contre le mouvement de leur cœur. Bref, le romantisme de James me déprime. Au suivant !

Portrait de femme, Henry James, 1880
Trad. Claude Bonnafont