mercredi 31 août 2011

La couleur des sentiments

Malgré l’agacement que j’éprouve à lire les commentaires aussi naïfs qu’élogieux des lecteurs sur Amazon («un livre qui nous rappelle que malgré tout ce qui s’est passé au XXème siècle, le racisme était toujours bien vivant il y a pas si longtemps»), je dois le reconnaître: j’ai apprécié La couleur des sentiments - c'est-à-dire que je l’ai lu sans m’ennuyer et sans souffrir de remontées de bile, ce qui est, après tout, tout ce qu’on demande à un roman.

Paradoxalement, on en veut toujours un peu à un auteur qui exploite une matière aussi riche que celle-ci. Bien sûr, quand les protagonistes d’un roman sont des patronnes blanches et des bonnes noires de Jackson, Mississipi, au temps de la ségrégation, on peut s’en donner à cœur joie avec des nœuds bien serrés de dépendance, de rancune, de peur et de gratitude; on peut compter sur un contexte connu du lecteur pour amplifier la résonance de chaque péripétie, et conjuguer ainsi une retenue de façade dont, forcément, on vous saura gré, et une dramatisation réelle qui accrochera le chaland. Il est même possible qu’on considère votre roman comme « courageux » et que Spielberg en achète les droits. Mais soyons justes: cela ne rend sans doute pas le mérite moindre, et l’on ne compte pas, finalement, tant de bons romans.

La couleur des sentiments captive dès l’abord en livrant alternativement le monologue intérieur de trois femmes: Aibileen la résignée, Minny la rogneuse, et Skeeter, la jeune Blanche dont le regard inquisiteur déséquilibre l’ordre immuable de Jackson. Le cours du récit rapprochera ces trois femmes qui écriront ensemble un livre dont le titre, «Les Bonnes», est également celui du roman, subtilité que la traduction a malheureusement éradiquée. La qualité du roman repose largement sur l’efficacité de l’écriture qui donne chair à ces trois voix. Le monologue des Noires mêle quelques souvenirs d’enfance, des allusions rapides à des drames plus récents (comme la mort de Treelore, le fils d’Aibileen), et des scènes domestiques dans lesquelles les relations entre employeurs et employés sont décrites avec détachement tandis que toute la couleur se concentre dans des détails et des sensations – recettes de cuisine, successions de tâches ménagères, accablement provoqué par la chaleur. Cette focalisation sur le détail correspond, littérairement, à l’attitude qui consiste à éviter les ennuis en regardant ses pieds; outre qu’elle signale immédiatement la situation dans laquelle se trouvent les bonnes noires, elle contribue aussi à nourrir le caractère archétypalement féminin, c’est-à-dire nourricier, vaguement magique, et logiquement opprimé, des bonnes noires. Chez Skeeter, a contrario, on rencontre toute une pagaille de projets d’avenir embryonnaires, les interrogations suscitées par une relative liberté de choix, la remise en cause permanente de ses relations avec sa mère ou avec ses amies: bref, à peu près ce que l’on s’attend à trouver dans le crâne d’une jeune fille moderne, quand les femmes noires semblent coincées dans une sorte d’éternel dix-neuvième siècle.

Le plaisir que l’on éprouve à lire le livre vient de l’épaisseur de ces trois voix; ce qu’on pourrait reprocher de convenu à l’image que ces monologues donnent des trois femmes est largement compensé par la part de complexité qui se fait jour peu à peu dans les relations entre Noires et Blanches, bien loin de se limiter à une domination et à un mépris sans nuances. Et cette complexité est, fort heureusement, à son tour balancée par la présence d’un personnage de super-vilain: l’abominable Miss Hilly contribue beaucoup à simplifier la vie du lecteur qui, une fois de temps en temps, peut se reposer les méninges en la haïssant de bon cœur.

Vu d'ici, la couleur des sentiments n’est donc pas tant un livre «courageux» qui vaudrait par son message politique, qu’un roman bien bâti, assez intelligent pour donner à penser, assez racoleur pour être lu avec délices: judicieux compromis!

La couleur des sentiments, Kathryn Stockett, 2010

Une séparation

Il n’est pas facile de parler de ce film tant le réalisateur s’y fait oublier; je ne me suis pas sentie installée devant une œuvre, mais projetée au milieu de l’histoire douloureuse de Nader et Simin. Je m’en trouve, de fait, fort embarrassée pour disserter mise en scène et ressorts narratifs. Toute la prouesse d’Asghar Farhadi se résume à ceci: ce film a l’air vrai.

Est-ce l’image, avec ses couleurs dominantes, un peu bistre, un peu grise, qui restituent l’impression d’usure et d’imperfection que revêt toujours la réalité (surtout, est-on tenté de se dire, en Iran, où elle est peut-être plus usée qu’ailleurs)? Est-ce le choix des plans, resserrés, dépourvus d’emphase, et toujours embouteillés par beaucoup de gens, de meubles ou de voitures, si bien qu’on étouffe dans ce film comme dans une grande ville mal aérée?

Au-delà des partis-pris visuels, les acteurs, impressionnants de naturel, ne révèlent rien directement de leur personnage et laissent au scénario le soin de les tourner et de les retourner, par un jeu d’ellipses, de scènes cachées ou interrompues dont une information manquante renverse le sens, pour faire apparaître, peu à peu, leur cohérence et leur opacité. Comme face à un être humain véritable, on connaît de mieux en mieux les personnages et on doit, dans le même temps, se résoudre à l’idée qu’on ne les connaîtra jamais entièrement.

Le scénario est construit autour d’une énigme sans détective et fait peser sur le spectateur la responsabilité de l’enquête et du jugement moral; l’enjeu de ce jugement est matérialisé par le regard de Termeh, la fille de Nader et de Simin, dont le verdict sur le comportement de son père est lié au choix douloureux qu’elle doit faire entre ses parents. Le poids de ce regard encore enfantin, à la fois impitoyable et brouillé par l’amour filial, forcément incapable de juger sereinement, renvoie le spectateur à ses propres ambigüités, à sa propre incapacité à juger moralement une situation de laquelle il est pourtant parfaitement détaché. Plus encore que l’habileté des prises de vue ou que la remarquable performance des acteurs, c’est l’effacement du bien et du mal au profit de l’amour et de la douleur qui confère à Une Séparation cette véracité opiniâtre qui prend le spectateur à la gorge.

Une séparation, Asghar Farhadi, 2010

vendredi 26 août 2011

Mon voisin Totoro

Deux petites filles et leur père attendent, dans une maison près de la forêt, leur mère hospitalisée à quelques kilomètres de là. Il ne se passe rien dans Mon voisin Totoro: on attend un bus sous la pluie, on s’inquiète de la santé de l’absente, on se promène dans la forêt. De cette mince intrigue Miyazaki fait un poème d’une ravissante délicatesse où le monde caché, celui des esprits de la forêt et des noiraudes pullulant dans les pièces vides, s’imbrique sans heurts ni contradictions dans le monde visible. Les premières apparitions des Totoro à Mei d’abord (la cadette), puis à Satsuki, l’aînée, sont ainsi traitées comme des transitions imperceptibles, oubliées sitôt advenues, et où la surprise n’a guère de place: soudain le Totoro est là, mais il a toujours été là.

Le monde caché est sans durée ni langage, ou sans langage car sans durée; il émerge à la faveur de circonstances où le temps semble s’arrêter, dans ces plages interminables et immobiles qu’offrent une chaude après-midi de vacances, une insomnie par une nuit tiède ou l’attente d’un bus qui ne vient pas. Ces moments s’étirent eux-mêmes encastrés dans une plus longue et plus inquiétante expectative à laquelle mettra seul un terme le retour de la mère – ce que le générique de fin, succession d’images empruntées à différentes saisons, rappellera en remettant brusquement le temps en mouvement.

Mon voisin Totoro prend le contre-pied d’un schéma souvent rencontré dans les œuvres fantastiques, où, comme au pays de Narnia ou dans le « ça » de Stephen King, les ennuis commencent lorsque l’on quitte la stabilité du monde réel: ici, c’est dans le monde visible que naît l’inquiétude, c’est lui que la mort peut bouleverser. Malgré un climat dans lequel tous les personnages entretiennent des relations confiantes et tendres, l’angoisse de la mort de la mère, puis celle de la disparition de Mei, la petite fille, pèsent sur Satsuki comme sur le spectateur. Le monde visible est celui de la soumission à la nécessité, celui où l’on se perd quand on ne connaît pas son chemin – ce qui arrive deux fois : au père sur le chemin de l’hôpital, et à Mei lorsqu’elle tente de suivre Satsuki dans les rues du village. Le monde caché est celui de la puissance, de l’envol, de la germination, de l’évidence: un monde où il y a toujours un but, fût-il inconnu, au bout d’un chemin.

Pour autant le film n’oppose pas ces deux mondes, et montre au contraire, par des images lumineuses à la construction extrêmement ordonnée, par l’attention apportée aux détails, toute la sérénité et la richesse d’une réalité dans laquelle chaque geste possède un sens. Ainsi en va-t-il des échanges entre les personnages: lorsque Satsuki retrouve sa mère à l’hôpital, celle-ci lui brosse les cheveux; s’il se met à pleuvoir, les fillettes vont à la rencontre de leur père, qui n’a pas de parapluie. Ces gestes abolissent la frontière entre le signe et la chose: témoignages des liens qui unissent les personnages, ils sont également la matière même de ces liens, et cette forme de synecdoque visuelle est bien elle aussi une forme de poésie.

Mon voisin Totoro, Hayao Miyazaki, 1988

Les Petits

J’aime qu’on se donne la peine d’orner un roman d’un titre qui en contienne la saveur. Que les romans d’un destin portent le nom de leur héros ; que les romans d’un problème le posent dès la couverture ; que les romans d’un autre monde arborent le drapeau de terres inconnues. Madame Bovary, Une journée d’Ivan Denissovitch, la Carte et le Territoire, Sublutetia, la Mort à Venise: autant de titres derrière lesquels comme dans des cages vous guettent, enfermés, subtils et dangereux, les méandres et les folies de leurs auteurs. Mais après tout, puisqu'il semble que Christine Angot n'ait fait que décrire des personnages qu'elle avait sous la main, y avait-il besoin d'un titre? Elle a peut-être raison de ne pas se fatiguer: son nom seul aurait suffi.

Les Petits, donc, puisqu’il faut en parler : un adjectif vaguement substantivé, qui désigne ici, on le saura quand on l’aura lu, exactement la même chose que ce qu’on en comprend au premier abord : des moutards génériques, entrevus, dont on sait tout au plus qu’ils sont nombreux et laineux (précision utile apportée par l’auteur elle-même). Si Christine Angot ne s’est pas donné la peine de les évoquer par un titre un peu moins plat, c’est sans doute qu’au fond, ils n’ont aucune importance. Ils sont absents du livre comme ils sont absents de la vie de Billy, ce qui aurait pu, sans doute, fournir un reflet intéressant de la seconde dans le premier.

L’effet n’y est pas, toutefois, parce qu’il est oblitéré par une autre ingéniosité de scribouillard qui consiste à cacher la narratrice durant toute la première partie pour la faire apparaître subitement au détour d’une page et à la première personne. Toute la glorieuse partialité, tout le défaut de nuances de la première partie s’explique alors sans se corriger: Les Petits reste un livre en noir et blanc, avec une méchante et un gentil. Le mystère de la double et inconciliable vérité du couple est expédié par-dessous la jambe: la vérité de Billy est celle qu’on lit, celle d’Hélène est celle que gobe une administration dont le lecteur est invité à constater l’ineptie – autant dire qu’elle est, tout bêtement, fausse. Bravo pour la subtilité.

Reste qu’au-delà de la platitude du style, du ratage narratif et de l’arrogance que trahit ce titre misérable, Les Petits parle, tout de même, d’un sujet à vous arracher le cœur: la violence faite à un père auquel on enlève ses enfants. On en veut d’autant plus à Christine Angot que cette histoire quotidienne et scandaleuse aurait mérité plus de finesse et plus de soin.

Les Petits, Christine Angot, 2011