vendredi 30 décembre 2011

Corteo

La majorité des spectacles de cirque qu’il m’a été donné de voir présentent une caractéristique commune : leur esthétique désastreuse. Généralement, les costumes sont infects, les éclairages itou, les numéros s’enchaînent sans nécessité et la musique est trop forte. Seul le soulagement d’échapper un instant aux exhibitions de quadrupèdes pelés assis sur des tabourets et ridiculement coiffés de plumets scintillants vous permet de goûter quelque satisfaction devant les exploits d’une dominatrice SM bardée de cuir noir qui se désarticule entre deux trapèzes.

J’ai donc été très surprise par le spectacle du Cirque du Soleil : surprise dès l’entrée, par le rideau transparent tiré devant la scène et orné de personnages qui à la faveur d'une variation de l'éclairage apparaissaient et disparaissaient parfois, tels le chat du Sheshire, laissant par moments deviner la scène éclairée par d’improbables lustres. Avant le début du spectacle encore, les costumes des artistes circulant dans le public ont démenti également mes prévisions : foin du traditionnel acrylique rouge et jaune ! pas plus de vinyle noir que de lycra bleu électrique ! Des couleurs claires un peu passées, de l’or terni, et des boutons, des galons, des plis et des broderies : bref, non tant des costumes que d’étranges vêtements venus d’un passé imaginaire.

Le spectacle lui-même s’appuie sur un fil conducteur – les funérailles d’un vieux saltimbanque – qui vous projette d’entrée de jeu quelque part entre le souvenir et le délire, dans un état où pour avoir été souvent rêvés de vieux songes apparaîtraient soudain aussi réels – ou aussi peu – que des réminiscences un peu usées. Et bon nombre de numéros sont fidèles à cette logique et à la nécessité qu’elle sous-tend d’embellir le souvenir. Les trapézistes tournoient dans les lustres – et qui n’a jamais eu envie, en contemplant une de ces galaxies de pendeloques et de chandelles planant entre sol et plafond, d’y grimper pour voir ? Les acrobates rebondissent sur deux vastes lits et se lancent les oreillers – et dans nos batailles de polochons, n’avons-nous pas nous aussi, il y a très longtemps, réussi de magiques doubles sauts périlleux ? Une naine survole le public suspendue à d’énormes ballons – et qui peut s’empêcher de penser fugitivement, à chaque fois qu’il voit un enfant avec un ballon : « attention, tu vas t’envoler ! ». Les jongleurs dans leurs costumes d’arlequins descendent à l’instant du mur d’une nursery oubliée où ils pâlissaient sous le verre recouvrant leur gravure ; et les interludes, pendant lesquels on réaménage la scène dans le noir, offrent des instants suspendus comme les artistes qui traversent alors les cintres – marchant tête en bas et chandeliers en main le long d’un fil ou pédalant dans les airs sur une antique bicyclette.

Tous les numéros ne sont pas aussi évocateurs, mais même ceux qui se rattachent moins facilement à ces vagues et merveilleux « déjà-vus » sont remarquables de qualité technique et esthétique. Quant aux performances des clowns, sujet généralement douloureux, elles sont étonnamment supportables: la balle de golf fuyant l’ardeur du golfeur donne lieu à un numéro farfelu et, à vrai dire, assez comique, et la représentation ratée de Roméo et Juliette par un couple de nains, rythmée par les apparitions et disparitions saugrenues des accessoiristes et du metteur en scène à travers les coulisses et faux-plafonds du théâtre de poche, est également un bon moment.

J’ai éprouvé devant ce spectacle un plaisir d’autant plus délicieux qu’il était complètement inattendu. Je recommanderais chaleureusement, s’il n’était un peu tard pour le faire vu le calendrier des représentations, cette plongée dans de très vieux songes un peu oubliés… rêvés par nous ? par d’autres ? on ne sait plus.

Corteo, le Cirque du Soleil

mardi 20 décembre 2011

The Lucifer Effect

Philip Zimbardo est le concepteur de l’expérience de la prison de Stanford, qui a consisté à sélectionner vingt-quatre jeunes gens sains d’esprit, au casier judiciaire vierge et au niveau intellectuel au dessus de la moyenne, pour les affecter aléatoirement aux rôles de prisonniers ou de gardiens d’une prison temporaire. L’expérience, qui devait durer deux semaines, a été interrompue au bout de cinq jours, alors que quatre des neufs « détenus » avaient dû être relâchés au vu des symptômes de stress sévère qu’avaient suscités les sévices infligés par les « gardiens ».

The Lucifer Effect tire les enseignements de cette expérience qui met en lumière l’importance des facteurs « situationnels » par rapport aux dispositions propres de l’individu. S’appuyant sur d’autres expériences, dont  celle de Milgram sur l’obéissance à l’autorité, mais également sur des expériences créant d’autres situations d’internement fictif (en hôpital psychiatrique notamment), l’auteur identifie des facteurs de risque totalement extérieurs à l’individu. Ainsi, la perte des repères temporels conduit les sujets à vivre dans un présent hypertrophié et à occulter tant le passé, sur lequel se fonde l’identité, que l’avenir, dont la conscience renforce le sentiment de responsabilité. L’anonymat, favorisé par les procédures carcérales, contribue également à miner la conscience de la responsabilité personnelle, constitue un premier pas vers la déshumanisation complète de la victime, et conduit les acteurs à se retrancher derrière des rôles qui définissent leur conduite – le gardien se trouvant ainsi agir de façon à conforter son image de gardien, plutôt que son idée de lui-même comme être moral. L’ennui, la peur, le désir de conformité sont également des moteurs bien connus, mais dont la force est généralement sous-estimée.

Cette expérience de Stanford a trouvé un écho inattendu trente ans plus tard, lorsqu’ont été révélés les mauvais traitements infligés à des civils irakiens par les gardiens militaires de la prison d’Abu Ghraib. Sollicité comme expert par l’un des accusés, Philip Zimbardo a étudié les conditions dans lesquelles ces abus ont été perpétrés ; il met bien sûr en lumière les facteurs situationnels qui s’apparentent à ceux qu’il avait identifiés à Stanford, mais il s’interroge également sur les facteurs systémiques – liés à une chaîne de commandement défaillante, à la formation  insuffisante des personnels de la police militaire, à la confusion des missions de garde et de renseignement, à la diffusion d’une doctrine de l’interrogatoire poussé formalisée pour Guantanamo. Cette approche est, en un sens, réconfortante : elle montre qu’il est possible de corriger le tir, ce qui fut fait d’ailleurs à Abu Ghraib par un collègue de Zimbardo. Cependant, la présentation de cette affaire d’Abu Ghraib est par ailleurs extrêmement inquiétante tant le patriotisme - américain, en l’occurrence - a fait obstacle à la prise de conscience. Les soldats pris la main dans le sac sont les « pommes pourries » d’une troupe par ailleurs exemplaire ; certains sénateurs républicains déplorent que l’on fasse tout une histoire de cette affaire alors qu’il s’agissait « juste de s’amuser » ; et le soldat qui a donné l’alerte a été ostracisé et a passé plusieurs années en détention protectrice (quoi que cela puisse être) après que son identité a été « malencontreusement » révélée par Donald Rumsfeld.

Le dernier chapitre du livre est consacré à l’héroïsme et en particulier à l’héroïsme civil de personnes qui mettent en jeu leur carrière, leur plan d’épargne retraite, leur liberté ou leur vie pour défendre des vies ou des principes. L’auteur entend en effet nous convaincre que résister aux facteurs situationnels est possible et propose à cet effet une catégorisation des formes d’héroïsme et un vademecum du héros en devenir. Tout cela est plein de bonnes intentions et ne laisse pas que d’être un peu agaçant, surtout parce que le lecteur est, bien entendu, parvenu aux même conclusions pratiques que l’auteur, et qu’il ne voit pas l’intérêt de se les faire seriner – à la première personne, qui plus est ! « je peux changer les choses »… : on se croirait dans Psychologies Magazine.

En général, on peut déplorer que The Lucifer Effect soit franchement mal écrit, bourré de redondances et de phrases interminables et bancales ; on peut aussi s’agacer de ce dernier chapitre maladroit et gratuit. Pour autant, tant que l’auteur conserve sa perspective de chercheur et ne se transforme pas en gourou, il livre un ouvrage réellement éclairant et soutient de façon convaincante sa thèse de la prépondérance des facteurs systémiques et situationnels sur les dispositions individuelles.

The Lucifer Effect, Philip Zimbardo, 2007

Beauté, Morale et Volupté

Une chose surprend dans l’exposition Beauté, Morale et Volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde : avec un titre pareil, je ne m’attendais pas à passer la moitié de mon temps à considérer des buffets et des théières. Pire : je crois que, pour ce qui est des tables basses et des échantillons de papier peint, j’aime encore mieux aller chez Ikea. Cela dit, j’admets bien volontiers être passée entièrement à côté du sujet ; je n’ai pas réussi à pénétrer l’essence du mouvement esthétique - l’amour de la beauté pour elle-même, que ce soit dans un tableau ou dans un pot à lait. Je n’ai pas été aidée par la mocheté des pots à lait, s’il faut me trouver une excuse.

Cette recherche de la beauté pure, d’une forme indépendante du fond, n’est à aucun moment effleurée par l’idée de l’abstraction ; elle se concentre sur la plastique des corps, des fleurs, des ornements, sur le jeu des couleurs, sur des constructions et surtout des cadrages audacieux, tout en brouillant volontairement la dimension narrative ou symbolique du tableau. Cela donne lieu à quelques fulgurances, comme l’Esther de John Everett Millais – quittant presque de dos un décor à l’antique assez sommairement construit, elle porte un magnifique, un émouvant manteau jaune qui concentre bizarrement tout l’affect de la scène – et à des œuvres fadement allégoriques ou d’une préciosité gratuite inspirée par le Quattrocento ; trop souvent, la tentative de déjouer l’interprétation se traduit par une certaine froideur, une sorte de vacuité du tableau qui devient décoratif.

On est de ce fait reconnaissant aux peintres qui choisissent la volupté, réintroduisant ainsi dans la peinture un sens qui se passe aisément de récit ; l’Etude aux plumes de paon de George Watts, avec son étalage direct et frontal de chair crémeuse, est sans doute l’une des œuvres les plus frappantes de l’exposition.

 Le sommeil, cette autre volupté, fait à plusieurs reprises le sujet d’un tableau ; chez Albert Moore (Solstice d’été), John William Waterhouse (Sainte Cécile)  ou Simeon Solomon (The Sleepers and the One Who Watcheth), les dormeurs entourés par les gardiens de leur sommeil offrent au spectateur l’impudeur de leurs visages sans regard et de leurs corps abandonnés, le rappelant, comme le fait la peau nue d’une femme offerte, à un présent qui écrase tout récit. Dans le Songe Eveillé de Dante Gabriel Rossetti, l’unique personnage est à la fois veilleur et dormeur, conscience et inconscience, soi et autre. Le trouble que l’on ressent devant ces tableaux, comme devant le manteau d’Esther, n’est de fait pas lié à un sens : comment ces dormeurs, ces rêveurs pourraient-ils porter un sens ?

A certains moments, devant certains tableaux, il m’a donc presque semblé que je comprenais ces artistes, poursuivant l’incertaine quiétude d’une beauté sans conscience. Hélas ! Pourquoi fallait-il ensuite, à nouveau, s’émerveiller devant un guéridon?

Beauté, Morale et Volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde, Musée d’Orsay

lundi 19 décembre 2011

Peau d'Ane


J’ai regardé Peau d’Âne, comme il se doit, avec mes enfants ; c’est certainement la configuration idéale pour apprécier ce que ce film a de délicieusement pervers. Les deux chérubins étaient bouche bée devant les costumes insensés, les décors outrageusement féériques, et toutes ces trouvailles merveilleuses – au sens premier – qui rendent le film à la fois lisible et poétique. Les visages bleus des serviteurs, témoignant à la fois de leur allégeance et de leur insignifiance ; la forêt (enchantée, naturellement) qui envahit le château d’insidieuses langues de lierre et d’absurdes cerfs empaillés ; la mélodie  élémentaire et lancinante chantée par la princesse encore innocente et qui fait le thème musical de tout le film ; et Peau d’Âne courant à grandes enjambées silencieuses et glissantes dans un temps arrêté, à travers une cour de ferme peuplée de vivantes statues …

Pour ma part, je ne me suis pas plus ennuyée qu'eux, mais sans doute pour d’autres raisons, étant probablement plus sensible qu’un marmot de sept ans à l’insondable dépravation de cette friponne de Peau d’Ane, à l’impudente coquetterie de la marraine fée et à la lubricité pateline de Jean Marais. Pour tout dire, Deneuve dans Peau d’Âne est exactement la même que dans Belle de Jour ; belle et vulnérable à croquer, et complètement tordue. Elle aura décidément beaucoup fait pour le mythe de l’éternelle Eve. 

Il n’empêche : de cinq à trente-sept ans, nous avons tous assisté avec émerveillement à la révélation de Peau d’Âne. Elle a beau être une dévergondée de première classe, la robe couleur de soleil fait son petit effet. Quel drôle de film où l’on est un instant tout ému par des personnages pourtant joyeusement immoraux…

Peau d’Âne, Jacques Demy, 1970

mardi 13 décembre 2011

On Being Certain

La recherche américaine sur l’esprit humain produit des choses véritablement passionnantes et qui éclairent d’une lumière nouvelle les questions métaphysiques et éthiques. Je suis depuis un certain temps tracassée par l’idée de conviction, qu’il s’agisse de morale, de politique ou de religion (pour autant que ces trois sujets soient véritablement disjoints, mais c’est une autre question). Que j’écoute la radio ou que je lise le journal, et a fortiori les commentaires des lecteurs sur les sites de presse, je m’étonne toujours de l’animosité de chaque intervenant envers qui exprime une opinion différente : le contradicteur est systématiquement soupçonné d’être de mauvaise foi, ou gouverné par des intérêts personnels qu’il ferait passer avant toute conviction. Or, le fait même que cette attitude soit universellement répandue conduit à douter qu’elle soit justifiée, car enfin pour accuser l’adversaire de mauvaise foi, il faut se sentir bien sûr de sa propre bonne foi et de l’invincibilité de ses arguments, J’en conclus (peut-être hâtivement) que la grande majorité des politiques, des clercs et des journalistes sont d’une candide sincérité, d’où leur incapacité fondamentale à accepter la contradiction et leur argumentation impudemment malhonnête – qu’importent quelques raccourcis si l’on sait que de toutes façons on a raison ? Et naturellement, étant moi-même fréquemment prise à rebrousse-poil par ce que j’entends (écoutez Radio Courtoisie et vous comprendrez ce que je veux dire), je m’interroge sur la validité de ma propre réaction : être indigné signifie-t-il que l’on ait raison de l’être ? Et plus généralement, être certain de quelque chose signifie-t-il que l’on a raison ?

Bref, On Being Certain était donc tout justement le livre qu’il me fallait. Au prix de quelques anecdotes oiseuses sur sa vie personnelle (compensées il est vrai par un ou deux passages franchement comiques) le neurologue Robert Burton fournit à cette question une réponse que l’on pourrait résumer ainsi : « pour autant que je puisse en être certain, je dirais que non ». Chemin faisant, il donne un aperçu de la façon dont le cerveau traite les informations sans en être conscient, réorganisant le déroulement du temps pour lui rendre une cohérence malmenée par les délais de transmission de l’information par les neurones ou réagissant à une lumière qui n’a pas été « vue » consciemment en raison d’une défaillance du cortex. Il s’appuie sur le modèle du réseau neuronal pour décrire ces processus inconscients comme des délibérations de comités de neurones dont les réponses individuelles, pondérées par la fréquence et l’intensité des expériences associées à l’expérience immédiate en cause, déterminent la réaction et notamment la transmission d’un signal à la conscience. (Si vous n’avez rien compris à cette phrase, sachez que moi-même, en la relisant, je me sens vaguement perplexe). Enfin, il fait un appel un peu réticent aux stratégies adaptatives pour justifier l’idée d’un « feeling of knowing » qui, tout comme la douleur est une sensation du corps qui l’incite à retirer sa main de l’intérieur du four, serait une sensation de l’esprit agréable quoique potentiellement erronée, provoquant en tous cas une saine réaction (en l’occurrence, l’appétit pour l’apprentissage). Pour finir, et après s’être interrogé sur la notion de « moi » - encore une ruse adaptative de notre machiavélique génome – Robert Burton a l’élégance de proposer une conclusion pratique en incitant son lecteur à recourir systématiquement au verbe croire plutôt qu’au verbe savoir, afin de se rappeler perpétuellement que son opinion, pour fondée et arrêtée qu’elle soit, ne se prouve pas elle-même. Il faut entendre, évidemment, « croire quelque chose » (c'est-à-dire estimer que les probabilités sont en faveur de ce que l’on affirme) et non « croire en quelque chose » (c'est-à-dire considérer qu’une puissance surnaturelle infligera des supplices éternels à qui professe une opinion différente).

On a toujours plaisir à lire un livre qui contribue à notre propre débat intérieur. De plus, Robert Burton est un bon vulgarisateur au style alerte, et son livre est facile d’accès et d’une lecture agréable. Il m’en restera toutefois de nouvelles questions d’ordre pratique. Si mon inconscient pense à mon insu, je me trouve intéressée à agir sur lui : par quelles voies, par quels rites, par quelles images ?

On Being Certain, Robert A. Burton, 2008

lundi 12 décembre 2011

L'armée d'Hitler

Omer Bartov analyse dans ce livre les facteurs qui ont contribué à transformer la Wehrmacht en une «armée d’Hitler»; c’est dire que sa thèse s’oppose, dès les prémisses, à celle qui a été défendue par les généraux allemands eux-mêmes d’une armée apolitique dont les succès tenaient à une discipline supérieure, à une technicité sans faille et à une très ferme cohésion, fondée sur des relations de longue durée, au sein des unités. Au contraire, soutient l’auteur, la cohésion véritablement remarquable de la Wehrmacht et la combativité de ses soldats jusqu’à la toute fin de la guerre sont d’abord le fruit d’une adhésion massive à l’idéologie du régime et d’une confiance absolue en son Führer.

Afin de préparer le terrain, Omer Bartov commence par démolir l’idée d’une Wehrmacht supérieurement équipée, entraînée et encadrée : s’intéressant particulièrement au front de l’Est, comme à celui qui a présenté les conditions les plus extrêmes et a dominé l’expérience militaire de la plus grande partie des soldats, il décrit le phénomène de «démodernisation» subi, avant même que l’économie de l’arrière ne se grippe, par des armées dont l’infanterie ne peut suivre la pointe blindée et dont le train est entièrement désorganisé. Il montrera également, au chapitre suivant, comment le taux de pertes et la politique de remplacement dans les unités opérationnelles conduisent, non seulement à une baisse significative de la compétence des cadres et des soldats, mais également à la destruction des «groupes primaires» unis par des liens de camaraderie puissants et anciens. Sur quoi repose donc, sinon la performance, du moins l’endurance de la Wehrmacht à l’Est ?

Le livre décrit ensuite le processus de politisation de l’armée au cours des années de guerre à l’Est : composée, pour une part croissante, de jeunes gens élevés sous le régime nazi, confrontée à des conditions extrêmes auxquelles les hommes réagissent par une sorte de surenchère mystique, l’armée choisit en outre, en matière de discipline, des options catastrophiques en termes d’éthique. C’est ce qu’Omer Bartov appelle la « brutalisation » du conflit. Le traitement inhumain imposé aux prisonniers et aux populations civiles sous administration militaire les dépouille, aux yeux des soldats, de toute valeur humaine, tandis que la discipline militaire est explicitement pervertie au point que les exactions sur les civils ne sont plus passibles de sanction si elles ne s’accompagnent pas d’une dérobade au combat. L’exécution sans jugement est pendant un temps la règle pour certaines catégories de prisonniers de guerre (les commissaires politiques): une habitude qui, même une fois l’ordre rapporté, sera fort difficile à abandonner, en même temps qu’elle favorisera moralement la pratique de l’exécution de n'importe quelle catégorie de prisonnier, militaire ou non.

Le dernier chapitre, consacré à la déformation de la réalité par l’idéologie, est particulièrement fascinant en ce qu’il montre, à travers des extraits de lettres du front, comment les crimes mêmes commis par l’armée constituent, pour les soldats, la plus efficace des confirmations de la pertinence du projet nazi de conquête et de génocide à l’Est. Il faut en effet que les victimes soient bien coupables, pour être traitées de la sorte, et le Landser n’ose penser à ce qui serait arrivé si les hordes asiatiques n’avaient été arrêtées au bord de l’invasion par le déclenchement de l’opération Barbarossa.  

L’armée d’Hitler est un bon livre : il se lit avec plaisir (pour autant qu’on puisse en avoir sur un pareil sujet), la thèse en est claire et présentée avec concision, les exemples retenus sont saisissants. Il est un peu déroutant, toutefois, de voir transparaître dans un tel ouvrage une hargne manifeste contre les historiens qui ont défendu la Wehrmacht. En cherchant à disqualifier des historiens au motif que l’histoire serait pour eux instrumentale dans la défense d’une cause politique, Omer Bartov s’expose évidemment au même soupçon, d’autant qu’il traite comme de purs fantasmes la terreur des soldats allemands à la perspective de la revanche des Russes sur les civils et l’idée que Staline aurait pu envahir un jour un peu plus que la Pologne. De même, lorsqu’il s’agace de la place consacrée par tel ou tel historien aux souffrances des Allemands, il semble considérer que celles-ci doivent être comparées à celles des populations occupées par eux – ce qui est évidemment possible objectivement, mais absurde du point de vue des victimes allemandes: quand on a les doigts coincés dans une porte, on se soucie peu qu’une maison brûle de l’autre côté de la rue. Cette histoire – l’histoire subjective des Allemands – aurait-elle donc dû rester non écrite ?

L'armée d'Hitler, Omer Bartov, 1990
Trad. JP Ricard