The Lucifer Effect tire les enseignements de cette
expérience qui met en lumière l’importance des facteurs « situationnels »
par rapport aux dispositions propres de l’individu. S’appuyant sur d’autres
expériences, dont celle de Milgram sur l’obéissance
à l’autorité, mais également sur des expériences créant d’autres situations d’internement
fictif (en hôpital psychiatrique notamment), l’auteur identifie des facteurs de
risque totalement extérieurs à l’individu. Ainsi, la perte des repères
temporels conduit les sujets à vivre dans un présent hypertrophié et à occulter
tant le passé, sur lequel se fonde l’identité, que l’avenir, dont la conscience
renforce le sentiment de responsabilité. L’anonymat, favorisé par les
procédures carcérales, contribue également à miner la conscience de la
responsabilité personnelle, constitue un premier pas vers la déshumanisation
complète de la victime, et conduit les acteurs à se retrancher derrière des
rôles qui définissent leur conduite – le gardien se trouvant ainsi agir de
façon à conforter son image de gardien, plutôt que son idée de lui-même comme
être moral. L’ennui, la peur, le désir de conformité sont également des moteurs
bien connus, mais dont la force est généralement sous-estimée.
Cette expérience de Stanford a trouvé un écho inattendu
trente ans plus tard, lorsqu’ont été révélés les mauvais traitements infligés à
des civils irakiens par les gardiens militaires de la prison d’Abu Ghraib.
Sollicité comme expert par l’un des accusés, Philip Zimbardo a étudié les conditions
dans lesquelles ces abus ont été perpétrés ; il met bien sûr en lumière
les facteurs situationnels qui s’apparentent à ceux qu’il avait identifiés à
Stanford, mais il s’interroge également sur les facteurs systémiques – liés à une
chaîne de commandement défaillante, à la formation insuffisante des personnels de la police
militaire, à la confusion des missions de garde et de renseignement, à la
diffusion d’une doctrine de l’interrogatoire poussé formalisée pour Guantanamo.
Cette approche est, en un sens, réconfortante : elle montre qu’il est
possible de corriger le tir, ce qui fut fait d’ailleurs à Abu Ghraib par un
collègue de Zimbardo. Cependant, la présentation de cette affaire d’Abu Ghraib
est par ailleurs extrêmement inquiétante tant le patriotisme - américain, en l’occurrence
- a fait obstacle à la prise de conscience. Les soldats pris la main dans le
sac sont les « pommes pourries » d’une troupe par ailleurs
exemplaire ; certains sénateurs républicains déplorent que l’on fasse
tout une histoire de cette affaire alors qu’il s’agissait « juste de s’amuser » ;
et le soldat qui a donné l’alerte a été ostracisé et a passé plusieurs années
en détention protectrice (quoi que cela puisse être) après que son identité a été « malencontreusement » révélée par Donald Rumsfeld.
Le dernier chapitre du livre est consacré à l’héroïsme et en
particulier à l’héroïsme civil de personnes qui mettent en jeu leur carrière, leur
plan d’épargne retraite, leur liberté ou leur vie pour défendre des vies ou des
principes. L’auteur entend en effet nous convaincre que résister aux facteurs
situationnels est possible et propose à cet effet une catégorisation des formes
d’héroïsme et un vademecum du héros en devenir. Tout cela est plein de bonnes
intentions et ne laisse pas que d’être un peu agaçant, surtout parce que le
lecteur est, bien entendu, parvenu aux même conclusions pratiques que l’auteur,
et qu’il ne voit pas l’intérêt de se les faire seriner – à la première
personne, qui plus est ! « je peux changer les choses »… : on
se croirait dans Psychologies Magazine.
En général, on peut déplorer que The Lucifer Effect soit
franchement mal écrit, bourré de redondances et de phrases interminables et
bancales ; on peut aussi s’agacer de ce dernier chapitre maladroit et
gratuit. Pour autant, tant que l’auteur conserve sa perspective de chercheur et
ne se transforme pas en gourou, il livre un ouvrage réellement éclairant et
soutient de façon convaincante sa thèse de la prépondérance des facteurs
systémiques et situationnels sur les dispositions individuelles.
The Lucifer Effect, Philip Zimbardo, 2007
Je suis bien contente que vous écriviez de nouveau dans votre blogue. C'est toujours fouillé et intéressant.
RépondreSupprimerÇa fait longtemps que j'ai envie de le lire, ainsi que Obedience to Authority.
RépondreSupprimerEffectivement on a plaisir à retrouver ces notes de lectures et d'aventures... à bientôt
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