mardi 20 décembre 2011

The Lucifer Effect

Philip Zimbardo est le concepteur de l’expérience de la prison de Stanford, qui a consisté à sélectionner vingt-quatre jeunes gens sains d’esprit, au casier judiciaire vierge et au niveau intellectuel au dessus de la moyenne, pour les affecter aléatoirement aux rôles de prisonniers ou de gardiens d’une prison temporaire. L’expérience, qui devait durer deux semaines, a été interrompue au bout de cinq jours, alors que quatre des neufs « détenus » avaient dû être relâchés au vu des symptômes de stress sévère qu’avaient suscités les sévices infligés par les « gardiens ».

The Lucifer Effect tire les enseignements de cette expérience qui met en lumière l’importance des facteurs « situationnels » par rapport aux dispositions propres de l’individu. S’appuyant sur d’autres expériences, dont  celle de Milgram sur l’obéissance à l’autorité, mais également sur des expériences créant d’autres situations d’internement fictif (en hôpital psychiatrique notamment), l’auteur identifie des facteurs de risque totalement extérieurs à l’individu. Ainsi, la perte des repères temporels conduit les sujets à vivre dans un présent hypertrophié et à occulter tant le passé, sur lequel se fonde l’identité, que l’avenir, dont la conscience renforce le sentiment de responsabilité. L’anonymat, favorisé par les procédures carcérales, contribue également à miner la conscience de la responsabilité personnelle, constitue un premier pas vers la déshumanisation complète de la victime, et conduit les acteurs à se retrancher derrière des rôles qui définissent leur conduite – le gardien se trouvant ainsi agir de façon à conforter son image de gardien, plutôt que son idée de lui-même comme être moral. L’ennui, la peur, le désir de conformité sont également des moteurs bien connus, mais dont la force est généralement sous-estimée.

Cette expérience de Stanford a trouvé un écho inattendu trente ans plus tard, lorsqu’ont été révélés les mauvais traitements infligés à des civils irakiens par les gardiens militaires de la prison d’Abu Ghraib. Sollicité comme expert par l’un des accusés, Philip Zimbardo a étudié les conditions dans lesquelles ces abus ont été perpétrés ; il met bien sûr en lumière les facteurs situationnels qui s’apparentent à ceux qu’il avait identifiés à Stanford, mais il s’interroge également sur les facteurs systémiques – liés à une chaîne de commandement défaillante, à la formation  insuffisante des personnels de la police militaire, à la confusion des missions de garde et de renseignement, à la diffusion d’une doctrine de l’interrogatoire poussé formalisée pour Guantanamo. Cette approche est, en un sens, réconfortante : elle montre qu’il est possible de corriger le tir, ce qui fut fait d’ailleurs à Abu Ghraib par un collègue de Zimbardo. Cependant, la présentation de cette affaire d’Abu Ghraib est par ailleurs extrêmement inquiétante tant le patriotisme - américain, en l’occurrence - a fait obstacle à la prise de conscience. Les soldats pris la main dans le sac sont les « pommes pourries » d’une troupe par ailleurs exemplaire ; certains sénateurs républicains déplorent que l’on fasse tout une histoire de cette affaire alors qu’il s’agissait « juste de s’amuser » ; et le soldat qui a donné l’alerte a été ostracisé et a passé plusieurs années en détention protectrice (quoi que cela puisse être) après que son identité a été « malencontreusement » révélée par Donald Rumsfeld.

Le dernier chapitre du livre est consacré à l’héroïsme et en particulier à l’héroïsme civil de personnes qui mettent en jeu leur carrière, leur plan d’épargne retraite, leur liberté ou leur vie pour défendre des vies ou des principes. L’auteur entend en effet nous convaincre que résister aux facteurs situationnels est possible et propose à cet effet une catégorisation des formes d’héroïsme et un vademecum du héros en devenir. Tout cela est plein de bonnes intentions et ne laisse pas que d’être un peu agaçant, surtout parce que le lecteur est, bien entendu, parvenu aux même conclusions pratiques que l’auteur, et qu’il ne voit pas l’intérêt de se les faire seriner – à la première personne, qui plus est ! « je peux changer les choses »… : on se croirait dans Psychologies Magazine.

En général, on peut déplorer que The Lucifer Effect soit franchement mal écrit, bourré de redondances et de phrases interminables et bancales ; on peut aussi s’agacer de ce dernier chapitre maladroit et gratuit. Pour autant, tant que l’auteur conserve sa perspective de chercheur et ne se transforme pas en gourou, il livre un ouvrage réellement éclairant et soutient de façon convaincante sa thèse de la prépondérance des facteurs systémiques et situationnels sur les dispositions individuelles.

The Lucifer Effect, Philip Zimbardo, 2007

3 commentaires:

  1. Je suis bien contente que vous écriviez de nouveau dans votre blogue. C'est toujours fouillé et intéressant.

    RépondreSupprimer
  2. Ça fait longtemps que j'ai envie de le lire, ainsi que Obedience to Authority.

    RépondreSupprimer
  3. Effectivement on a plaisir à retrouver ces notes de lectures et d'aventures... à bientôt

    RépondreSupprimer