dimanche 8 janvier 2012

La connaissance objective

Lorsque je lis un livre qui me paraît offrir des perspectives profondément éclairantes sur un champ très vaste, je suis un peu embarrassée pour en rendre compte ; ce que j’en retiens à la première lecture me paraît insignifiant face à l’envergure du livre, et je crains d’insulter l’auteur (ou de me couvrir de ridicule) en tentant un résumé – a fortiori une analyse. L’Ethique de Spinoza m’a fait cet effet, la Connaissance objective de Karl Popper également. Essayons tout de même ; ce que je pourrais dire ne traduira que ce que la lecture de Popper aura changé pour moi, et non, sans doute, ce qu’elle pourrait faire pour vous.

Karl Popper est l’homme qui a fait admettre, voilà déjà plusieurs décennies, qu’une théorie scientifique ne peut se prouver ; on ne peut que la critiquer et chercher à en démontrer la fausseté. C’est également lui qui a tenté d’établir où se situait la frontière entre les théories scientifiques et celles qui ne le sont pas, au moyen notamment du critère de falsifiabilité (une théorie pour laquelle on ne peut imaginer de résultat qui la contredirait n’est pas scientifique au sens de Popper : c’est le cas notamment des théories psychanalytiques, ou bien, comme il est apparu à l’usage, du matérialisme dialectique). Il a également développé, et il l’évoque dans ce livre, un critère (théorique) de « préférabilité » des théories, et montré que les théories répondant à un problème donné constituent un ensemble au moins partiellement ordonné au regard de ce critère.

La connaissance objective est un recueil d’articles et de conférences qui s’intéressent à la nature de la connaissance, à la façon dont elle se crée dans l’individu et dont elle s’objective hors de celui-ci. La connaissance y est présentée sous un angle biologique, comme une « extension exosomatique » des êtres humains – au même titre que les toiles sont des extensions exosomatiques des araignées qui conditionnent en retour le mode de vie desdites araignées. Popper conçoit le monde de la connaissance objective comme distinct du monde physique et du monde mental, la connaissance ne se limitant ni à son support physique, ni à l’état mental de qui connaît ; pour autant ce monde de la connaissance agit de façon évidente sur le monde physique. Popper n’est cependant pas un émule servile de Platon : les Idées diffèrent des habitants du « monde 3 » de Popper en ce qu’elles sont éternelles, indépendantes de l’homme et essentielles, au sens où il s’agit de concept dont la définition est le principal intérêt. Or Popper ne s’intéresse pas tellement aux concepts, et rechercher l’essence de quelque chose lui paraît être un exercice assez vain – d’autant plus vain que les définitions s’appuient sur des mots ou des symboles, c'est-à-dire, in fine, sur d’autres définitions. Il recommande même d’adopter systématiquement, en cas de controverse sémantique, le vocabulaire de la partie adverse, afin d’assurer que la discussion porte bien sur le fond : le fond, c’est-à-dire les problèmes et les théories qui sont formulées en réponse.  

La théorie est l’objet préféré de Popper, de toute évidence. Sans aucun lyrisme (Popper me fait désespérément penser à un Hobbit), il parvient à faire partager cette partialité au moyen notamment d’une très éclairante théorie de la connaissance qu’il oppose à ce qu’il appelle la « théorie du seau ». Pour les (très nombreux) adeptes de la théorie du seau, l’esprit se remplit peu à peu de connaissance à partir des observations des sens et il induit de ces observations les généralisations, corrélations et liens de causalité qui ordonnent peu à peu sa connaissance du monde. Popper est d’accord avec Hume pour affirmer que rien, dans la répétition d’observations, ne peut justifier logiquement l’induction de lois générales. Il suggère que le processus psychologique est en fait inverse, et logiquement valide, au sens où il s’agirait d’un processus critique : l’esprit construirait des théories (certaines théories étant en fait innées) qui orienteraient les observations par lesquelles il confirmerait ou infirmerait ses théories. Popper appuie cette conception par ce qu’il connaît, par exemple, de la vision chez le chat (ou, en fait, chez n’importe qui) ; l’œil et le cerveau étant conçus pour traiter certaines informations et les interpréter d’une certaine façon, ce qui correspond, de fait, à une théorie sur pattes – l’espèce chat postule qu’un gros corps mobile doté de dents pointues ne se mange pas alors qu’un petit corps mobile à longue queue se mange, et ses circuits de perception et de réaction sont adaptés à cette théorie. Plus largement, certaines espèces postulent que la lumière apporte des informations utiles alors que d’autres n’ont pas approfondi cette théorie. Naturellement, Popper s’intéresse ensuite à l’évolution des espèces - qu'il présente comme un processus d'émergence et de suppression de théories en réponse aux problèmes de la reproduction, du mouvement, etc - en proposant notamment l’hypothèse selon laquelle, les mutations physiques n’ayant que très peu de chances d’être favorables à court terme, la mutation évolutive de base modifie d’abord le comportement, rendant par suite favorable certaines mutations physiques.

Pourquoi ce livre m’a-t-il tellement plu  (vous demandez-vous sans doute si vous avez eu le courage de lire les paragraphes qui précèdent) ? Parce qu’il me rend l’espoir qu’une discussion objective soit possible, même si c’est seulement dans le champ scientifique. Parce qu’il redonne un contenu à l’idée de vérité objective (tout en annihilant toute prétention à atteindre effectivement cette vérité : le critère adéquat étant en fait la « vérisimilitude » ou caractère de ce qui semble, en l’état de la discussion, le plus près de la vérité). Parce qu’il évacue du champ de la discussion le problème des concepts – et avec eux, je le soupçonne, toute la subjectivité qui s’attache à une essence forcément gonflée d’expérience. (Popper n’extirpe pas pour autant la subjectivité du monde ; il convient volontiers que la passion est le moteur de l’action). Plus qu’une satisfaction intellectuelle, la lecture de ce livre m’a été un immense soulagement, en confortant des intuitions jusque là péniblement formulées et mal étayées. Karl Popper ne contribuera certainement pas à me rendre plus tolérante aux absurdités quotidiennes de conversations perpétuellement truffées de jugements de valeur, et ne me rendra donc vraisemblablement pas plus sympathique (et peut-être même encore moins). Mais il me conforte dans mon orientation personnelle qui est, je crois, avant tout critique.

La connaissance objective, Karl Popper, 1971
Trad JJ Rosat

2 commentaires:

  1. Agréable commentaire qui invite à relire Popper qu'on a tant apprécié (aimé?). Mais qu'en est il de la confrontation de ses recherches aux recherches plus récentes ( physiologie du cerveau, ethnologie, psychologie, etc...) ? Des "héritiers" auraient ils prolonger les recherches de Popper? Qui peut apporter des pistes de lectures?

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  2. Vous avez quitté votre blogue tout en douceur et sans annonce....

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