Karl Popper est l’homme qui a fait admettre, voilà déjà
plusieurs décennies, qu’une théorie scientifique ne peut se prouver ; on
ne peut que la critiquer et chercher à en démontrer la fausseté. C’est
également lui qui a tenté d’établir où se situait la frontière entre les
théories scientifiques et celles qui ne le sont pas, au moyen notamment du
critère de falsifiabilité (une théorie pour laquelle on ne peut imaginer de
résultat qui la contredirait n’est pas scientifique au sens de Popper : c’est
le cas notamment des théories psychanalytiques, ou bien, comme il est apparu à
l’usage, du matérialisme dialectique). Il a également développé, et il l’évoque
dans ce livre, un critère (théorique) de « préférabilité » des
théories, et montré que les théories répondant à un problème donné constituent
un ensemble au moins partiellement ordonné au regard de ce critère.
La connaissance objective est un recueil d’articles et de
conférences qui s’intéressent à la nature de la connaissance, à la façon dont
elle se crée dans l’individu et dont elle s’objective hors de celui-ci. La
connaissance y est présentée sous un angle biologique, comme une « extension
exosomatique » des êtres humains – au même titre que les toiles sont des extensions
exosomatiques des araignées qui conditionnent en retour le mode de vie desdites
araignées. Popper conçoit le monde de la connaissance objective comme distinct
du monde physique et du monde mental, la connaissance ne se limitant ni à son
support physique, ni à l’état mental de qui connaît ; pour autant ce monde
de la connaissance agit de façon évidente sur le monde physique. Popper n’est
cependant pas un émule servile de Platon : les Idées diffèrent des
habitants du « monde 3 » de Popper en ce qu’elles sont éternelles,
indépendantes de l’homme et essentielles, au sens où il s’agit de concept dont
la définition est le principal intérêt. Or Popper ne s’intéresse pas tellement
aux concepts, et rechercher l’essence de quelque chose lui paraît être un
exercice assez vain – d’autant plus vain que les définitions s’appuient sur des
mots ou des symboles, c'est-à-dire, in fine, sur d’autres définitions. Il
recommande même d’adopter systématiquement, en cas de controverse sémantique, le
vocabulaire de la partie adverse, afin d’assurer que la discussion porte bien
sur le fond : le fond, c’est-à-dire les problèmes et les théories qui sont
formulées en réponse.
La théorie est l’objet préféré de Popper, de toute évidence.
Sans aucun lyrisme (Popper me fait désespérément penser à un Hobbit), il
parvient à faire partager cette partialité au moyen notamment d’une très
éclairante théorie de la connaissance qu’il oppose à ce qu’il appelle la « théorie
du seau ». Pour les (très nombreux) adeptes de la théorie du seau, l’esprit
se remplit peu à peu de connaissance à partir des observations des sens et il
induit de ces observations les généralisations, corrélations et liens de
causalité qui ordonnent peu à peu sa connaissance du monde. Popper est d’accord
avec Hume pour affirmer que rien, dans la répétition d’observations, ne peut
justifier logiquement l’induction de lois générales. Il suggère que le
processus psychologique est en fait inverse, et logiquement valide, au sens où
il s’agirait d’un processus critique : l’esprit construirait des théories
(certaines théories étant en fait innées) qui orienteraient les observations
par lesquelles il confirmerait ou infirmerait ses théories. Popper appuie cette
conception par ce qu’il connaît, par exemple, de la vision chez le chat (ou, en
fait, chez n’importe qui) ; l’œil et le cerveau étant conçus pour traiter
certaines informations et les interpréter d’une certaine façon, ce qui
correspond, de fait, à une théorie sur pattes – l’espèce chat postule qu’un
gros corps mobile doté de dents pointues ne se mange pas alors qu’un petit corps
mobile à longue queue se mange, et ses circuits de perception et de réaction
sont adaptés à cette théorie. Plus largement, certaines espèces postulent que
la lumière apporte des informations utiles alors que d’autres n’ont pas
approfondi cette théorie. Naturellement, Popper s’intéresse ensuite à l’évolution
des espèces - qu'il présente comme un processus d'émergence et de suppression de théories en réponse aux problèmes de la reproduction, du mouvement, etc - en proposant notamment l’hypothèse selon laquelle, les mutations
physiques n’ayant que très peu de chances d’être favorables à court terme, la
mutation évolutive de base modifie d’abord le comportement, rendant par suite
favorable certaines mutations physiques.
Pourquoi ce livre m’a-t-il tellement plu (vous demandez-vous sans doute si vous avez
eu le courage de lire les paragraphes qui précèdent) ? Parce qu’il me rend
l’espoir qu’une discussion objective soit possible, même si c’est seulement
dans le champ scientifique. Parce qu’il redonne un contenu à l’idée de vérité
objective (tout en annihilant toute prétention à atteindre effectivement cette
vérité : le critère adéquat étant en fait la « vérisimilitude »
ou caractère de ce qui semble, en l’état de la discussion, le plus près de la
vérité). Parce qu’il évacue du champ de la discussion le problème des concepts –
et avec eux, je le soupçonne, toute la subjectivité qui s’attache à une essence
forcément gonflée d’expérience. (Popper n’extirpe pas pour autant la
subjectivité du monde ; il convient volontiers que la passion est le
moteur de l’action). Plus qu’une satisfaction intellectuelle, la lecture de ce
livre m’a été un immense soulagement, en confortant des intuitions jusque là péniblement
formulées et mal étayées. Karl Popper ne contribuera certainement pas à me
rendre plus tolérante aux absurdités quotidiennes de conversations
perpétuellement truffées de jugements de valeur, et ne me rendra donc vraisemblablement
pas plus sympathique (et peut-être même encore moins). Mais il me conforte dans mon orientation personnelle qui est, je crois, avant tout
critique.
La connaissance objective, Karl Popper, 1971
Trad JJ Rosat
Agréable commentaire qui invite à relire Popper qu'on a tant apprécié (aimé?). Mais qu'en est il de la confrontation de ses recherches aux recherches plus récentes ( physiologie du cerveau, ethnologie, psychologie, etc...) ? Des "héritiers" auraient ils prolonger les recherches de Popper? Qui peut apporter des pistes de lectures?
RépondreSupprimerVous avez quitté votre blogue tout en douceur et sans annonce....
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