Les cinq preuves de l’existence de Dieu proposées par Thomas d’Aquin au
XIIIème siècle font aujourd’hui encore référence au sein de l’Eglise. Elles
visent à démontrer l’existence, non pas du Dieu de la révélation chrétienne,
mais d’un être qui n’obéit pas aux lois naturelles. Pour la commodité de mes rares et précieux lecteurs, je placerai mes conclusions avant l'analyse des preuves, ce qui leur évitera de se taper ladite analyse s'ils préfèrent me faire confiance.
Conclusions
Les
cinq preuves de Thomas d’Aquin sont construites logiquement à partir d’évidences
sensibles et comportent une dimension physique et
une dimension purement logique qui prend le plus souvent la forme d’un raisonnement par
l’absurde appuyé sur une récurrence remontant aux origines des choses.
La
première difficulté pour défendre aujourd’hui les preuves de Thomas est que sa
physique est évidemment très sommaire. Apparemment, il ne comprend pas la
nature du mouvement, ni celle de la matière : c’est excusable, compte tenu
du fait que Thomas écrivait au XIIIème siècle, mais ce n’est pas le cas de ses
thuriféraires modernes. Il faut remarquer cependant que les preuves abordent
des questions scientifiquement difficiles, telles que l’adaptation des espèces
et l’origine de la matière. En cela, on ne peut que rendre hommage à son talent
pour identifier les questions qui défient véritablement la compréhension.
La
seconde difficulté est logique : Thomas se livre parfois à des inférences
un peu brutales, notamment dans la quatrième preuve (le modèle parfait) qui est
la moins honnête des cinq (et qui ne repose pas sur une évidence sensible),
mais également dans la troisième (ce qui peut ne pas être doit une fois ne pas
être). Surtout, il exclut implicitement certaines solutions à ses problèmes
logiques, par exemple des systèmes circulaires qui feraient « boucler »
ses récurrences et éviteraient de remonter à l’infini. Enfin, chaque fois qu’il
montre ou croit montrer l’existence d’un être n’obéissant pas aux propriétés
naturelles, il suppose cavalièrement que cet être est unique ; ce qui est
sans doute indispensable à ses fins, mais nullement induit par son
raisonnement, à mon sens.
Cela
dit, au total, je pense que Thomas avait raison; il existe sans nul
doute des "êtres" (qui peuvent être par exemple des pensées, des
particules, des explosions, ou le temps lui-même) qui, dans les
conditions limites de nos théories scientifiques, ne répondent pas aux
propriétés physiques telles que l'entendement humain est en mesure,
aujourd'hui encore, de les concevoir. Mais je ne suis pas encore
totalement prête à prier un neutrino.
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La première preuve est celle du « premier moteur immobile ».
Elle s’articule ainsi :
Certaines choses se meuvent
Tout ce qui se meut est mû :
- « rien
ne SE meut qu’autant qu’il est en puissance par rapport à ce que le mouvement
lui procure ». A l’inverse, « ce qui meut ne le fait qu’autant qu’il
est en acte » car mouvoir c’est faire passer de la puissance à l’acte et
rien ne peut être amené à l’acte que par un être en acte.
- il n’est
pas possible que le même être envisagé sous le même rapport soit à la fois en
acte ou en puissance.
S’il n’y a pas de moteur premier il n’y a pas d’autres
moteurs
Donc il y a un moteur premier non mû.
On peut
noter que la seconde prémisse est artificielle : l’idée que tout ce qui se
meut est mû repose sur une conception du mouvement comme transition entre deux
états. « Rien ne se meut qu’autant qu’il est en puissance par rapport à ce
que le mouvement lui procure » (autrement dit, si je comprends bien, par
rapport à l’état final). C’est vrai, mais cela ne paraît pas incompatible avec
le fait d’être en acte par rapport au mouvement : ce qui est en puissance
est la position finale, ce qui est en acte est la vitesse et la direction du
mouvement. Autrement dit, le moteur mobile est en puissance et en acte sous
deux rapports différents.
Les causes efficientes sont antérieures aux
conséquences.
Donc aucune chose sensible ne peut être la cause
efficiente d’elle-même.
S’il n’y a pas de cause première il n’y a pas d’effet.
Donc il y a une cause première.
Notons que le
raisonnement repose sur le fait que toute chose sensible a une cause qui lui
est antérieure. Au contraire de l’évidence sensible de la preuve 1
(« certaines choses se meuvent ») cette évidence est forte,
s’appliquant à TOUTE chose sensible. Elle devrait donc être mieux établie que
par une affirmation péremptoire. Mais de fait, cette preuve, qui me semble être
une sorte de généralisation de la première, me paraît être l’une des plus
fortes de celles qu’avance Thomas.
Parmi les choses, nous en trouvons de non nécessaires,
qui peuvent être et ne pas être.
Ce qui peut n’être pas, une fois ou l’autre n’est pas.
Si tout peut n’être pas, à une époque il n’y avait
rien dans les choses.
S’il en était ainsi, il n’y aurait rien aujourd’hui.
Il y a donc du nécessaire dans les choses.
Ce qui est nécessaire est nécessaire par soi-même ou
du fait de quelque autre chose nécessaire.
Donc il existe quelque chose qui est nécessaire par
soi-même.
On note que l’inférence
« ce qui peut ne pas être doit à un moment ne pas être » est
logiquement fausse, sauf à l’étayer par des étapes supplémentaires qui font ici
défaut.
La preuve
paraît de toutes façons faible dans la mesure où elle repose sur la notion de
nécessité. Or qu’est ce qu’une chose nécessaire ?
a.
Soit une chose qui « ne doit pas » ne pas
être, et qui dit ce qui doit ou ne doit pas être, si ce n’est le dieu dont on
cherche à démontrer l’existence ?
b.
Soit une chose qui « ne peut pas » logiquement
ne pas être : en vertu de quoi ne le peut-elle pas, sinon par un raisonnement
qui montrerait que son inexistence est absurde ? mais alors le
raisonnement est circulaire.
c.
Soit une chose qui « ne peut pas »
physiquement ne pas être, parce que les lois de la physique la rendent
nécessaire ; en dehors des lois de la physique elles-mêmes, qui sont
assurément une telle chose, il est difficile de voir ce que cette chose serait
si l’on ne pose aucune hypothèse sur l’état du monde physique.
d.
Soit une chose qui « ne peut pas »
réellement ne pas être, parce qu’elle sera ou qu’elle a été et qu’elle ne peut (physiquement)
ni disparaître ni apparaître (les atomes d’hydrogène, par
exemple, en dehors des cas de fusion nucléaire) : et dans ce cas, on ne
voit pas en quoi cette chose tire sa nécessité d’une autre chose aux propriétés
analogues. Au contraire, elle paraît remarquablement autonome.
La quatrième preuve est celle du « modèle parfait ».
On voit des degrés dans les attributs des choses (le
bon, le vrai, le noble).
L’existence de degrés implique celle d’un maximum.
Il y a quelque chose de souverainement parfait au
regard de tous les attributs.
L’existence est un degré de perfection supérieur à
l’inexistence.
Donc cet être existe.
De plus ce qui est souverain en un attribut est cause
de la manifestation de cet attribut en tout être qui n’est pas souverain.
Donc cet être est source de toute bonté, de toute
vérité, de toute noblesse.
A mon sens, c’est de loin la pire de toutes les
preuves de Thomas:
Il y a dans
l’évidence selon laquelle il existe « des degrés dans les attributs »
un caractère éminemment discutable ; le vrai, le bon, le noble ne sont pas
des évidences sensibles, et il paraît qu’il y a là l’irruption d’un
subjectivisme auquel Thomas s’efforce généralement de ne pas laisser place. Je
suppose que l’on pourrait donner un contenu objectif à ces concepts, mais il ne
le fait pas.
L’inférence
selon laquelle l’existence de degrés implique celle d’un maximum n’est en rien
justifiée et elle est contraire à l’expérience que l’on a des attributs
sensibles (pour autant qu’on puisse la transposer aux attributs conceptuels
dont il parle).
Rien ne
permet dans le raisonnement d’affirmer que le degré maximum de l’échelle (quand
bien même l’échelle, et le degré, existeraient) est effectivement occupé ;
encore moins par UN être qui cumulerait toutes les perfections.
Passons sur
l’argument de saint Anselme qui repose sur une évidence que rien n’étaie (en
quoi l’existence serait-elle une perfection ?). De toutes façons
l’argument est superflu, l’inférence précédente tendant à démontrer l’existence
de l’être souverain ; à moins que Thomas ait eu des remords sur cette
inférence boiteuse et ait tenté de lui adjoindre une béquille ?
Les deux
dernières étapes ne sont pas essentielles à la preuve de l’existence de quelque
chose, et c’est heureux, parce que du postulat selon lequel ce qui est
souverain en un attribut est cause de cet attribut on ne peut qu’espérer (sans
trop y croire) qu’Aristote ait fourni une démonstration solide.
Le plus souvent les choses privées de connaissance
agissent de façon à réaliser le meilleur. Ce n’est pas par hasard qu’elles
parviennent à leurs fins.
La fin présuppose un être connaissant et intelligent
Donc un tel être existe et guide les créatures.
L’évidence
initiale est formulée de façon hésitante et subjective : qu’est ce que
« le meilleur » ? dans la mesure où le texte parle ensuite de
« leur fin » il faut supposer que c’est le meilleur pour eux. Pourquoi
« le plus souvent » ? à la limite, pour conclure à l’existence
d’un guide, on ne voit pas ce qu’un grand nombre de cas (coexistant avec un
certain nombre de cas contraires) apportent de plus qu’un seul cas.
A
supposer que « le meilleur » pour un être non pensant soit de
survivre, et que les « fins » qu’il poursuit sont de se maintenir en
vie lui ou sa descendance, on peut
supposer (de fait, on peut attester) que des myriades d’êtres pensants ou non
ne sont pas parvenus à ces fins, et que le « plus souvent » traduit
simplement l’évidence selon laquelle on a « plus souvent » affaire à
des êtres (ou à des espèces) qui ont survécu que le contraire.
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