jeudi 13 février 2014

Il n'y a pas de minorités

C'est un argument que j'ai entendu souvent au cours des douze derniers mois, dans la bouche de gens qui par ailleurs professaient parfois une certaine indifférence au sujet brûlant du mariage pour tous : après tout on se fiche de ce que font les pédés,  "mais ce n'était tout de même pas la peine de faire une loi pour une toute petite minorité". C'est une certaine conception de la démocratie qui veut que l'opinion de la majorité s'impose à l'expérience de la minorité et la modèle ; admettons, encore que mettre en balance des opinions et des expériences soit l'équivalent démocratique de la tristement célèbre addition potagère de choux et de carottes, violemment proscrite par des instituteurs idéologues.

C'est la notion même de minorité, dans cette phrase, qui me laisse perplexe. Quel lien peut-on établir entre la minorité démocratique - celle qui, aisément quantifiable, exprime à un instant donné une opinion qui n'a pas les faveurs du plus grand nombre, et qui peut ensuite retourner vaquer à ses occupations dominicales - et cette "minorité" que le sort a désignée et mise à part ? Homosexuels, transgenres, détenus coupables ou innocents, handicapés, Roms, femmes enceintes sans l'avoir voulu : tous "minoritaires" parce qu'en trop petit nombre dans un monde qui n'est pas fait pour eux, rien d'autre pourtant ne nous sépare d'eux que le hasard. Rien dans notre avenir de majoritaires ne nous garantit contre la collision qui nous laissera baver dix ans dans un fauteuil roulant, contre l'accusation vraie ou fausse qui nous enverra en prison, contre le coup de folie ou de désespoir qui fera de nous un criminel - ni contre le coup de foudre pour un être qui n'aura de semblable à nous que le genre. Toutes ces "minorités" sont, actualisée, une part encore virtuelle de notre destin : nous serons des corps brisés, nous serons des étrangers dans leur propre pays, nous serons amoureux de la mauvaise personne, et pour cela nous serons refusés, ignorés, malmenés. Simplement, nous ne le savons pas encore (et peut-être mourrons-nous avant que cela nous arrive).

De quelles "minorités" parle-t-on ? Nous sommes, directement et chacun d'entre nous, concernés par leur sort car il est le nôtre. Quand ils le peuvent, ils militent pour leurs droits, c'est-à-dire pour les nôtres : notre droit à un avocat (celui dont nous croyons n'avoir pas besoin car nous ne sommes pas des racailles), notre droit à aimer qui nous voulons (celui dont nous n'avons que faire parce que jusqu'à maintenant nous avons aimé qui il fallait), notre droit à avorter (celui dont nous n'avons pas l'usage car nous ne sommes pas des garces lubriques). Pour tout remerciement, comble de l'arrogance majoritaire, nous leur reprochons de se faire entendre et nous contestons ce qu'ils disent d'une expérience que nous n'avons pas. Nous ne les écoutons pas, nous nous vantons de ne pas les comprendre (quelle sottise faut-il pour être fier de son ignorance !), et l'on entend reprocher à ces porteurs de stigmates leur absence de sens des réalités. Qu'ils soient justement allés, dans cette écrasante réalité, un cran plus loin que nous n'a aucune importance et disqualifie d'ailleurs leur discours qui n'est pas objectif - comme si l'objectivité était une qualité lorsque l'on parle de la vie même.

Il n'y a pas de minorités : "ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous le ferez", comme disait l'autre. Et ce sont les catholiques, pourtant - ou plutôt des catholiques - qui, dans une crise vertigineuse de premier degré, oublient que le petit enfant est une métaphore et ignorent l'exclus et l'humilié réel pour voir dans un enfant virtuel l'image de l'humanité souffrante. Misère !