mercredi 30 décembre 2009
L'insoutenable légèreté de l'être
La construction est pourtant soignée: l'histoire de Tomas et Tereza est racontée en sept parties qui se répondent et s'articulent autour de la rupture que constitue l'invasion russe - Tomas avant, Tereza avant, interlude Franz et Sabina, Tereza après, Tomas après, interlude Franz et Sabina, fin. Cette construction contient d'autres alternances qui enrichissent le propos; Franz et Sabina, qui n'ont aucun intérêt pour l'intrique à proprement parler, pour autant que l'on suppose que le cas de Tomas et Tereza est vraiment le coeur du propos, illustrent en revanche le thème du kitsch de façon à charger de sens la dernière partie, qui célèbre le temps circulaire comme celui du bonheur.
La phrase ci-dessus demande, j'en suis consciente, quelques explications, mais le propos n'est pas facile à résumer. Kundera s'attaque au kitsch, réduction de la complexité des idées à des métaphores simplificatrices et uniformisantes. Toute la gauche politique est pour lui fédérée par le kitsch de la "Grande Marche": l'idée de la progression d'une foule fraternelle vers des lendemains qui chantent. Franz barbote dans le kitsch jusqu'à sa mort elle-même, ornée d'un sens qui lui est totalement étranger, tandis que Sabina fuit sans espoir le kitsch communiste, puis celui du rebelle échappé d'un pays sous le joug communiste. A l'opposé, la fin de l'histoire de Tomas et Tereza est une libération: lourde d'expérience, à travers la mort du chien et l'aboutissement de leur vie qui se finira bien à deux, elle est vide de symboles. Il n'y a plus personne pour regarder Tomas et Tereza dans la campagne dépeuplée où ils se réfugient. Plus rien n'est symbole, tout est expérience et donc profondément incommunicable, alors que où le symbole est partage et encourage une sorte de fusion mentale des êtres en une communauté béate et vide. C'est la répétition qui donne son sens à cette expérience, qui lui confère de l'épaisseur et de la réalité, à l'opposé d'un temps linéaire dans lequel tout est toujours nouveau et donc sans mesure.
De fait, cette thèse est portée très efficacement par le livre qui promène son lecteur dans une sorte de vacuité par moments bouffonne, avant de l'immerger puissamment et subitement dans le monde statique où ont abouti Tomas et Tereza. Malgré cela, L'insoutenable légèreté de l'être a vieilli: peut-être est-ce parce que le récit s'inscrit dans une période si médiocrement dramatique, par rapport à celle de la seconde guerre mondiale qui l'a engendrée, et en même temps si traumatisée par le souvenir du conflit, que l'on arrive pas à se projeter dans sa trame comme on s'immerge dans la terreur et la haine toujours actuelles des années 40. On se sent étranger à ces personnages qui promènent leurs cauchemars d'holocauste à travers un totalitarisme joué en mineur. C'est sans doute un peu injuste, d'ailleurs, de faire grief à l'auteur de ce décalage, tant cette situation où le passé déniait son sens à l'expérience immédiate devait être étrange et marquée d'irréalité.
Le chien transsexuel sauve finalement du vide l'insoutenable légèreté de l'être: mais c'est, plutôt que la preuve de la maladresse du livre, le résumé de son message. Il n'empêche, je ne le relirai pas de sitôt.
L'insoutenable légèreté de l'être, Milan Kundera, 1984
Trad. François Kérel
mardi 29 décembre 2009
Heureusement qu'on a les Nazis
La pertinence de la comparaison (entre le « débat sur l’identité nationale » et l’Holocauste, rien de moins) est pour le moins fragile. Dans un cas, un régime méprisant la démocratie s’est approprié une théorie historico-scientifique du rôle des Juifs et l’a fait avaler par un endoctrinement énergique à un peuple gravement perturbé par vingt années de tribulations ; cette démarche s’est accompagnée d’une privation de droits progressive englobant finalement jusqu’au droit de survivre. Dans l’autre cas, une démocratie laïque ronronnante constate avec inquiétude la présence en son sein de quelques fondamentalistes religieux, peu nombreux certes, mais vigoureusement prosélytes et parfaitement intolérants. La République ne dispose d’aucun outil idéologique ou juridique pour répondre à ces positions qui la contredisent : la liberté d’opinion et d’expression lui est consubstantielle, les théories historico-génétiques du racisme sont depuis longtemps discréditées, la laïcité souffre d’une définition à géométrie variable. Comment passe-t-on d’une situation à l’autre, et qu’est ce qui encourage les contempteurs de l’initiative au demeurant maladroite de Besson à crier au génocide programmé ?
Soit la raison l’impose, en raison de similitudes profondes entre les deux moments de l’histoire : un examen honnête de la question me paraît devoir tendre à la conclusion inverse. L’articulation entre les deux termes de comparaison est le racisme : avéré chez les Nazis, supposé chez le Français moyen, couramment soupçonné de « bas instincts » et de penchants « nauséabonds ». Or il serait honnête de reconnaître enfin que le racisme, en France, n’existe pratiquement pas. Encore faut-il utiliser le mot dans son sens véritable : le racisme, comme conviction que son héritage génétique rend une population inférieure, voire nuisible à une autre, n’existe pas. La culture génétique du vulgum étant aujourd’hui ce qu’elle est, grâces en soient rendues au Téléthon, les théories à la Gobineau n’ont ni ancrage dans la population, ni chance d’en retrouver un. De surcroît, l’échelle de valeurs pour caractériser le supérieur et l’inférieur fait aujourd’hui défaut - l’universalisme occidental a beaucoup fait pour. La xénophobie, la méfiance vis-à-vis de l’Islam existent et sont fondées sur des appréhensions beaucoup moins irrationnelles qu’on ne le dit. Mais les « bruits et odeurs » tant reprochés à Chirac n’indisposent que les odorats qui n’y sont pas habitués, sans que nul ne conclue à l’infériorité intrinsèque de qui les produit. Déménager pour ne pas habiter à côté, ce n’est pas du racisme, mais de la xénophobie ordinaire ; ce n’est pas nauséabond, c’est un peu de paresse, un peu de fatigue, de la part de gens qui ont bien d’autres ennuis quotidiens. De même, si la notion de fatwa indispose le citoyen moyen, c’est au pire par une « islamophobie » guère différente de l’anti-cléricalisme féroce d’un Clemenceau, et tout aussi saine : cela n’implique aucune forme de racisme. Le racisme militant, condition nécessaire à la décision d’extermination d’un peuple, est en France l’affaire d’une poignée de cinglés complètement en marge de la vie publique : je mets le lecteur au défi de citer une publication de quelque envergure défendant ce type de théories.
Si le rapprochement n’est pas rationnel, c’est qu’il est purement émotionnel. Un Français normalement constitué, choqué par n’importe quel discours qui lui apparaît contraire aux valeurs républicaines, est automatiquement ramené au référent du mal absolu que constitue le nazisme. La réaction des communistes, descendants intellectuels du plus grand buveur de sang européen du XXème siècle, quand on les compare aux Nazis montre quel rôle de zéro absolu sur l’échelle morale joue le régime hitlérien : ce sont des cris de pucelle effarouchée, que tout le monde écoute d’un air benoît. Pourquoi ce succès des nazis comme affreux universels ? Sur quelle spécificité la résolution d’avril 2009 du Parlement européen (qui devait initialement condamner les crimes communistes) se fonde-t-elle pour affirmer finalement la « nature particulière » de l’Holocauste, alors que l’herbe pousse en silence sur les tombes des victimes de la famine organisée en Ukraine ou des déportations de populations entières considérées, femmes, enfants et vieillards compris, comme « ennemis objectifs » de la Patrie des Travailleurs ? Plusieurs facteurs concourent à faire de l’analogie avec le nazisme un puissant levier émotionnel et, par là même, un cache-misère intellectuel. D’abord, outre que les attributs classiques du nazi archétypal, le SS, le rendent excessivement cinégénique, l’existence d’images des camps de concentration et d’extermination nazis a probablement joué un rôle prééminent dans l’ancrage du nazisme comme mal absolu. Le « choc des photos », par son impact immédiat et viscéral, a surclassé le poids des mots - et des chiffres. Ensuite, historiquement, les réflexes acquis pendant la seconde guerre mondiale se sont conjugués avec les effets de la propagande soviétique érigeant le fascisme, tout au long du XXème siècle, en ennemi protéiforme toujours prêt à resurgir. S’ajoute à ces circonstances une raison plus spécifiquement française : comme Français, nous avons eu une part de choix dont nous n’avons jamais expié l’amertume. Ni les Allemands, ni les Britanniques, ni les Italiens n’ont réellement eu ce choix ; il n’a pas marqué de son empreinte leur société d’après-guerre. Si de Gaulle a assuré à la France un strapontin dans le club des vainqueurs, il a également contribué à entériner une division très profonde de la nation. Collectivement vaincus et humiliés, aurions-nous mis tant de chaleur à nous accuser les uns les autres d’entretenir la tradition de la collaboration ? Enfin, le nazisme, c’est entendu, est notre horreur à nous Occidentaux, l’horreur européenne, technophile et scientifique, l’horreur bureaucratique et taylorisée, l’horreur perpétrée par des docteurs en droit ou en philosophie. Le nazisme est en cela le rêve du relativiste. Pour celui qui critique en l’Occident la prétention universaliste et qui voit dans la Charia un système de droit de même valeur que les nôtres, à considérer dans le cadre culturel qui est le sien, le nazisme est le parfait terme de comparaison. Le relativisme poussé à son terme interdit en effet de se comparer avec un autre que soi-même : heureusement, nous avons les nazis ! ils sont nous-mêmes, et ils sont mauvais. Est-ce commode !
On comprend, à lire le texte de M.Bouthors, ce qui motive l’émotion autour du débat sur l’identité nationale. Au départ, la question est mal posée, puisqu’on s’interroge sur le fond avant de définir les termes – qu’est-ce qu’une identité nationale, n’importe laquelle ? qu’est-ce, par exemple, que l’identité nationale belge ? Mais surtout, la bien-pensance nationale s’effraie d’une atteinte au dogme relativiste. Il ne vient sans doute pas à l’idée de ses tribuns que c’est à force de relativisme, à force de repentance tous azimuts, à force de désir de préserver l’héritage culturel de chaque enfant d’immigré au risque de l’y enfermer, que l’on finit par poser la question de cette mystérieuse identité nationale. Une nation connaissant son histoire sans en être enivrée, une nation assumant sa vision de l’homme et de la politique à la face du monde et sachant la proposer à ses nouveaux enfants, sans arrogance mais avec conviction, se poserait peut-être avec moins d’angoisse la question de son identité. Une telle nation oserait voir dans l’Europe ce que les Etats-Unis, du fait de leur situation géographique et de l’accident historique qui en a fait une super-nation, ne peuvent être aujourd’hui : le cheval de Troie du libéralisme politique dans la Méditerranée. Une telle nation dirait oui à la Turquie et cesserait de financer les cultes – tous les cultes – et de réserver des horaires aux femmes dans les piscines.
samedi 26 décembre 2009
Le ravissement de Lol V.Stein
Ce qui m'a davantage intéressée, c'est de lire à ce sujet un extrait des considérations d'Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman. A l'époque figure de proue des éditions de Minuit, qui se sont décidément compromises dans tous les cul-de-sac possibles, Alain Robbe-Grillet fustige la conception du roman comme texte mettant en scène des personnages dans le cadre d'une intrigue. Il étaie son point de vue en soulignant qu'aucune des grandes oeuvres contemporaines ne répond à cette définition, citant La Nausée, L'Etranger ou Le Procès dont les personnages principaux sont pratiquement absents, traversés simplement par un flux de perceptions minutieusement restituées au lecteur. De fait, s'il s'agit là de son argument principal en faveur d'un "nouveau roman", il ne paraît pas très concluant, tous ces textes majeurs étant plus ennuyeux et plus secs les uns que les autres. La tentative de mise en chair d'une abstraction métaphysique ou psychologique est infructueuse dans ces romans parce qu'elle y est trop délibérée.
Pour comique que puisse apparaître la suffisance de Robbe-Grillet, il me paraît cependant partir d'un constat juste: "Le roman de personnages [...] caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu." Je suis bien convaincue que le roman de personnages a encore de beaux jours devant lui, mais il me semble qu'on a effectivement traversé au XXème siècle une sorte de vertige de l'idée d'individu, ou plutôt plusieurs expériences frappantes de la compression et de la réduction de l'individu: plusieurs romans qui sont, eux, parfaitement lisibles à mon goût en témoignent - Une journée d'Ivan Denissovitch ou 1984 par exemple. L'individu y est réduit à son support minimal, un nom, un corps, quelques souvenirs: ces deux romans décrivent le combat des volontés qui s'acharnent, au fond de ces individus niés, à maintenir leur cohérence. Hélas! ce sont des "romans de personnages"...
"Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste." Voilà ce qu'affirme Robbe-Grillet, et voilà sûrement pourquoi je n'aime pas le nouveau roman: je suis une adepte du culte exclusif de l'humain.
Le ravissement de Lol V.Stein, Marguerite Duras, 1964
jeudi 24 décembre 2009
The Caine Mutiny
A la réflexion, il y a quelques éléments supplémentaires là-dedans, et notamment la mutinerie qui donne son titre au roman. En un mot comme en cent, le commandant du Caine, un horrible vieux rafiot qui draguera sept mines dans toute la guerre, est jugé incompétent par ses officiers. Alors qu'il panique au milieu d'un typhon, pendant que Willie est de quart, il est relevé d'autorité par Steve Maryk, son second. Le procès en cour martiale qui s'ensuit tourne autour de deux questions: le commandant était-il ou non apte à commander, et le second était-il ou non apte à en juger?
Le débat se noue explicitement autour du caractère plus ou moins paranoïde du commandant; implicitement, il s'agit en fait de l'affrontement de deux conceptions de l'autorité. Pour la Marine régulière, l'autorité est issue de l'institution et seule l'institution peut la transférer ou la dénier. Toute remise en cause de l'autorité est un danger majeur pour la Navy, au point que la dépression de quelques marins ou officiers subalternes soumis à des vexations quotidiennes, ou même le naufrage d'un navire, apparaissent moins graves qu'un acte d'insubordination et certainement pas de nature à justifier une mutinerie. Pour les officiers de réserve qui affluent sur les navires durant la guerre, cette conception est choquante. Pour le lecteur aussi, qui voit avec enthousiasme Willie Keith et Steve Maryk défendre devant la cour martiale le droit à une appréciation personnelle. On leur fait observer qu'ils ne sont pas des marins de métier, ni des psychiatres professionnels, et pas davantage des juristes; ils affirment qu'ils sont des êtres humains et que leurs actions doivent être conformes à leur jugement.
Ce débat fait de The Caine Mutiny une parfaite illustration de Obedience to Authority (dont les membres les moins assidus de mon public trouveront le commentaire juste en dessous). La démonstration est d'autant plus percutante que Herman Wouk, au bout du compte, fait exprimer par ses personnages une morale à cette histoire, et que ce n'est pas celle que nous aurions choisie. Tant Barney Greenwald, l'avocat de Maryk, que Willie Keith, qui deviendra par la suite, sans perdre son âme, le second idéal d'un commandant irascible et poltron, regrettent d'avoir mis en cause l'autorité de la Navy, tout comme la minorité des cobayes de Milgram qui ont défié l'autorité de l'expérimentateur. Ce qui apparaît tout à fait clair au spectateur des expériences de Milgram, à savoir où est le bien et où est le mal, ne l'est pas, la dernière page tournée, pour le lecteur de The Caine Mutiny. L'autorité est le principe vital de toute organisation. Que pèse la conscience face à cela?
En nous rendant suspect, quoique sympathique, celui qui choisit la conscience, Herman Wouk renvoie implicitement la question de l'autorité à un niveau politique. Pour lui, celui qui obéit à une autorité institutionnelle ne devrait jamais avoir à interroger sa conscience: de quels mécanismes dispose-t-on pour s'en assurer?
The Caine Mutiny, Herman Wouk, 1951
lundi 21 décembre 2009
Obedience to Authority
dimanche 20 décembre 2009
Mémoires d'Hadrien
mardi 15 décembre 2009
Révolte consommée, le mythe de la contre-culture
Par ailleurs, les auteurs pointent l'erreur qui consiste à assimiler société de masse et société de consommation. Si les consommateurs privilégient les produits de masse, c'est bêtement qu'ils sont moins chers; mais dès que l'on entre sur le marché des biens "positionnels", ceux qui ne valent que parce qu'ils ne sont pas en même temps consommés par d'autres (comme la vue depuis un appartement sans vis-à-vis), apparaît un hiatus majeur entre société de masse et société de consommation. Les consommateurs cherchent, dès qu'ils en ont les moyens, à se distinguer, à jouir de ces "biens positionnels": cette attitude apparaît dans le domaine culturel où ce qui est "in" est ce que peu de gens comprennent ou connaissent. Le standard est moche! pourquoi? simplement parce que la c'est la rareté qui rend beau, et pas le contraire. C'est le phénomène de consommation compétitive décrit par Thorstein Veblen. Et c'est aussi le sens du titre du livre: ce sont les gens qui refusent la consommation de masse qui stimulent en fait la consommation et l'innovation. Les rebelles sont "récupérés par le système", selon une formulation qui leur appartient.
samedi 12 décembre 2009
The American Civil War, a military history
The American Civil War est, après Battle Cry of Freedom de J.McPherson, ma seconde plongée dans la Guerre de Sécession (je ne compte pas les lectures d’Autant en emporte le vent). Pourquoi – et comment – écrire sur un sujet qui a déjà fait l’objet d’une somme telle que celle de McPherson ? c’est un problème qui doit, je suppose, se présenter fréquemment aux historiens, appelés généralement à creuser plusieurs fois le même sillon. Je leur saurais gré, à l’avenir, d’indiquer clairement dans leur introduction quels enrichissements, quel point de vue particulier et encore inexploré, quelle thèse nouvelle ils envisagent d’apporter au sujet traité. Sans avoir beaucoup de points de comparaison, je trouve en effet que c’est le principal reproche que l’on peut adresser à The American Civil War. Il faut se fier pour identifier le projet de l’auteur au sous-titre (« a military history », ce qui n’apporte pas grand-chose, une fois qu’on connaît Keegan) et à une introduction un peu fumeuse qui semble poser comme question essentielle celle de la longue capacité de résistance d’un Sud économiquement et démographiquement surclassé par son ennemi.
Heureusement, si les esprits chagrins (tels que le mien) sont légèrement indisposés par cette entrée en matière peu percutante, le livre prend rapidement son essor. Keegan tient sa promesse d’offrir une histoire essentiellement militaire de l’évènement, en tordant le cou en deux chapitres aux origines de la guerre. Quatre chapitres plongent ensuite dans le vif du sujet en décrivant les conditions qui prévalaient à l’organisation, au commandement et à la conception stratégique, et aux opérations elles-mêmes. De cette partie se dégagent déjà les points que Keegan éclairera particulièrement tout au long du livre : les problèmes de commandement et en particulier la personnalité des principaux généraux, la géographie de la guerre, et les conditions de vie du soldat.
Vient ensuite le morceau de bravoure obligé qui consiste à retracer les opérations militaires de façon à peu près chronologique. Ce récit est forcément un peu laborieux pour le lecteur, accroché à sa carte et voyant défiler les batailles toutes plus sanguinolentes les unes que les autres. Il y a celle où le plus grand nombre d’Américains est mort en un jour ; celle où le plus grand nombre de Nordistes est mort dans l’Ouest ; celle où le plus grand nombre de Sudistes est mort en une seule charge ; celle où le plus grand nombre, de quoi, déjà ? est mort en une semaine ; on se perd un peu dans tous ces records macabres. On doit savoir gré à Keegan de se dépêtrer de l’exercice en 330 pages, soit à peine plus de la moitié du livre. Je ne lui tiendrai pas rigueur de se répéter un peu par moments, car cela aide à se créer des repères dans une chronologie embrouillée par la multiplicité des théâtres d’opérations et par le nombre invraisemblable de batailles répertoriées.
Les derniers chapitres sont thématiques, donc beaucoup plus faciles à lire même s’ils donnent par moments l’impression d’être inexplicablement tortueux ou non concluants. Ainsi le chapitre sur les soldats noirs montre comment ces unités ont du faire leurs preuves avant d’être acceptées par leurs compagnons d’armes blancs… et conclut cependant que les soldats de couleur ont été intimidés, plus que déterminés, par la sauvagerie des Sudistes à leur endroit. On ne sait finalement plus très bien quoi penser de leur combativité. L’avant-dernier chapitre commence, lui, par une phrase de 118 mots, ce que j’ai trouvé un peu excessif, sans doute à cause de mon insuffisante maîtrise de la syntaxe anglaise.
Je suis peut-être un peu critique avec Keegan ; le fait est qu’avec tous ses défauts, mineurs à vrai dire, The American Civil War me paraît répondre à la problématique posée en introduction, en montrant notamment comment la géographie privait les belligérants de tout objectif à la fois stratégique et accessible. Le Sud, avec ses vastes espaces, son alimentation produite là où elle était consommée et l’absence de tout pôle industriel, constituait un défi à la stratégie militaire. Par ailleurs, Keegan déploie à nouveau sa capacité à rendre présent et humain le drame de la guerre, en particulier à travers les portraits des généraux (qu’il se permet pratiquement de noter, ce qui est finalement assez réjouissant). Et parce qu’il n’oublie jamais que l’aspect militaire n’est qu’une des facettes de l’histoire, la conclusion spécule intelligemment sur l’impact de l’aventure du soldat sur la vie politique des Etats-Unis après la guerre.
The American Civil War, John Keegan, 2009
mercredi 2 décembre 2009
Crime et Châtiment
samedi 28 novembre 2009
Château d'Ombres
jeudi 26 novembre 2009
Exit Ghost
dimanche 22 novembre 2009
Lettre d'une inconnue
samedi 21 novembre 2009
The Face of Battle
jeudi 12 novembre 2009
La Réserve
mardi 10 novembre 2009
Mandragore
La Mandragore éponyme est issue de l'imagination fertile de Frank Braun, jeune homme essentiellement occupé à jeter sa gourme; c'est lui qui conçoit le projet de féconder une prostituée avec la dernière semence d'un condamné à mort (oui, je sais). Son oncle, puissant et respectable vicelard adonné aux expériences de vivisection, est suffisamment émoustillé par l'idée pour la mettre en oeuvre et adopter le fruit de l'expérience. La petite Mandragore, d'emblée antipathique, grandit ignorante du secret de sa naissance, exerçant sur son entourage un ascendant cruel, apportant la chance à qui la possède et la mort à qui l'approche de trop près.
La puberté augmente évidemment l'emprise de son charme androgyne et vénéneux; mais c'est aussi pour elle la croisée des chemins, car elle passe sous la tutelle de Frank Braun, en tombe amoureuse et apprend l'histoire de sa conception. Gravement ébranlée (on le serait à moins), elle nourrit alors pour Frank Braun des sentiments puissants et contradictoires où se mêlent le désir de vengeance, la soif de possession et la terreur à l'idée de détruire son amant involontairement.
L'histoire se déroule sur fond de société interlope où s'ébattent des comtesses douteuses, des avocats véreux, des étudiants perpétuels et d'inutiles officiers. Les lois et les règles qui régissent ce monde apparaissent désuètes et purement conventionnelles, terrain de jeux pour des personnages décadents: tout cet arrière-plan dessine un monde en décomposition dans les crevasses duquel les "forces du mal", avec lesquelles on a pu faire plus ample connaissance vingt ans après Mandragore, commencent à passer leur gueule dentue. L'introduction de François Truchaud sur ce thème de l'éclosion des forces du mal est d'ailleurs tout à fait intéressante.
Ce qui fait la force de Mandragore, outre cette lecture évidemment un peu facile a posteriori, c'est son thème qui réintroduit plusieurs mythes - celui de la mandragore bien sûr, celui de Frankenstein, créateur détruit par sa créature, celui de la sirène qui perd sa nature, à grande douleur, quand elle cède à l'amour d'un homme - dans un contexte non pas magique, mais teinté de cette ambition pseudo-scientifique fuligineuse qui caractérisait l'époque et que l'on retrouve tant dans les théories de la race que dans le matérialisme historique. Cette transposition devrait sans doute rendre plus facile d'adhérer à l'histoire, qui ne fait jamais explicitement appel au surnaturel; ceci étant, le roman reste furieusement métaphorique, et ne suscite pas le sentiment d'expérience. Plus qu'un roman, il est en fait lui-même un récit de l'ordre du mythe.
Mandragore, Hanns Heinz Ewers, 1911
Trad. François Truchaud
samedi 7 novembre 2009
Les accommodements raisonnables
mercredi 4 novembre 2009
L'Araignée d'eau
Mais c'est précisément ce que fait Béalu dans l'Araignée d'Eau, avec une extraordinaire habileté. Par l'exploration de ces marges incertaines qui s'étendent entre le rêve et l'éveil, où il déploie un sens étonnant de ces détails précis et déplacés qui donnent sa puissance au rêve tout en révélant au rêveur son état; par ses pérégrinations aux accents vaguement bradburiens dans ces lieux fantastiques par vocation que sont les foires et les échoppes borgnes à la destination douteuse; par la confrontation à une logique implacable dont le principe fuit devant la raison, dans un mouvement qui rappelle Borges...
Le conte de l'Araignée d'Eau et les courts textes des Messagers Clandestins (avec mentions spéciales pour le Soliloque d'un veuf, les Enfants Rois et la Chronique de l'An Pire) qui complètent le recueil enlacent trop de thèmes pour qu'il soit possible d'en extraire l'arête: l'amour et la mort, la pureté et la faute s'y rencontrent dans une complexité qui appelle là encore à l'expérience des vies humaines où rien n'est réellement démêlable.
Cette maîtrise exceptionnelle, qui s'appuie sur un vocabulaire transparent où affleure parfois une dérision grinçante, m'a donné l'impression de toucher du doigt pendant quelques instants le propos et le sens même de la littérature fantastique: explorer et déplier la couche supplémentaire de réalité, obéissant à des lois insaisissables, qu'introduit dans le monde physique le grouillement fascinant du psychisme humain. Alors que le fantastique crée souvent un sentiment de frustration ou de mystification chez le lecteur, on referme l'Araignée d'Eau à regret, avec le sentiment de tenir dans sa main une boîte remplie de quelque chose de chatoyant et de visqueux.
L'Araignée d'eau, Marcel Béalu, 1948
mardi 3 novembre 2009
Washington Square
samedi 31 octobre 2009
Histoire d'un Allemand
vendredi 30 octobre 2009
Cinq contes émouvants
jeudi 29 octobre 2009
Mr Skeffington
mardi 27 octobre 2009
L'oeuvre au noir
Yakari et le bison blanc
mercredi 21 octobre 2009
L'éthique du soldat français
Cette thèse se heurte de prime abord au débat sur le caractère plus ou moins universel des valeurs en question, mais la question apparaît très rapidement comme peu pertinente dans la mesure où l’approche adoptée par le livre est essentiellement utilitariste et pragmatique. De fait, l’adoption de règles éthiques exigeantes apporte des bénéfices variés : préservation de la santé morale et psychologique des combattants, contagion positive entraînant un traitement décent par l’ennemi des personnes vulnérables (prisonniers, civils…), frein à la radicalisation, et amélioration significative des conditions de négociation en sortie de conflit. L’auteur prône donc le respect de la vie et de la dignité humaines ainsi que l’ambition d’exemplarité comme composante de l’efficacité des missions (ainsi bien sûr que de leur légitimité, celle-ci se construisant largement a posteriori).
Les exemples fournissent également matière à passer en revue les embûches qui conduisent aux dérapages : la peur, l’orgueil, le désir de vengeance et la perte de repères. La formation des hommes, la cohésion autour du chef et la responsabilisation de chaque soldat sont proposées comme les clés permettant de maîtriser ces facteurs. Ainsi un acte contraire à l’éthique ne doit-il jamais être « couvert » et passé sous silence, quelles que soient les circonstances qui ont entraîné le soldat à déraper.
L’auteur est cependant conscient des limites de l’approche conséquentialiste, puisque le chef ne maîtrise pas l’avenir au moment de sa décision ; il propose donc aux militaires de s’en tenir à la règle selon laquelle une intention bonne et une action bonne dédouanent l’auteur d’un acte de ses possibles conséquences mauvaises.
Au total, la réflexion s’appuie sur un cadre simple, absolument pas fumeux ou moralisant : on imagine aisément une modélisation économique des décisions reposant sur un coefficient attribué à l’utilité de chaque être humain, selon une courbe « en volcan » (les plus lointains ayant un coefficient tendant vers zéro, et les proches – la descendance, notamment, mais également les frères d’armes dans certaines circonstances – ayant un coefficient très élevé, celui de l’individu lui-même se situant un peu plus bas). Le cadre de la théorie des jeux est également sous-jacent, d’autant que le « dilemme du prisonnier » est parfois employé pour justifier des méthodes extrêmes, ce qui revient à oublier qu’on ne se trouve pratiquement jamais dans le cadre d’une partie à un coup, mais plutôt dans un nombre très grand d’itérations.
Ce qui manque ? un peu de légèreté de plume (le style est très « TTA »), quelques conseils pratiques aux jeunes officiers responsables de la formation de leurs hommes, et le sujet délicat de la guerre d’Algérie. L’auteur promet d’ailleurs d’y revenir dans une prochaine édition qui sera, semble-t-il, traduite en espagnol, voire en anglais. Bref, il s’agit d’un livre raisonnablement optimiste, qui pour moi apporte une réponse modeste et ciblée, mais assez convaincante, à la problématique posée par un John Rawls : comment construire une morale sans fondements religieux ?
L’éthique du soldat français, colonel Benoît Royal
mardi 20 octobre 2009
Le Désert des Tartares
Sur cette méditation funèbre pèse le climat de conspiration qui enveloppe souvent les textes de Buzzati : quelqu’un, quelque part, manipule Giovanni Drogo, on lui ment. Et on s’immerge à plaisir dans cette ambiance étrange, dans le fort vétuste où circulent des bruits difficiles à interpréter et où les hommes se transforment peu à peu en fantômes – comme le capitaine Ortiz, vide de tout hors ses espoirs déçus et sa bonne éducation.
Sur le fond, le Désert des Tartares renvoie en abîme le sens de la mort et le sens de la vie, sans laisser beaucoup d’espoir au premier abord ni sur l’une ni sur l’autre. Les anciens condisciples de Drogo sont peut-être restés « en ville » dans un monde actif et changeant ; ils ont peut-être eu des carrières et des enfants ; on ne pressent pas néanmoins qu’à l’heure dernière ils aient tant à se glorifier. La vie de Drogo est plus nue et en ce sens plus exemplaire, mais on ne voit pas de différence fondamentale. Et cette vie a préparé sa mort, cette mort merveilleusement aboutie et sereine, juste après la dernière et la plus grosse des déceptions : dans sa chambre d'hôtel, loin du fort animé par l'arrivée de l'ennemi, Giovanni se redresse et arrange son col et, dans le noir, bien qu’il n’y ait personne pour le voir, il sourit.
Et ce sourire qui clôt le roman et la vie de Drogo réalise une synthèse étonnante entre l’accomplissement parfait et l’aveu de totale absurdité, de total échec. En cela, la conclusion du Désert des Tartares m’apparaît bien plus réjouissante que celle du Guépard, une autre mort italienne à l’hôtel. Buzzati nous donne à voir le sens même de l’existence dans la conscience de son absurdité. Le Guépard est le roman du naufrage d’un homme dont le monde s’effrange rapidement autour de lui. Le Désert des Tartares est celui d’une mystérieuse ascension.
Le Désert des Tartares, Dino Buzzati, 1940
vendredi 16 octobre 2009
J'ai choisi la liberté
Bref, quelques mots tout de même: d'abord pour constater que ce livre est un document assez rare sur le monde soviétique vécu de l'intérieur - de fait, on ne manque pas de textes puissants sur le Goulag par des témoins directs, mais les anciens membres du Sovnarkom sont généralement moins diserts. Evidemment, Kravchenko n'est pas historien et il a écrit son livre sous pression; pour autant, ce témoignage qui concerne la société "libre" et non celle du Goulag est parfaitement fascinant pour ce qu'il dévoile des règles qui la régissent. Particulièrement marquant est le fait que les camarades membres du parti les moins naïfs - comme Kravchenko après son passage en Ukraine pendant la famine - sont conscients, sur le moment même, des mécanismes qui ont mis longtemps à être mis au jour par les observateurs: le jeu des procès et des purges, la réécriture de l'histoire, le double langage... Cette distanciation immédiate compense en un sens l'absence de distanciation de Kravchenko avec sa propre histoire, son incapacité assumée, jusque dans la construction extraordinairement convenue de son livre, à décrire autre chose que cette histoire. C'est ce qui permet de comparer ce livre à un autre texte fascinant sur le communisme (pas réédité non plus, malheureusement): Maurice Thorez, vie publique et vie secrète, écrit par Philippe Robrieux, historien et communiste repenti, lui-même acteur de l'appareil communiste français sous Thorez dernière période. Il n'y a guère que ces témoins de l'intérieur qui soient en mesure de démonter les rouages de la machine communiste.
Cette question du témoin de l'intérieur, autrement dit, forcément, du renégat, du traître, est frappante quand on a lu le livre et qu'on s'est documenté sur le procès. L'un des arguments imaginés pour saper la crédibilité morale de Kravchenko par Joë Nordmann, l'avocat des Lettres Françaises attaquées en diffamation par Kravchenko, est le suivant: supposez Déat écrivant un livre sur la France et s'appuyant pour défendre son point de vue sur le témoignage d'anciens de la LVF...Kravchenko est un traître, comment peut-on le croire un instant? Kravchenko lui-même n'aura cessé, dans son livre, de se défendre préventivement contre cette accusation dont on sent qu'elle lui pèsera lourdement sa vie durant. Le traître à sa patrie est une figure universellement haïe; il obéit forcément à des motifs indescriptiblement mesquins. Et pourtant, la patrie ne devrait-elle pas d'abord se regarder dans les yeux du traître pour comprendre comment la trahison est possible? Il me semble, à entendre l'écho du torrent d'invectives déversées sur Kravchenko (et sur Déat, qui ne m'est pas autrement sympathique) que pour pousser à la trahison un homme d'action et de conviction il faut que la patrie ait elle-même failli. Hors la vie ou la liberté, quand elles sont menacées, que peut-on gagner par la trahison qui compense ce que l'on perd, histoire, racines, amis, estime de soi? à cette aune, imaginer une trahison purement crapuleuse est ridicule, et donc la trahison ne peut pas conduire à mettre en cause le sens moral du traître. Bref, je m'éloigne un peu du sujet, mais je me demande comment cette question de la trahison serait traitée aujourd'hui, maintenant que la guerre s'éloigne dans nos rétroviseurs.
Autre sujet de réflexion ouvert par l'histoire, écrite et non écrite, de Kravchenko: le fait qu'il n'a convaincu personne. Bien que cette question soit totalement oiseuse, je me demande si j'aurais été convaincue, à l'époque. D'un gentil trop gentil, ne se dit-on pas toujours qu'il cache quelque chose, surtout quand c'est lui qui raconte l'histoire? Cet épisode, et toute l'histoire du communisme d'ailleurs, est assez perturbant car il met en question l'idée de "vérité". Plus précisément, je me demande quel autre moyen que l'expérience directe aurait pu révéler sur le moment la nature du "socialisme dans un seul pays". Question oiseuse, là encore. Mais alors quelle leçon, finalement, peut-on tirer de la catastrophe communiste? Pourquoi tous ces gens sont-ils morts si on n'arrive même pas à en sortir une conclusion intelligible et opérante?
J'ai choisi la Liberté, Victor A Kravchenko, 1947
jeudi 15 octobre 2009
La Désobéissance
Il est pourtant d'une grande linéarité: en dehors de l'annonce de la maladie de Luca, qui intervient dès le début du roman (au moment où les prémisses de cette maladie seraient bien insuffisants pour la laisser prévoir, du moins pour le lecteur non averti qui ne saurait pas que Moravia lui-même, etc), prolepses et analepses sont rares et discrètes.
Mais la dissection minutieuse des sensations et sentiments du jeune Luca et la dissolution et recomposition du sens du monde qui l'entoure produisent un effet assez nauséeux. Autour de Luca les couches de conventions, de valeurs et de sentiments s'effritent petit à petit, mettant à nu un monde vide de sens. Sa lucidité maladive pourrit tout autour de lui, et sa tentative pour assumer ce dégoût et se rattacher par lui à la vie échoue dans la décomposition du corps de la gouvernante qui l'attirait, d'une façon nettement ambiguë. En même temps, cette putréfaction n'atteint pas sa personnalité puisque celle-ci s'affirme dans la résistance à l'absurdité générale - la "désobéissance".
La maladie de Luca est l'occasion de crever l'abcès: les bourgeonnements nauséabonds l'envahissent entièrement dans son délire, évoquant fortement les crustacés qui poursuivaient Sartre (il semble que le grouillement de pattes ou de pinces soit une obsession existentialiste fort répandue..). Quand Luca émerge du délire, c'est dans un univers qui reste peuplé, mais cette fois-ci ce sont des volontés bienveillantes et proprettes qui l'habitent. Cela peut difficilement être considéré comme un message d'espoir, toutefois, car Luca reste complètement à côté de ses pompes et pour tout dire un peu "ravi". Néanmoins il a retrouvé du sens à ce qui l'entoure sans perdre sa lucidité; il me semble que l'intention humaine, naïve et pas toujours très adroite, qu'il déchiffre à présent dans tout ce qui l'entoure, des attentions amoureuses de l'infirmière aux étiquettes colorées sur les fioles de médicaments, bénéficie maintenant de son indulgence et de sa tendresse.
Pour autant, moi, lecteur, le sens de cette histoire ne cesse de m'échapper. Je n'ai pas eu à travers la désobéissance le sentiment de l'expérience, ce qui est d'autant plus injuste que vraisemblablement l'expérience est chez Moravia à l'origine de ce qui m'apparaît malheureusement comme une simple fable un peu ampoulée.
La question qui se pose pour moi après cette lecture est de comprendre pourquoi, dans cette époque terrible de crise du sens qu'ont été les années 30 et 40 en Europe, les hommes qui ont résisté aux solutions de facilité prétendant recréer un sens - à l'histoire ou à leur place sur la terre - l'ont payé en rêvant de crustacés?
La Désobéissance, Alberto Moravia, 1948
vendredi 9 octobre 2009
Les origines de la Solution finale
Le problème, c'est celui que posent, dès l'invasion de la Pologne, les échanges de population: le rapatriement des Volksdeutsche de Russie et des zones occupées par les Russes impose qu'on leur fasse de la place. C'est alors que commencent les déportations - de Polonais d'abord. L'afflux de rapatriés et de profiteurs accélère le mouvement et les autorités identifient rapidement les Juifs comme une catégorie sur laquelle on peut augmenter la pression. Mais les concentrations de population démunie, à la charge de la collectivité, embarrassent les administrateurs civils qui commencent à rêver d'une solution "finale" basée sur l'expulsion et l'émigration (c'est, au moment de la campagne de France, le Plan Madagascar qui interrompt provisoirement la construction de ghettos "inutiles"). L'alternative entre attrition et production se fait jour dès ce moment: faut-il affamer les Juifs des ghettos pour les forcer à livrer leurs supposées richesses, ou faut-il organiser le ghetto en lui fournissant des débouchés économiques afin qu'il ne soit pas à charge? Les administrations se renvoient la responsabilité des populations, interprétant au mieux de leurs intérêts les "directives" parfaitement théoriques de Berlin.
Dans ce climat de frustration accentué par l'échec des opérations contre la Grande Bretagne et la dissolution des espoirs placés dans le Plan Madagascar, l'invasion de l'Union Soviétique marque un tournant: le Kommissar Befehl et autres directives exorbitantes du droit des gens créent dès avant les opérations un état d'esprit inédit au sein de la Wehrmacht, cependant que des unités spécialisées sont constituées pour la "pacification" des arrières. La coopération de la Wehrmacht leur est acquise. Ce qui commence par des représailles et des exécutions de "communistes" et de "partisans" tourne rapidement au massacre des Juifs, assimilés au bolchevisme. Les meurtres de masse de femmes et d'enfants ne commencent pas tout de suite mais résultent, comme souvent, d'initiatives de terrain validées a posteriori par le centre. Pas de plan, donc, pour la Shoah par balles, mais un glissement progressif à la faveur de la compétition entre administration civile (Gauleiter et ReichsKommissar), autorités militaires et organes de sécurité sous la férule du Reich Sicherheit Haupt Amt (RSHA).
Alors que les exécutions de masse s'enchaînent, l'inconfort des administrateurs allemands en Pologne s'accroît sous l'effet de la pression des territoires de l'Alte Reich: à Berlin, à Vienne, on se verrait bien "judenrein" et le Gouvernement Général apparaît comme un dépotoir idéal. Parallèlement, le RSHA acquiert une expérience ciblée dans le cadre du programme T4 d'euthanasie des handicapés et des malades, mais fait aussi l'expérience de la désapprobation de la population qui force finalement Hitler à interrompre le programme.
Il faut une solution; il la faut hors de vue des Allemands; il la faut "propre" car les tueurs des Einsatzgruppe accumulent les problèmes psychologiques. Or on a l'Est pour s'y cacher, on a le meurtre au gaz pour savoir-faire, et on a les moyens de s'attaquer à l'Europe entière: à l'automne 1941, la guerre est gagnée. Cet optimisme sera rapidement démenti; pas assez vite toutefois pour que Himmler et Heydrich reviennent sur les dispositions par lesquelles ils ont traduite la "prophétie" par laquelle Hitler, le 30 janvier 1939, annonçait la fin des Juifs d'Europe en cas de guerre.
Le processus est clairement exposé et illustré de nombreux arguments (parfois trop pointus pour être compris du premier coup), même si le livre présente quelques difficultés d'accès pour le lecteur non historien: il n'y a pas de glossaire, si bien qu'on se perd un peu entre les HSSPF, BdS et autres AOK, sans parler du fait que l'index ne rappelle pas les fonctions des différents acteurs (or, ils ont le mauvais goût de s'appeler grosso modo tous pareil: entre les Koch et Lohse, entre Bishop et Biebow, on s'y retrouverait sur deux cent pages, mais sur mille on rame). De plus, certaines coquilles (dates erronées, noms inversés) et des maladresses de traduction ne facilitent pas la tâche au lecteur. Pour autant, l'ouvrage a le grand mérite de fournir une explication compréhensible, c'est à dire sociale et psychologique et non magique ou métaphysique, du processus de décision le plus controversé de l'histoire.
Les origines de la Solution finale, Christopher R Browning, Points